Les bibliomanes kleptomanes
Dans les deux billets précédents, nous avons rencontré des individus essentiellement motivés par l’appât du gain, dont le but premier consistait à revendre le fruit de leurs forfaits. Il existe une dernière catégorie de voleurs de livres anciens et rares, celle des bibliomanes kleptomanes, qui ne cherchent pas à monnayer leurs “acquisitions” mais à les conserver par-devers eux pour se constituer une collection personnelle. Non moins ingénieux et audacieux que leurs “collègues” cupides, ces escamoteurs compulsifs présentent tous les signes d’une véritable pathologie qui peut les conduire à perdre toute mesure et prudence. Inévitablement, cet aveuglement les mène un jour à leur perte, mais souvent après avoir sévi de longues années avant de se faire pincer.
Le pilleur du Havre
Notre premier spécimen se trouve être un retraité du Havre qui écume à longueur de temps librairies, antiquaires, salons du livre et ventes aux enchères. Reconnu par un commissaire-priseur à Amiens, il est arrêté en 2011. En perquisitionnant sa villa, la police découvre un véritable petit musée personnel que le voleur s’est constitué sur vingt années en sillonnant la France et la Belgique. On estime qu’il a dérobé plus de 2 000 livres anciens. L’homme, ingénieur en retraite, était pourtant financièrement aisé et menait une vie bien rangée. Il avait pour stratégie d’improviser sur place, ne choisissant pas forcément ce qu’il volait puisque la seule chose qui lui importait était de remplir ses étagères.
Aux USA, le recordman-cambrioleur
Si ce vol a eu un certain retentissement en France, il est très loin d’égaler l’ampleur de celui commis par le “recordman” du genre, l’Américain Stephen Carrie BLUMBERG.
À son arrestation en mars 1990, son palmarès s’élevait à plus de 23 600 livres rares et 10 000 manuscrits volés sur une durée d’une vingtaine d’années dans pas moins de 268 universités et musées répartis dans 45 États américains et deux provinces canadiennes.
Asocial, vivant de ses rentes, BLUMBERG souffre de troubles psychologiques dès son adolescence, ce qui ne l’empêche pas d’être très organisé et de se révéler un cambrioleur hors-pair. Il étudie le plan des bibliothèques, fait des repérages, teste les alarmes et parvient même à réaliser des copies de clés. Il multiplie les intrusions nocturnes sans laisser de traces, et c’est parfois longtemps après son passage que les disparitions sont constatées.
En 1988, il est surpris dans une zone interdite au public et il est repéré par les autorités qui, à cette occasion, relèvent ses empreintes digitales. BLUMBERG a le plus souvent travaillé seul, mais il a eu parfois recours à l’assistance de deux complices. Cette collaboration ne lui porte pas chance, car l’un d’entre eux, en échange d’une récompense, finit par le livrer à la police. Pour mener à bien la fouille de la maison du prévenu, la police de l’Iowa mobilise pendant deux jours une équipe forte de 17 hommes qui en ressortent avec 900 cartons de livres. Le travail d’identification et de restitution peut alors commencer.
Au cours du procès qui s’ensuit, la défense met en avant le profil psychologique instable de BLUMBERG, marqué par des tendances paranoïaques et schizophrènes. Ses avocats font valoir que leur client souffre d’une kleptomanie pathologique qui ne se limite pas aux livres, les policiers ayant découvert dans sa maison, à côté des volumes d’ouvrages anciens, un très grand nombre des poignées de portes et de fenêtres. Mais cet argument, visant à limiter la responsabilité du voleur, n’est pas retenu par les juges qui condamnent notre homme à 71 mois de prison. Libéré après quatre ans et demi d’emprisonnement et vite repris par ses pulsions, il sera de nouveau arrêté pour vol et cambriolage à deux reprises en 1997 et en 2004.
Le Californien qui aimait trop les livres
Employé dans un grand magasin de San Francisco, John Charles GILKEY (ci-dessous) profite de sa position pour relever des numéros de cartes de crédit des clients, avec une préférence marquée pour les cartes American Express. Après avoir attendu un ou deux mois, il les utilise pour commander par téléphone des livres préalablement repérés sur place chez des libraires spécialisés.
Sous prétexte d’être dans l’impossibilité de venir retirer la commande ou de se la faire livrer à domicile, il donne l’adresse d’un hôtel où il vient réceptionner le colis. Quand le détenteur de la carte signale l’achat frauduleux, la banque est dans l’obligation de le rembourser, mais, pour le libraire, l’opération se traduit par une perte sèche. Après avoir rodé son système en Californie, GILKEY s’attaque aux marchands de la côte est et, en 2000, il réussit un coup de maître en mettant la main sur une édition ancienne du livre The Mayor of Casterbridge, de Thomas HARDY, estimée à 25 000 $.
Nommé en 1999 par le syndicat de la librairie pour lutter contre la fraude, le libraire Ken SANDERS décide de se consacrer entièrement à l’arrestation de cet escroc. Recensant tous les vols commis selon le même mode opératoire, il constate que le montant global des larcins avoisine la somme de 100 000 $. Il décide de diffuser le profil de l’escroc auprès des professionnels du livre et de mettre en place un système d’alerte. Le 28 janvier 2003, un marchand du Massachussetts, vient de recevoir par téléphone une commande pour un livre de STEINBECK cotant 6 500 . Ce libraire a déjà été arnaqué par le voleur et il a reconnu sa voix. Une souricière est rapidement mise en place, et GILKEY est arrêté au moment où il s’apprête à récupérer le colis. Les perquisitions permettront de mettre la main sur les reçus de cartes bancaires, mais seuls 26 livres pourront être récupérés, de sorte qu’à ce jour la très grande partie de la collection doit encore sommeiller quelque part sans avoir pu être découverte. Cette affaire va donner naissance à un livre à succès, The man who loved books too much, de la journaliste Allison Hoover BARTLETT, dont la parution en traduction française etait prévue le 4 octobre 2018.
Détail qui donne une saveur particulière à cette histoire, GILKEY n’est absolument pas bibliophile ni même amoureux des lettres. Il déclarera par la suite qu’il ne lit jamais de livres et que son plaisir se résume à les tenir dans ses mains en les contemplant. Sa motivation aura été de se constituer une bibliothèque dont la valeur lui aura procuré le plaisir intellectuel d’appartenir à une élite cultivée. Pour constituer son fonds, il avait pris pour référence la liste des 100 meilleures œuvres littéraires établie par la Modern Library. Dans son cas, le besoin de possession de l’objet a réellement primé sur l’amour du livre en tant que tel. Après avoir purgé une peine de 18 mois, GILKEY, incorrigible, a de nouveau été arrêté en 2010 pour le vol de deux cartes anciennes.
Le passe-muraille du mont Sainte–Odile
Pour finir, nous allons nous attarder sur un vol que l’on peut qualifier de romanesque, tant il nous évoque irrésistiblement la trame du célèbre roman Au nom de la rose. Comme dans le récit d’Umberto ECO, l’action se déroule dans une abbaye, celle de Hohenbourg. L’édifice, situé dans le site majestueux du mont Sainte-Odile en Alsace (ci-dessous), semble inexpugnable sur son piton rocheux, et pourtant la bibliothèque de cet établissement religieux a été le théâtre d’une série de vols demeurés longtemps mystérieux.
Professeur agrégé résidant près de Strasbourg, Stanislas GOSSE est fasciné de longue date par l’abbaye du mont Sainte-Odile. Au hasard d’une lecture dans une revue au tirage très limité, il trouve un article consacré à une pièce aveugle située entre la chapelle et la bibliothèque. Après des recherches approfondies dans les archives et un patient travail de repérage, il trouve un moyen pour y accéder en passant par le grenier et en redescendant par un couloir très étroit dissimulé sous une trappe. Équipé d’une échelle de corde, il se rend pour la première fois dans la pièce secrète, une nuit d’août 2000. Grâce à une ouverture dissimulée derrière un meuble dont il suffit de pousser quelques planches, il parvient à pénétrer dans la bibliothèque interdite aux visiteurs. Il a donc tout loisir de se plonger dans les manuscrits anciens qu’il entreprend de déchiffrer. Mais, soumis à une trop forte tentation, il ne peut s’empêcher de repartir avec un certain nombre de volumes prestigieux. En deux ans, il va dérober 1 100 ouvrages en moins d’une dizaine d’expéditions. Il profite de la présence d’un hôtel-restaurant de 140 chambres installé sur le site pour se fondre parmi les clients et repartir avec ses sacs remplis.
Les vols finissent par être détectés au bout de quelques semaines, d’autant que, certains manuscrits dérobés étant très volumineux, des étagères se trouvent en partie dégarnies. Le bibliothécaire fait remplacer les serrures et renforcer les fenêtres à plusieurs reprises, mais en vain, car en janvier une quarantaine d’ouvrages disparaissent, suivis par une centaine d’autres les semaines suivantes. Se posant en émule d’Arsène LUPIN, GOSSE laisse même un soir une rose dans le trou de la serrure. Dans la bibliothèque l’ambiance devient tendue et détestable, car tous ceux qui y travaillent finissent chacun à leur tour par faire l’objet de soupçons. Pourtant peu à peu l’hypothèse d’une entrée cachée se fait jour. Reste à la trouver…
Appelée à la rescousse, la gendarmerie fouille la bibliothèque de fond en comble, n’hésitant pas à enlever les planchers et à sonder les murs. Finalement, le passage secret est découvert presque par hasard. Dès lors la police met en place un système de vidéosurveillance et attend la visite du cambrioleur. Dans la nuit du 19 au 20 mai, GOSSE est de retour dans son antre et passe la nuit à sélectionner ses “acquisitions” sans se douter qu’il est épié. C’est chargé de 300 livres qu’il sera finalement appréhendé sans opposer de résistance. Les livres seront tous retrouvés à son domicile, soigneusement rangés et entretenus, le kleptomane ayant pris soin de recouvrir les ex-libris de l’abbaye par des étiquettes à son nom.
GOSSE est jugé en 2003 pour vol avec introduction par ruse et escalade. Pardonné par les autorités religieuses, il est condamné à une amende et à des travaux d’intérêt général au profit de l’abbaye. Pour ceux qui souhaiteraient plus de détails sur cette singulière affaire, un petit livre retraçant l’histoire a été publié en 2006 sous le titre Le passe-muraille du mont Sainte-Odile.
Bibliomanie
Pour conclure, nous voudrions préciser que la bibliomanie, en tant que désir pathologique de possession, a déjà été bien identifiée dès le xixe siècle. Nous la retrouvons en effet comme thème central d’un court texte de Charles NODIER daté de 1831, Le bibliomane, et d’un livre de jeunesse de Gustave FLAUBERT publié en 1837, intitulé Bibliomanie. Cet ouvrage était fortement inspiré de l’histoire du moine catalan don VICENTE, bibliomane et assassin qui avait largement défrayé la chronique de l’époque. Nous traiterons plus en détail de de sujet dans un billet spécialement dédié à ce phénomène.
La bibliomanie est une impulsion pathologique qui pousse à posséder des livres. Le mot fut inventé le 20 décembre 1652 par le médecin et écrivain français Gui Patin (1601-1672), dans une de ses lettres à Charles Spon, médecin à Lyon : « Vous avez assez d’autres peines et corvées de moy, sans qu’il soit besoin que vous vuidiez votre bourse pour mes fantaisies et ma capricieuse bibliomanie ». La première étude sur cette pathologie, qui emploie le mot « bibliomanie », est Oratio de bibliomania (Utrecht, A. van Megen, 1739) par Johann Frederik Reitz (1695-1778).