VOLTAIRE, philosophe des Lumières
Connu sous le nom de plume de VOLTAIRE, François-Marie AROUET reste de nos jours l’un des plus célèbres philosophes d’expression française de la période dite des Lumières ; titre qu’il lui faut partager avec MONTESQUIEU et son éternel rival, Jean-Jacques ROUSSEAU. Auteur prolifique et éclectique, doté d’un esprit incisif et d’un grand talent pour manier l’ironie, apôtre de la tolérance et de la liberté d’opinion, personnalité complexe et contrastée non exempte de contradictions, VOLTAIRE a profondément marqué la vie intellectuelle de son temps. Cette réelle influence, il la doit à ses écrits, aux combats qu’il a engagés, aux multiples relations nouées dans les fameux salons parisiens, mais aussi à sa correspondance foisonnante. Les spécialistes chiffrent à plus de 40 000 les lettres écrites au cours de sa vie, la plupart adressées aux penseurs et aux écrivains de son époque, mais aussi à des personnalités de l’entourage royal. Malgré ses attaques contre le despotisme et la religion catholique, il sera élu à l’Académie française en mai 1746.
Au moment où prend forme le projet de l’Encyclopédie, VOLTAIRE est déjà une personnalité de premier plan dans les cercles littéraires et intellectuels parisiens, depuis la parution en 1734 de ses Lettres philosophiques. À l’instar de tout le milieu intellectuel français et européen, il suit avec intérêt la mise en place du projet de l’Encyclopédie qui, d’une simple traduction, devient une entreprise d’une envergure inédite, s’annonçant comme l’une des grandes aventures éditoriales et intellectuelles de son temps. Notre philosophe aurait été sollicité par DIDEROT en personne pour participer à l’aventure mais, endeuillé, tracassé par les autorités et déprimé par des échecs littéraires, il aurait alors décliné sa proposition, demeurant simple spectateur pendant l’élaboration et la parution des premiers tomes. Au moment de la publication du Prospectus en octobre 1750, il est depuis le mois de juin l’hôte du roi FRÉDÉRIC II. C’est dans sa nouvelle villégiature prussienne qu’il prend connaissance du Discours préliminaire, texte pour lequel il témoigne d’une réelle admiration, de même que pour son auteur, Jean LE ROND d’ALEMBERT, avec lequel il a déjà eu l’occasion d’échanger quelques lettres par le passé. À l’époque, VOLTAIRE, qui ne fait pas partie des premiers souscripteurs de l’Encyclopédie dont le premier tome paraît en 1751 (ci-dessous), n’a pas directement accès au livre mais il suit de près le travail des Encyclopédistes, d’autant qu’il est très proche de certains d’entre eux, comme Jean-François MARMONTEL.
Dans son Siècle de LOUIS XIV, il insère à la fin d’un chapitre l’éloge suivant : “Le siècle passé a mis celui où nous sommes en état de rassembler en un corps, et de transmettre à la postérité le dépôt de toutes les sciences et de tous les arts, tous poussés aussi loin que l’industrie humaine a pu aller ; et c’est à quoi a travaillé une société de savants remplis d’esprit et de lumières. Cet ouvrage immense et immortel semble accuser la brièveté de la vie des hommes. Il a été commencé par MM. DIDEROT et d’ALEMBERT, traversé et persécuté par l’envie et l’ignorance, ce qui est le destin de toutes les grandes entreprises.” Par ailleurs, se posant en défenseur résolu de l’Encyclopédie, VOLTAIRE ne manque jamais l’occasion d’attaquer les ennemis “naturels” de cette dernière, les Jésuites et le Journal de Trévoux.
Lorsqu’en février 1752 une interdiction frappe les deux premiers volumes parus, il communique son soutien indéfectible à d’ALEMBERT dans une missive qui marque le début d’une longue amitié et d’une correspondance très fournie : “Vous et M. Diderot vous faites un ouvrage qui sera la gloire de la France et l’opprobre de ceux qui vous ont persécutés.” Au même moment, il porte assistance à l’Encyclopédiste Jean-Martin de PRADES qui, menacé en France pour ses idées jugées antireligieuses, s’est réfugié à Berlin.
Engagé dans l’aventure encyclopédique
VOLTAIRE quitte Potsdam en 1753 mais, n’ayant pas l’autorisation de regagner Paris, il s’établit en Suisse où il poursuit son abondante production littéraire tout en offrant l’hospitalité à de nombreux écrivains et personnalités de passage, qui viennent lui rendre hommage. À Paris, où son influence se trouve préservée et même renforcée, le personnage est devenu une véritable figure tutélaire des Lumières, sachant jouer à merveille de sa posture de “vieux sage”. L’interdit frappant l’Encyclopédie ayant été levé en novembre 1753, la conception des volumes reprend aussitôt. Dès lors, VOLTAIRE se rapproche du milieu des Encyclopédistes et se laisse convaincre par d’ALEMBERT, au milieu de l’année 1754, de devenir un contributeur actif. C’est alors qu’il signe 39 articles dont Esprit, Idole (ci-dessous), François ou Français, Imagination, Éloquence, Force, Fausseté, Gloire et Histoire. Cinq articles non signés – Habile, Habileté, Habillement, Hautain et Hauteur – lui sont également attribués, mais certains spécialistes pensent pouvoir lui attribuer également la paternité de plusieurs autres définitions.
Loin d’être insignifiante, cette contribution reste malgré tout limitée, compte tenu de l’ampleur de l’entreprise et de la “productivité” d’autres Encyclopédistes comme le chevalier de JAUCOURT. VOLTAIRE, qui est pourtant une “star” de l’époque, semble y participer tout en se tenant en retrait, comme le simple rouage d’une grande machine, avec même une certaine modestie. “Je voudrais employer le reste de ma vie à être votre garçon encyclopédiste”, écrit-il en 1756 à d’ALEMBERT. Il faut bien dire que même si, en public, il apporte un soutien indéfectible au projet encyclopédique, dans son for intérieur il nourrit malgré tout de sérieuses réserves.
Dès 1751, il pointe la qualité très variable des articles publiés et des rédacteurs recrutés : “Il eût été à souhaiter que quelques mains étrangères n’eussent pas défiguré cet important ouvrage par des déclamations puériles et des lieux communs insipides, qui n’empêchent pas que le reste de l’ouvrage ne soit utile au genre humain.” Il ne se prive pas, à plusieurs reprises, de critiquer certaines contributions de ses “collègues”. Avec un zeste de mauvaise foi, il déplore également que le contenu soit trop souvent subjectif : “Je suis encore fâché qu’on fasse des dissertations, qu’on donne des opinions particulières pour des vérités reconnues. Je voudrais partout la définition, et l’origine du mot avec des exemples.” Mais le désaccord le plus profond concerne la nature même de l’Encyclopédie. VOLTAIRE, qui reproche à l’ouvrage d’être à la fois trop volumineux et trop cher, se montre clairement partisan du format portatif, car “un dictionnaire vous met sous la main, dans le moment, ce dont vous avez besoin”. Pour lui, son format in-folio ne peut que nuire à la portée, à la diffusion et à l’efficacité mêmes de l’ouvrage, opinion qu’il résumera en 1765 par ces mots : “Je voudrais bien savoir quel mal peut faire un livre qui coûte cent écus. Jamais vingt volumes in-folio ne feront de révolution ; ce sont les petits livres portatifs à trente sous qui sont à craindre. Si l’Évangile avait coûté douze cents sesterces, jamais la religion chrétienne ne se serait établie.”
VOLTAIRE, qui a convaincu d’autres personnes de rejoindre l’équipe, comme les Suisses Élie BERTRAND et Antoine-Noé POLIER de BOTTENS, tente bien d’imposer ses vues mais DIDEROT, sourd à ses conseils, maintient le cap initial. Mais alors qu’il a enfin réussi à se procurer les six premiers volumes de l’Encyclopédie, après un démarchage obstiné auprès de l’éditeur BRIASSON, VOLTAIRE prend ses distances avec l’entreprise à partir de 1757, date de la sortie du septième tome. Cette période est marquée par de vives tensions entre plusieurs Encyclopédistes, et par une nouvelle cabale des ennemis de l’Encyclopédie. D’ALEMBERT, qui s’est définitivement brouillé avec DIDEROT et ROUSSEAU, abandonne la partie l’année suivante. VOLTAIRE lui emboîte le pas, même s’il continue de défendre le projet quand celui-ci connaît un coup d’arrêt quelques mois plus tard avec le retrait du privilège, suivi par la condamnation officielle du Vatican. Il faudra attendre 1765 pour que les derniers articles signés par VOLTAIRE soient publiés dans le tome 8.
Le dictionnaire philosophique
Entretemps, notre philosophe n’est pas resté inactif et son bref passage dans l’Encyclopédie lui a redonné l’envie de se lancer dans la rédaction d’un dictionnaire de philosophie, idée qu’il caresse depuis son passage à Berlin. Ce projet lui donnerait l’opportunité de développer librement ses idées dans un ouvrage d’un format réduit, pratique et accessible au plus grand nombre, où il reprendrait certains de ses textes intégrés à l’Encyclopédie. Publié sans nom d’auteur à Genève, et non à Londres comme indiqué sur la page de titre, le Dictionnaire portatif de philosophie (ci-dessous) provoque un beau scandale dans toute l’Europe. Il est brûlé en public dans plusieurs villes, condamné par le parlement de Paris et mis à l’index, ce qui, bien sûr, ne fait que favoriser son succès. Bien que niant en être l’auteur, VOLTAIRE va considérablement augmenter le contenu, au fur et à mesure des nouvelles éditions, d’un ouvrage qui prendra bientôt le titre de Dictionnaire philosophique.
Les « Questions sur l’Encyclopédie »
Sans doute frustré de ne pas avoir pu réellement imprimer sa marque sur l’Encyclopédie, VOLTAIRE accepte, en septembre 1769, de collaborer aux Suppléments à l’Encyclopédie, mis en chantier par le magnat de la presse Charles-Joseph PANCKOUCKE ; mais après deux mois de travail, il se retire du projet. En fait, il n’a pas du tout renoncé au projet, mais il entend dorénavant le réaliser seul et à sa manière pour y retrouver, selon ses propres termes, du “plaisir” et de la “fantaisie”. D’ALEMBERT, qui le raille gentiment, lui écrit alors : “Vous faites donc l’Encyclopédie à vous tout seul ?” Inspiré, VOLTAIRE, qui travaille d’arrache-pied malgré son grand âge et sa santé déclinante, rédige les neuf volumes des Questions sur l’Encyclopédie par des amateurs (ci-dessous), qui sont publiés à Genève entre 1770 et 1772. L’ensemble est présenté comme l’œuvre collective de “quelques gens de lettres qui ont étudié l’Encyclopédie”, mais chacun peut alors y reconnaître le style et la “patte” de VOLTAIRE.
Ce livre, riche de 460 articles de longueurs très inégales, ne peut prétendre soutenir la comparaison avec son modèle, mais il se situe en fait dans la continuité de la grande œuvre de DIDEROT et d’ALEMBERT. Se voulant à la fois un supplément et une “mise à jour” de certains textes de l’Encyclopédie, cet ouvrage se propose de “présenter aux amateurs de la littérature un essai de quelques articles omis dans le grand dictionnaire [L’Encyclopédie], ou qui peuvent souffrir quelques additions, ou qui, ayant été insérés par des mains étrangères, n’ont pas été traités selon les vues des directeurs de cette entreprise immense”. VOLTAIRE se veut ici le continuateur respectueux de ce qui à ses yeux reste “un monument qui honore la France”.
Ce nouveau dictionnaire est donc subjectif par nature puisqu’il contient tout ce que l’auteur veut amender et corriger dans le texte original. S’y retrouvent aussi beaucoup de points et d’idées déjà évoqués dans le Dictionnaire philosophique, au point que beaucoup considèrent que les Questions n’en constitueraient qu’une version remaniée et augmentée. Au siècle suivant, les deux textes se retrouveront même abusivement “fusionnés” au sein de recueils des œuvres complètes du philosophe de Ferney, et il faudra attendre une date récente pour voir republier ce texte dans son état originel, grâce à la Voltaire Foundation. Nous retrouvons ici tous les thèmes chers à notre penseur, comme la tolérance, l’étude critique de la Bible, les superstitions, la justice, la dénonciation des abus de l’Église, de l’aristocratie et du pouvoir. Mais, en bon touche-à-tout, VOLTAIRE brasse une infinité de sujets, certains servant parfois de paravent pour critiquer l’absolutisme, la religion, le fanatisme ou l’arbitraire. Avec son ouvrage, notre philosophe nous livre un inventaire hétéroclite qui traite aussi bien des Amazones, du divorce, d’Alger, de CICÉRON, des abeilles, de la littérature, des figures de style, de l’agriculture, que de la zoologie, de la langue française ou encore de RABELAIS.
Les définitions, loin d’être conventionnelles, sont souvent teintées d’ironie et riches d’allusions à peine voilées contre le christianisme et les institutions. Seul maître à bord, l’auteur se fait plaisir en variant son style d’un article à l’autre. C’est ainsi que, si l’article Conseiller ou Juge se présente sous la forme d’un dialogue entre deux personnages imaginaires, procédé repris pour Curé de campagne, Fraude, Nature et Maladie/Médecine, l’article Anecdotes se présente comme un recueil quasi scolaire de faits édifiants ou cocasses glanés au cours de lectures, tandis que Fable inclut un poème composé pour l’occasion.
Ci-dessous quelques pages extraites du livre.
Après la parution de ce livre, VOLTAIRE n’en a pas pour autant fini avec l’Encyclopédie de DIDEROT et D’ALEMBERT, devenue l’emblème de la France des Lumières mais toujours frappée d’interdiction dans son pays d’origine, même si de nombreuses éditions imprimées à l’étranger et contrefaites circulent dans toute l’Europe. Aux yeux du philosophe, cette interdiction demeure un symbole de l’oppression de l’obscurantisme et de l’absolutisme du pouvoir. En 1774, il publie à Genève un court pamphlet intitulé De l’Encyclopédie, pour démontrer ʺl’absurdité de cette interdiction qu’en toute logique il faudrait définitivement leverʺ. Dans cet opuscule, il s’amuse à dépeindre le roi LOUIS XV et ses courtisans s’interrogeant sur la bonne manière de fabriquer de la poudre à canon. Le souverain se résout à faire chercher l’ouvrage prohibé pour le consulter et, contre toute l’assistance au complet, s’enthousiasme pour ce livre où “chacun y trouvait à l’instant tout ce qu’il cherchait”. Il place ainsi dans la bouche d’un comte la phrase suivante : “Sire, vous êtes trop heureux qu’il se soit trouvé sous votre règne des hommes capables de connaître tous les arts, et de les transmettre à la postérité. Tout est ici, depuis la manière de faire une épingle jusqu’à celle de fondre et de pointer vos canons ; depuis l’infiniment petit jusqu’à l’infiniment grand. Remerciez Dieu d’avoir fait naître dans votre royaume ceux qui ont servi ainsi l’univers entier. Il faut que les autres peuples achètent l’Encyclopédie, ou qu’ils la contrefassent. Prenez tout mon bien si vous voulez ; mais rendez-moi mon Encyclopédie.” Avant de mourir en 1778, VOLTAIRE aura un dernier plaisir : celui de voir publier les Suppléments à l’Encyclopédie.
Si vous souhaitez en savoir d’avantage sur la collaboration entre VOLTAIRE et les Encyclopédistes, nous vous invitons à consulter les textes suivants : L’encyclopédisme des Questions sur l’Encyclopédie de VOLTAIRE, par Christine MERVAUD, et VOLTAIRE dans l’Encyclopédie d’Olivier FERRET. Pour (re)découvrir la vie tumultueuse de VOLTAIRE, vous pouvez aussi visionner la vidéo ci-dessous.