Le mystère des hiéroglyphes
Le 14 septembre 1822, Jean-François CHAMPOLLION fait irruption dans l’appartement de son frère aîné en s’écriant : “Je tiens l’affaire !” Par cette phrase, devenue légendaire, notre philologue salue la découverte extraordinaire qu’il vient d’effectuer : il a percé le fonctionnement de l’écriture hiéroglyphique des anciens Égyptiens, mettant ainsi un terme à une énigme vieille de plus de 1400 ans, et annonçant la création d’une nouvelle science, l’égyptologie.
Il est paradoxal que la très brillante civilisation de l’Égypte antique, qui a duré plusieurs millénaires et laissé un nombre considérable de vestiges, soit demeurée si longtemps méconnue, alors même que des inscriptions monumentales étaient visibles et très nombreuses. La raison en est que, suite à la disparition de la caste des scribes, dont cette écriture était l’apanage, son fonctionnement avait été oublié à la fin de l’Antiquité.
Apparue à la fin du IVe millénaire avant J.-C., l’écriture hiéroglyphique égyptienne restera usitée jusqu’à la fin du IVe siècle après J.-C., sa dernière trace écrite connue étant datée de 394. Associée au culte païen, il semble qu’elle ait définitivement cessé d’être utilisée concomitamment à la fermeture des temples ordonnée en 380 par l’empereur romain chrétien THÉODOSE. Précédemment, en concurrence avec le grec et le latin, l’écriture égyptienne s’est déjà simplifiée et ses caractères, devenus plus abstraits, sont progressivement intégrés dans un système d’écriture dit hiératique. L’écriture démotique lui succèdera, avant d’être à son tour abandonnée, après l’an 452, au profit de l’alphabet copte, du grec oncial et du démotique.
La notoriété de CHAMPOLLION, devenu une véritable gloire nationale et dont le nom reste associé pour l’éternité à la redécouverte de l’Égypte antique, a eu pour effet d’éclipser dans la mémoire collective les noms des autres savants qui, avant lui, ont travaillé sur les hiéroglyphes ; à commencer par ses contemporains Sylvestre de SACY, Johan David AKERBLAD, Edmé François JOMARD et, surtout, Thomas YOUNG, grand rival de CHAMPOLLION.
Mais des tentatives de déchiffrement des hiéroglyphes encore plus anciennes remontent au IXe siècle, où un savant chaldéen du nom d’Ibn WAHSHIYAH rédige le Kitab Shauq al-Mustaham, un ouvrage traitant de différentes écritures dans lequel se trouve une ébauche de traduction de différents hiéroglyphes.
En Occident, à la fin du Moyen Âge, un texte écrit au Ve siècle par un philosophe alexandrin du nom d’HORAPOLLON fait son apparition en Italie à partir du XVIe siècle. Ce livre, connu des Byzantins par des copies qui portent le titre d’Hieroglyphica, sera finalement désigné sous le titre d’Horapollon.
En 1422, un exemplaire de cet ouvrage, acheté en Grèce par un prêtre florentin, intègre la collection des MÉDICIS. Le livre, imprimé pour la première fois à Venise en 1505, est traduit dans diverses langues dont le latin et le français, puis édité dans toute l’Europe au cours du XVIe siècle. Ce livre en deux parties, dont la seconde, jugée en partie apocryphe, se présente comme un traité des hiéroglyphes de l’ancienne écriture des Égyptiens. Il reprend 189 symboles avec leurs sens et une description sommaire de leur graphie car le texte ne comprend pas d’illustrations. L’ensemble, assez mystérieux, laisse le champ libre à de multiples interprétations, l’une d’elles expliquant qu’il s’agit du code d’une langue secrète à usage ésotérique et magique.
Pierio Valeriano, un érudit italien
Parmi les lecteurs enthousiasmés par l’Horapollon, figure un érudit italien originaire de Belluno, Pierio VALERIANO, parfois appelé VALERIANO BOLZANI (ci-dessous, son portrait).
De son vrai nom Giovanni Pietro DALLE FOSSE, notre homme se forge à Venise une réputation d’humaniste accompli. C’est dans cette ville qu’il fait la découverte du texte d’HORAPOLLON, qui le fascine comme beaucoup de ses concitoyens. Il en étudie le contenu en détail, aidé par les notes d’un oncle franciscain qui a voyagé en Égypte et en Orient. Son travail sur les hiéroglyphes commence à attirer l’attention du milieu intellectuel de la péninsule et, en 1509, il gagne Rome où il reçoit un excellent accueil. Sous les pontificats de LÉON X et de CLÉMENT VII, membres de la famille MÉDICIS, il bénéficie du soutien des autorités pontificales qui lui permettent d’occuper des postes prestigieux, mais aussi d’accéder aux diverses collections d’antiquités de la Ville éternelle, et en particulier d’étudier les obélisques présents dans la cité.
Le sac de 1527 le contraint à fuir la ville et, après divers revers de fortune, il regagne sa ville natale en 1538 pour se consacrer entièrement à l’étude et à l’écriture. Il achève de rédiger en latin son étude sur les hiéroglyphes égyptiens, qu’il publie en 1556 à Bâle (ci-dessous) sous le titre Hieroglyphica sive de sacris aegyptorum litteris commentaris (Hiéroglyphes ou commentaires sur les lettres sacrées des Égyptiens).
Une œuvre fantaisiste et foisonnante
Le contenu du livre, assez déroutant, va contribuer à renforcer un malentendu qui empêchera longtemps ceux qui cherchent à décrypter les hiéroglyphes d’accéder à leur compréhension. En effet, la plupart des philologues et des linguistes prennent ces hiéroglyphes imagés pour des idéogrammes, et cherchent à attribuer une signification à chaque dessin. Or, comme le découvrira plus tard CHAMPOLLION, tous les signes ne sont pas des mots ou des noms : “C’est un système complexe, une écriture tout à la fois figurative, symbolique, phonétique, dans un même texte, une même phrase, je dirais même presque dans un même mot.” VALERIANO va centrer sa démonstration sur la signification symbolique des dessins. Se faisant, il perpétue l’erreur initiale d’HORAPOLLON, qui avait déjà analysé les hiéroglyphes conformément à la tradition culturelle de son époque. Ci-dessous, quelques vues du livre de VALERIANO.
Chacune des 58 parties de l’ouvrage est consacrée à une figure hiéroglyphique, dont la tentative d’explication prend la forme d’une véritable allégorie. Ainsi en est-il du livre V consacré au chien, dont le hiéroglyphe peut signifier tout à la fois Anubis, le garde, le prophète, la foi, l’amitié, l’odorat, la légèreté des mœurs, Saturne ou le soldat. Dans le livre XIV, l’image du serpent se décline en 19 sens différents, tandis que celle de la vipère en totalise 16. Le livre XXXIV recense 48 définitions pour l’image du cœur humain, et le livre IX dédié au porc ne comprend pas moins de 34 chapitres.
Le livre regorge de vignettes et de gravures qui imagent certaines définitions. Ci-dessous, nous vous proposons une illustration du chapitre 28 du livre XVII consacré à des oiseaux mettant en scène l’allégorie de la démocratie, représentée sous la forme d’une assemblée de grues.
Autre exemple ci-dessous, avec les chapitres 22 et 23 du livre II consacré à l’éléphant et au rhinocéros. L’image du haut illustre l’idée d’une colère lente à s’exprimer mais très destructrice, à l’image de celle d’un rhinocéros harcelé, tandis que la vignette du dessous représente l’animal plus faible qui attaque un adversaire plus fort au défaut de sa cuirasse.
Comme nous pouvons le constater, le texte de VALERIANO n’est en rien une étude linguistique des hiéroglyphes. En effet, les véritables dessins égyptiens sont absents de l’ouvrage, et il faut bien admettre que l’explication qu’il en donne reste souvent assez obscure. De plus, faute de pouvoir accéder à la littérature de l’Égypte antique, l’auteur appuie ses démonstrations sur les textes d’auteurs grecs et latins, de pères de l’Église et, bien sûr, de la Bible ; de sorte que, curieusement, notre auteur fait avoisiner VÉNUS, JUPITER, PALLAS, avec ISIS, AUGUSTE et JÉSUS-CHRIST. Par ailleurs, son propos est émaillé de références numismatiques et héraldiques bien postérieures à la civilisation égyptienne classique. Même remarque pour des exemples tirés de l’architecture et de la statuaire grecques et romaines. Des exégètes pensent que certaines images et figures stylistiques auraient pu être empruntées par VALERIANO à un autre livre phare de la Renaissance, l’Hypnerotomachia Poliphili.
L’Hieroglyphica n’est donc pas un dictionnaire de hiéroglyphes, mais plutôt une véritable petite encyclopédie de figures symboliques héritées de la culture gréco-latine et du christianisme. Cet ouvrage s’explique par un goût nouveau pour les allégories qui, depuis la fin du Moyen Âge, a donné naissance à tout un langage symbolique utilisé aussi bien dans les arts et les lettres que dans les démonstrations théologiques et philosophiques. Ce livre-catalogue, bien dans l’esprit de son temps, rencontre un certain succès. Il sera réimprimé près de sept fois en un siècle, et traduit dans plusieurs langues dont le français. Pour l’anecdote, signalons que le peintre Philippe de CHAMPAIGNE, qui avait acquis une version de la traduction de 1615, reprendra dans certains de ses tableaux la symbolique des nombres exprimés par la position des doigts de la main, comme ci-dessous :
Par la suite, le livre de VALERIANO sera plus apprécié comme dictionnaire des symboles et des allégories que comme traité sur l’écriture des anciens Égyptiens. À ce titre, il inspirera d’autres auteurs, tel Césare RIPA, auteur du célèbre recueil d’emblèmes Iconologia, un grand succès d’édition de la fin du XVIe siècle. Il faut bien reconnaître que, d’un point de vue “égyptologique”, l’ouvrage se révèle fantaisiste et finalement hors sujet, puisque les symboles et les commentaires qui nous sont présentés sont, la plupart du temps, étrangers au contexte égyptien. Même si certaines des interprétations données par VALERIANO s’avéreront exactes, le livre ne sera jamais considéré comme une étape essentielle dans la quête du décryptage de l’écriture hiéroglyphique, et il faudra attendre les travaux d’Athanase KIRCHER au siècle suivant pour assister à une réelle avancée dans le domaine.
Pour découvrir le texte de VALERIANO, nous vous invitons à consulter sur Gallica la traduction française de 1615 intitulée Les hiéroglyphiques de Jan Pierre Valerian, vulgairement nommé Pierius. Stéphane ROLET a également consacré plusieurs écrits à l’Hieroglyphica et l’Horapollon. Enfin, si le sujet vous passionne, la petite vidéo ci-dessous peut vous aider à vous initier aux bases de l’écriture hiéroglyphique.