Minor, un chirurgien fou et meurtrier
Le film The Professor and the Madman, sorti cette année en catimini aux États-Unis et dans quelques pays européens, a le grand mérite de nous faire découvrir une figure particulièrement insolite de l’histoire de la lexicographie : l’Américain William Chester MINOR.
Fils de missionnaires installés à Ceylan, il part aux États-Unis à l’âge de quatorze ans pour y poursuivre ses études à l’Académie militaire Russell, avant d’intégrer la Yale Medical School. Pour financer ses études, il travaille comme assistant à la nouvelle édition du Webster’s Dictionary, qui est alors en cours d’élaboration à l’université, sous la direction de Noah PORTER. Diplômé en 1863, il s’engage peu après dans l’armée de l’Union, dans laquelle il sert en tant que chirurgien.
Très marqué par les horreurs de la guerre de Sécession, MINOR n’en sort pas psychologiquement indemne et, bien qu’il ait atteint le grade de capitaine, après la fin du conflit son comportement ne cesse de se dégrader. De plus en plus délirant, et par ailleurs grand amateur de maisons closes, il est bientôt diagnostiqué comme lunatique, avec un risque de suicide, et même d’homicide. En 1868, il est placé dans un asile d’aliénés, le Saint-Elizabeth’s Hospital de Washington, d’où il est relâché en 1871. Déclaré invalide par l’armée et bénéficiaire d’une pension complète, il décide, pour des motifs qui restent à établir, de s’installer à Londres dans le quartier de Lambeth.
Mais MINOR reprend sa vie dissolue en Angleterre et devient clairement schizophrène et paranoïaque, au point d’être persuadé que des individus – des Irlandais, selon ses dires – pénètrent chez lui pendant son sommeil pour essayer de l’empoisonner. Le matin du 17 février 1872, il sort armé à la poursuite d’un persécuteur imaginaire et tire à trois reprises sur la première personne qu’il croise dans la rue. C’est ainsi qu’il tue un ouvrier, père de famille nombreuse qui se rend à son travail. La police arrive peu après sur les lieux et trouve près du cadavre l’assassin hébété (ci-dessous), qui affirme avoir tiré sur quelqu’un d’autre que la victime.
La folie de MINOR est rapidement établie et, après un court procès, il est déclaré non coupable pour raison de maladie mentale, et se trouve interné à l’hôpital psychiatrique de Broadmoor. Dans cet établissement, il ne témoigne d’aucun caractère violent ni agressif, et il bénéficie d’un régime favorable qui lui permet de disposer d’un logement assez confortable. Grâce à ses moyens financiers, il se constitue une véritable bibliothèque – dont certains volumes lui seront fournis par la propre veuve de sa victime -, et passe la plus grande partie de son temps à lire.
C’est du fond de cette retraite forcée qu’en 1879 il prend connaissance de l’appel lancé par l’Écossais James MURRAY (ci-dessous à sa table de travail en 1910), en charge depuis l’année précédente de la première édition de l’Oxford English Dictionary.
Ce beau projet (sur lequel nous reviendrons un jour plus en détail), lancé en 1857, consiste à élaborer le premier dictionnaire complet, objectif et moderne de la langue anglaise. Il vise à retranscrire la langue anglaise telle qu’elle est pratiquée, et non à imposer son bon usage de manière élitiste. Pour que cette entreprise soit menée à terme, ses créateurs adopte un principe novateur : faire appel au public grâce au concours de contributeurs anonymes. Mais ce dictionnaire, “participatif” comme nous dirions aujourd’hui, piétine depuis une dizaine d’années et menace d’être abandonné. C’est alors qu’il est repris par MURRAY, qui décide de le relancer pour de bon. Il commence par publier une proclamation, qui rappelle les tenants et les aboutissants du projet, et fait appel à la collaboration active du plus grand nombre, en particulier pour la production d’exemples d’usage.
Minor, un lexicographe qui travaille “comme un fou”!
MINOR répond avec enthousiasme à cet appel, se spécialisant dans les citations des XVIe et XVIIe siècles. De son asile, il fait parvenir jusqu’à plus d’une centaine de notes et de fiches par semaine à l’équipe de rédaction. L’attention de MURRAY est rapidement attirée par la qualité de la contribution du prisonnier, qui a consulté dans sa vaste documentation toutes les définitions . Sa méthode s’avère efficiente car, par exemple pour le mot Art, l’équipe de rédaction n’a recensé que 16 sens, alors que MINOR en propose 27. En près de 20 années, il fournira du contenu pour 12 000 définitions, de sorte qu’en 1888, quand le premier tome sera publié, il sera possible d’y lire une ligne de remerciements adressés à ʺDr. W. C. MINOR, Crowthorne”.
Une correspondance s’engage entre les deux hommes, sans que MURRAY soupçonne l’état psychologique de son plus prolifique contributeur. Décidé à le rencontrer en personne, il se rend à Broadmoor et, arrivé sur place, il est surpris de se retrouver à l’adresse d’un asile de fous. Persuadé, dans un premier temps, que son homme ne peut qu’être le directeur de l’établissement, il doit se résoudre à accepter la réalité : son contributeur providentiel, enfermé pour meurtre, ne dispose pas de toute sa raison. Ils discutent plusieurs heures durant et MURRAY repart avec l’impression d’avoir échangé avec un individu aussi sain d’esprit que lui.
Pourtant, la santé mentale de MINOR continue à se dégrader et ses délires s’aggravent. Croyant qu’on l’enlève la nuit pour le transporter à Istanbul où on le force à abuser sexuellement de femmes et d’enfants, il se mutile le pénis en décembre 1902. Surveillé de près, ses conditions de vie se durcissent et deviennent pénibles. Dès lors, sans cesse tourmenté par des fantasmes et des visions, il n’est plus en état de contribuer au dictionnaire. Mais MURRAY ne laisse pas tomber son ancien “collègue” et réussit à obtenir, avec l’aide de Winston CHURCHILL, son rapatriement aux États-Unis, où il retrouve le Saint-Elizabeth’s Hospital. Il décèdera paisiblement en 1920 à Hartford.
Dans la préface du cinquième tome du New English Dictionary, MURRAY, qui va mourir de la pleurésie en 1915, rend un dernier hommage à son ami : “Les contributions de M. Minor, au cours des 17 ou 18 dernières années, sont si nombreuses que nous pourrions facilement illustrer les quatre derniers siècles à partir de ses seules citations ” (So enormous have been Dr. MINOR’s contributions during the past 17 or 18 years, that we could easily illustrate the last 4 centuries from his quotations alone).
Minor, personnage de film
Personnage atypique et paradoxal, MINOR constitue un sujet de choix pour un romancier, un essayiste ou un biographe. En 1998, Simon WINCHESTER publie The Surgeon of Crowthorne : A Tale of Murder, Madness and the Love of Words, dont l’édition américaine modifie le titre en The Professor and the Madman : A Tale of Murder, Insanity, and the Making of the Oxford English Dictionary. Contre toute attente, c’est Mel GIBSON qui acquiert les droits d’adaptation cinématographique du roman. Pris dans d’autres projets d’envergure et ponctuellement empêtré dans diverses frasques et controverses, qui lui valent d’être ostracisé par Hollywood, l’acteur ne se lance dans la réalisation du film qu’en 2016. Sa réalisation est finalement confiée à Farhad SAFINIA, Mel GIBSON et Sean PENN interprétant respectivement MURRAY et MINOR (ci-dessous la bande annonce du film).
La question se pose alors de savoir pourquoi ce film n’est finalement sorti sur les écrans que trois ans plus tard, et pourquoi, malgré la présence de deux acteurs connus, il n’a pas fait l’objet d’une sortie plus médiatisée. En fait, nous sommes en présence d’un véritable cas de “film maudit”. En effet, au cours des prises de vue, des tensions violentes surgissent entre GIBSON et la maison de production Voltage, au point de voir l’acteur et le réalisateur quitter le tournage. L’acteur et sa société Icon portent l’affaire devant la justice dans le but d’annuler la sortie du film en l’état, et exigeant d’avoir la main sur le montage final. Les tribunaux donnent tort au plaignant et le film peut finalement sortir en mai dernier. Mais GIBSON et PENN, qui ont renié le film, refusent d’en assurer la promotion. Quant au réalisateur, il refusera de figurer au générique et son nom y sera remplacé par un pseudonyme. Par ailleurs les critiques se montrent très mitigées et le film ne semble pas avoir généré un réel engouement. Pour ceux qui souhaitent se faire leur propre opinion, signalons que la sortie du film en France est prévue en décembre 2019.
Pour retrouver les protagonistes de cette étonnante histoire, vous pouvez consulter cet article du site Mentalfloss, et visionner le documentaire ci-dessous.
https://www.youtube.com/watch?v=sQzJ2GAjrcU