Les rats des bibliothèques
S’ils ne sont pas, fort heureusement, monnaie courante, les vols de livres anciens opérés par ceux dont la mission consiste à les protéger et les conserver défrayent régulièrement la chronique des faits divers. À l’image de cet agent de la Bibliothèque nationale de Suède qui a dérobé 56 livres rares entre 1995 et 2004, réussissant à les revendre à une maison d’enchères allemande, certains employés peuvent être tentés de profiter de leur connaissance des arcanes de l’institution et des points faibles des collections pour mettre la main sur des ouvrages rares et précieux dans le but de les monnayer. Les cas de ce type ne manquent pas, comme celui de ce magasinier de la BNF qui, ayant dérobé dans les réserves 200 gravures de BRUEGHEL l’Ancien, les a ensuite revendues sur eBay, ou encore celui de cet archiviste de la bibliothèque Carnegie de Pittsburgh qui a dépouillé pendant vingt ans le fonds dont il avait la responsabilité, en cheville avec un libraire qui se chargeait d’écouler les ouvrages dérobés.
LIBRI, le bien mal nommé
Mais là où le cas de figure du “bibliothécaire-voleur” est le plus étonnant et le plus choquant, c’est quand le vol est carrément organisé au plus haut niveau hiérarchique. L’un des exemples les plus emblématiques remonte déjà à la première moitié du XIXe siècle.
Ayant acquis une grande renommée grâce à ses travaux scientifiques, le comte LIBRI (ci-dessous), d’origine italienne et naturalisé français en 1833, se voit combler d’honneurs dans sa patrie d’adoption. En quelques années il est devenu membre de l’Académie des sciences, chevalier de la Légion d’honneur et titulaire de la chaire de mathématiques au Collège de France.
Il est également connu pour sa collection de manuscrits originaux qu’il prétend avoir acquis au cours d’une série de ventes, mais dont on apprendra par la suite qu’ils ont été dérobés à Florence. Sous le couvert de pseudonymes, LIBRI vend régulièrement aux enchères des manuscrits et des ouvrages par le truchement d’une maison de ventes. Bien en cour car ami personnel du puissant ministre GUIZOT, il est nommé en 1841 inspecteur général du catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France. En effet, reprenant un projet de l’Ancien Régime, la monarchie de Juillet décide de réaliser un immense catalogue des fonds détenus dans les bibliothèques publiques, dont certaines se sont considérablement enrichies du fait des confiscations révolutionnaires.
Le loup est entré dans la bergerie par la grande porte, et avec une fanfare en guise de comité d’accueil ! Arguant de sa position et bénéficiant de ses appuis en haut lieu, LIBRI visite un très grand nombre de bibliothèques. Vêtu par tous les temps d’un grand manteau et exigeant qu’on le laisse seul, il repère les livres non catalogués ou mal décrits et les subtilise. Se piquant d’être un véritable bibliophile, il ne renonce pourtant pas, pour des documents trop connus ou difficiles à escamoter, à détacher les feuilles qui l’intéressent et à les emporter. Si LIBRI avait opéré avec plus de discrétion et de modération, son petit jeu aurait pu durer très longtemps, car à cette époque le classement et le catalogage des bibliothèques était incomplet et parfois chaotique.
Mais notre détrousseur de bibliothèques, que la modestie n’étouffe pas et qui se sent intouchable du fait de ses protections, est pris d’une véritable frénésie. Les bibliothèques de l’Arsenal, de l’Institut, la Mazarine, l’Observatoire de Paris, la Bibliothèque royale, ainsi que les dépôts de Troyes, Albi, Grenoble, Tours, Lyon, Dijon, Carpentras, Poitiers, Autun et Montpellier constatent des disparitions et établissent rapidement un lien avec les curieuses visites de l’inspecteur. Mais les déclarations de vols n’étant pas encore suivies de plaintes officielles, notre homme a tout loisir de poursuivre tranquillement son pillage.
Avec la complicité du libraire DURU, LIBRI trafique certains livres, gratte les estampilles, les défigure en les faisant relier à l’italienne et ne craint pas, le cas échéant, d’y apposer de fausses mentions de provenance. Dès décembre 1845, une première dénonciation anonyme adressée à la préfecture l’incrimine directement, puis une seconde encore plus précise suit quelques mois plus tard, relatant des vols commis à la bibliothèque Inguibertine. Malgré ses amitiés politiques, le procureur du roi lance une enquête préliminaire à son encontre. Alerté par son ami GUIZOT, LIBRI, qui a opportunément quitté sa fonction d’inspecteur en juin 1846, vend une partie de sa collection, dont un rare et très reconnaissable Théocrite de 1495, prélevé dans le fonds de la bibliothèque de Carpentras.
Le 4 février 1848, un rapport complet, dépourvu d’ambiguïté sur les agissements de LIBRI, est communiqué au garde des Sceaux. Mais GUIZOT, devenu entre-temps chef du gouvernement d’une France en proie à l’agitation révolutionnaire, intervient pour l’enterrer. La révolution de 1848 survenant et le privant de ses protecteurs, LIBRI s’enfuit pour l’Angleterre dès le 28 février, non sans avoir préalablement chargé l’un de ses amis de lui faire parvenir 18 caisses de livres. Le rapport qui avait été soigneusement occulté est enfin exhumé et fait l’objet le 19 mars d’une publication dans Le Moniteur, permettant enfin au scandale d’éclater au grand jour. Les preuves accablantes s’accumulant, une instruction par contumace est engagée contre LIBRI, mais celui-ci, doté d’un certain toupet, n’hésite pas à crier à la machination. Il parvient même à s’assurer le soutien public de personnalités en vue comme Prosper MÉRIMÉE. Condamné à dix ans de réclusion, il finira paisiblement sa vie en exil et continuera même outre-Manche à organiser des ventes aux enchères.
Au sein même de la BNF
Un siècle et demi après cette affaire, c’est au tour d’un conservateur de la Bibliothèque nationale de France d’être sur la sellette. Responsable du fonds hébraïque au département des manuscrits, Michel GAREL est arrêté le 29 juillet 2004 sur son lieu de travail. Les charges qui pèsent sur celui-ci sont lourdes, car il est soupçonné d’avoir détourné 147 ouvrages et manuscrits.
C’est la mise aux enchères à New-York d’un ouvrage exceptionnel, un Pentateuque en hébreu du XIIIe siècle, vendu pour 300 000 $ à un collectionneur privé, qui est à l’origine de l’affaire. Le précieux ouvrage se trouve être le manuscrit H52 (ci-dessous) dont la disparition du fonds de la BNF a été constatée à l’occasion du déménagement vers le site de Tolbiac au cours de l’année 1998. Le dernier recollement datant de 1965, il avait été alors impossible de savoir à quel moment le livre avait disparu des réserves.
Si rien ne prouve formellement que GAREL a subtilisé le livre, il est établi que c’est bien lui qui a signé son bon de sortie du territoire, permettant ainsi au livre de se retrouver en vente chez Christie’s par l’intermédiaire du collectionneur David SOFER. Maquillé, remanié et amputé de 60 feuillets, le livre est finalement retrouvé en 2004 par un professeur de l’université de Jérusalem, et dès lors des tractations pour sa restitution sont engagées entre la BNF et l’acquéreur. D’autres disparitions de manuscrits ont été constatées, mais, comme il est impossible de les attribuer au conservateur de manière certaine, l’accusation qui le vise porte exclusivement sur le vol du H52. Après avoir dans un premier temps reconnu les faits, GAREL se rétracte, affirmant n’avoir signé le bon de sortie que pour rendre service à un ami depuis décédé. Sa défense maladroite et très agressive le conduit à jouer la carte du bouc émissaire victime d’un complot international, quitte à s’enferrer dans les contradictions. Cette manœuvre le dessert, d’autant plus que ce manuscrit était censé être une pièce majeure d’une collection qui n’excède pas 1 500 pièces et dont la disparition aurait dû être remarquée plus tôt par le responsable qu’il était. Malgré ses vigoureuses dénégations, GAREL est condamné en mars 2006 à deux ans de prison avec sursis et 400 000 euros d’amende, sentence aggravée en appel l’année suivante. Le livre réintègrera la BNF au début de 2007.
Salades napolitaines
Pour achever notre article, nous allons évoquer une affaire de vol particulièrement rocambolesque qui a stupéfié toute l’Italie au cours de l’année 2012. Pendant toute une année, la prestigieuse Biblioteca dei Girolamini de Naples, l’une des plus belles et des plus anciennes bibliothèques de la péninsule (ci-dessous à droite), est littéralement mise à sac par une bande de voleurs qui n’ont guère brillé ni par leur subtilité ni par leur discrétion. Le personnage-clé de cette spoliation organisée se trouve être un individu peu recommandable au passé trouble qui dirige l’établissement depuis mars 2011. Il s’agit de Massimo DE CARO (ci-dessous à gauche, tenant un livre), un libraire mythomaniaque en lien avec des oligarques russes et précédemment impliqué dans des affaires de vol, de contrefaçon et de recel. De notoriété publique il doit sa promotion à des accointances avec le monde politique de l’époque berlusconienne.
Après un passage au ministère de l’Agriculture, où il en profite pour mettre la main sur vingt herbiers anciens, il intègre en 2011 comme conseiller le ministère de la Culture de Giancarlo GALAN. Bénéficiant d’appuis haut placés, dont celui de Marcello DELL’UTRI, l’un des bras droits de Silvio BERLUSCONI, DE CARO jette alors son dévolu sur la bibliothèque napolitaine, riche de 173 000 volumes, et au terme d’une procédure irrégulière se fait nommer directeur. Il prend ses fonctions le 1er juin et, sans attendre, il ordonne, deux jours plus tard, de désactiver les caméras de surveillance donnant le signal de l’hallali.
Le soir, après la fermeture, DE CARO et quelques complices chargent des caisses et des sacs de sport remplis de livres dans des camions stationnés à l’extérieur qui transportent leur chargement vers des entrepôts loués à Vérone pour entreposer le butin. Les employés ont été mis à l’écart, et la bibliothèque, quasi privatisée par le directeur et ses sbires, devient un véritable capharnaüm. Il est vraisemblable que son conservateur, un prêtre traditionnaliste (ci-dessus à la droite de DE CARO), a participé lui-même au pillage, comme le démontrera plus tard la découverte de onze livres volés dans son logement.
Le 28 mars 2012, un universitaire dénommé Tomaso MONTANARI, qui a pénétré dans la bibliothèque pour consulter les archives, est en mesure de constater l’étendue du désastre. Au milieu des rayonnages, il trouve le directeur, qui a dormi et dîné sur place en compagnie d’une Ukrainienne, en train de compulser sans ménagement de vieilles éditions, pendant qu’un chien errant défèque sous les tables ! Indigné, il quitte les lieux et tombe sur un aide-bibliothécaire qui se confie à lui : il a rebranché une caméra à l’insu du directeur et enregistré plusieurs vidéos de l’équipe des prédateurs en action. Le professeur se rend chez les carabiniers pour s’entendre dire avec surprise que tout le monde est au courant des malversations de DE CARO, mais que, protégé en haut lieu, il est totalement intouchable…
Le 30 mars, MONTANARI publie dans un journal indépendant un texte intitulé Des souris, des hommes et des livres qui dénonce la triste situation de la bibliothèque. Le 12 avril, 4 500 intellectuels adressent une pétition au ministre des Affaires culturelles et demandent l’ouverture d’une enquête. Un procureur est saisi, et le 15 mai DE CARO est enfin arrêté avec six de ses complices. Une fois le trafic démantelé commence alors la très lourde tâche de retrouver tout ce qui a été subtilisé, travail rendu difficile par le fait que le catalogage n’a jamais été systématiquement tenu à jour à la Biblioteca dei Girolamini et que ses archives ont été volontairement détruites par l’équipe de malandrins.
Avertie par Christie’s, le 24 mai la police annule de justesse une vente aux enchères prévue à Munich et récupère 543 livres d’un coup. Les investigations menées à l’échelle européenne, chez les libraires et les collectionneurs, dont DELL’UTRI, bénéficiaire des “cadeaux” de son protégé, évaluent à 2 700 le nombre des ouvrages subtilisés, mais l’ampleur du vol laisse penser qu’au total 4 000 à 4 700 livres ont été dérobés et revendus. DE CARO ne manque pas d’aplomb, au point de soutenir qu’il aurait volé les livres pour sauver la bibliothèque : « Je réinvestissais l’argent ainsi obtenu dans la sauvegarde des livres restants » ; il purge actuellement une peine de sept ans de prison.
Pour connaître le détail de cette affaire atypique, consultez cet article de L’Obs et celui-ci extrait du Courrier international.
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