Le monde fantasmagorique des Yokaï
Avec l’arrivée des animes (dessins animés japonais) dans les années soixante-dix, suivie à partir de 1990 de la diffusion massive des mangas, les enfants de France, de Navarre et d’ailleurs se sont initiés, sous le regard étonné et parfois vaguement inquiet de leurs parents, à tout un bestiaire fantastique venu d’Extrême-Orient. Déjà présent dans la littérature comme dans les fameux Kaidan (histoires de fantômes), cet univers restait jusque-là particulièrement exotique aux non-initiés. Ce monde fantasmagorique s’est ainsi rapidement popularisé de plus en plus largement grâce aux jeux vidéo, au cinéma d’épouvante et à de longs métrages de qualité, tels ceux du fameux studio Ghibli.
Ce panthéon de monstres, de spectres et de démons puise ses racines dans la tradition japonaise, qui les désigne par le terme général de Yokaï. Dérivé du terme chinois Yaoguai, qui signifie “monstre étrange”, ce mot, qui prend dans la langue japonaise le sens de créature surnaturelle d’apparition étrange et ensorcelante, est souvent utilisé en alternance avec le mot Mononoke.
Parfois confondus avec les Kami de la religion shintoïste, les Yokaï sont de nature, d’aspect et de caractère très divers. Tantôt bienveillants, tantôt malveillants et maléfiques, ces êtres peuvent être des animaux magiques dotés d’une capacité à se métamorphoser, comme les Kitsune, des esprits vengeurs, des fantômes, des démons, ou les Oni, des créatures monstrueuses, effrayantes et grotesques. Nous vous présentons ci-dessous trois exemples avec, à gauche, le Wauwau (ou Ouni) au visage grimaçant et au corps recouvert de ses propres cheveux ; au milieu le Tengu, génie à l’aspect mi-humain, mi-volatile ; à droite le Satori, hominidé télépathe vivant dans les montagnes (N.B. : ces images sont extraites des albums dont nous allons parler plus loin en détail).
La légende du Hyakki Yakō, racontant la parade nocturne de 100 démons, supposée se dérouler les soirs d’été, a servi de source d’inspiration pour beaucoup d’artistes. Cette procession démoniaque, que les humains évitent de croiser sous peine de connaître des sorts maléfiques, est en effet le thème central d’un grand nombre d’Emaki, c’est-à-dire des rouleaux illustrés. Une soixantaine de représentations du Hyakki Yakō sont parvenues jusqu’à nous, la plus ancienne datant du XVIe siècle (vous en trouverez une petite anthologie visuelle dans le film ci-dessous). Ces rouleaux au graphisme saisissant, qui donnent à admirer une étonnante sarabande infernale digne des tableaux de BOSCH, nous permettent de reconnaître et d’identifier ces Yokaï.
Les Yokaï occupent également une place importante, même si elle n’est pas centrale, dans la première grande encyclopédie japonaise que nous évoquerons plus en détail dans un billet ultérieur : le Wakan Sansai Zue. Ce livre, rapidement devenu un classique, va, près de 170 ans plus tard, inspirer un autre artiste qui consacrera toute une série d’ouvrages à la présentation détaillée de ces démons et spectres.
TORIYAMA SEKIEN, le maître
Né en 1712, SANO TOYOFUSA, suivant la voie familiale, se met au service de la dynastie Tokugawa, ce qui lui permet d’être initié à la peinture par des artistes importants de l’école Kano. Âgé, il quitte le service du shogun et, devenu lui-même un maître en poésie et en peinture sous le nom de TORIYAMA SEKIEN, il contribue à former de nombreux apprentis.
C’est en 1776 qu’il achève un premier livre illustré consacré aux créatures surnaturelles du folklore japonais, intitulé Gazu Hyakki Yagyō, soit La parade nocturne des cent démons. Divisé en trois parties (Yin, Yang et Vent), il s’agit du premier volume d’une série de quatre ouvrages, les Gazu Hyakki Yagyō E-Hon.
Pour l’iconographie de son livre, TORIYAMA SEKIEN s’est documenté à partir de rouleaux représentant la fameuse procession démoniaque, et en particulier le Hyakkai-Zukan, publié en 1737. Outre son indéniable talent pictural, l’originalité de la démarche de notre artiste est d’adopter un format encyclopédique, sous forme de codex et non de rouleau, avec un texte indissociable du dessin, emprunté au Wakan Sansai Zue et au classique chinois Shanhaijing (Livre des monts et des mers).
Très bien accueilli, ce premier livre est suivi en 1780 par un second ouvrage en trois chapitres, le Konjaku Gazu Zoku Hyakki (Livre illustré des cent démons du présent et du passé), puis l’année suivante par un supplément, le Konjaku Hyakki Shūi, également divisé en trois tomes respectivement intitulés Nuage, Brume et Pluie.
Ces albums nous invitent donc à nous plonger dans un fascinant pandémonium, peuplé de créatures hybrides qui s’apparentent à des animaux “humanisés”. Ci-dessous, de gauche à droite : le Gotokuneko, un chat pyromane à la queue bifide enflammée, qui rallume le feu dans les cheminées ; le Tesso, un esprit vengeur à l’apparence d’un homme-rat ; le Kappa, une créature amphibienne dotée d’une carapace de tortue, génie des eaux tantôt farceur et malicieux, tantôt dangereux voire cannibale.
L’univers cauchemardesque des Yokaï
D’autres Yokaï, comme ceux présentés ci-dessous, ont un aspect beaucoup plus monstrueux. De gauche à droite, le Nure-Onna, long serpent à tête de femme qui se nourrit de sang humain ; l’Amkiri, croisement entre un volatile et un scorpion, dont les pinces déchiquettent les filets des pêcheurs ; le Shokuin, grand dragon à tête humaine, qui vit sur une montagne et dont les yeux brillent comme des phares.
Les personnages les plus marquants sont sans doute ceux qui ressemblent à des humains d’apparence normale. L’une des figures les plus connues est le Rokurokubi, un homme dont le cou s’allonge démesurément la nuit (ci-dessous à gauche). Mais d’autres Yokaï à l’aspect humain se révèlent encore beaucoup plus effrayants, comme le Mikoshi (ci-dessous au milieu), un bonze à l’aspect inquiétant qui traque les voyageurs sur les chemins, ou encore le Takaonna (ci-dessous à droite), une très grande femme grimaçante qui hante les bordels.
Parmi les autres visions cauchemardesques que nous offre ce catalogue de l’outre-monde, citons encore le Jorogumo, la femme-araignée, qui crache du feu et tient en laisse de petits arachnides ; le Tenome, un démon amateur d’os humains, doté d’yeux logés dans la paume de chaque main ; ou encore le Katawa-Guruma, une femme nue et souffrante vivant dans une roue de char enflammée, personnage proche du fameux Wanyudo, qui traque les âmes impures pour les emmener en enfer…
D’autres Yokaï encore, “anthropomorphes”, se présentent comme des personnages incongrus et inoffensifs, tels le Nuppeppo (ci-dessous à gauche) ; l’Akaname (au milieu), dont la seule fonction est de venir lécher la saleté des baignoires la nuit (un logo idéal pour servir de publicité à une marque de détergent !) ; ou le Makuragaeshi, qui s’amuse à ôter l’oreiller de votre tête pendant votre sommeil, afin de le placer sous vos pieds.
Toujours déroutants, des objets peuvent également prendre vie, à l’instar du Biwa-Bokuboku (ci-dessous à gauche) et du Koto-Furunushi (ci-dessous à droite) qui, à la base, sont deux instruments de musique. Dans cette catégorie, il existe d’autres objets cocasses comme le Kasa-Obake, parapluie cyclope et unijambiste, ou encore le Bakezori, la “sandale de paille fantôme”.
TORIYAMA SEKIEN a complété sa série en 1784 par un dernier album, le Hyakki Tsurezure Bukuro (Compilation illustrée de cent démons). Dans ce dernier opus, notre artiste – il n’était pas le seul à l’époque Edo à prendre cette liberté – a, semble-t-il, inventé lui-même certains des Yokaï présentés, qu’ils soient de nature parodique ou construits à partir de jeux de mots. Pour élaborer ses nouveaux Yokaï, il s’est souvent inspiré d’une oeuvre littéraire du XIVe siècle : le Tsurezuregusa.
Avec sa tétralogie, TORIYAMA SEKIEN a achevé de codifier le monde foisonnant des Yokaï, et ainsi de fixer leurs caractéristiques en gommant les variantes régionales et locales. Désormais la littérature, la peinture et le dessin se baseront sur les images véhiculées par le Gazu Hyakki Yagyō E-Hon. Cette iconographie va se retrouver dans le monde des dessins animés, du cinéma et de la bande dessinée. Signalons que la création de nouveaux Yokaï se poursuit jusqu’à notre époque, l’imagination des artistes et les légendes urbaines contribuant sans cesse à en créer de nouveaux, comme l’Aka Manto ou le Kuchisake-Onna.
Pour les amateurs des créatures, il existe une encyclopédie en deux volumes, publiée pour la première fois en français en 2008 et intitulée Yokaï : Dictionnaire des monstres japonais. Cet ouvrage est réédité en 2015, sous le titre de Dictionnaire des Yokaï (ci-dessous).
Ce livre est basé sur le travail du célèbre mangaka (auteur de mangas) SHIGERU MIZUKI, qui s’est spécialisé dès la fin des années cinquante dans les histoires d’horreur mettant en scène fantômes, démons et monstres. Ses œuvres, comme Kitaro le repoussant, Akuma-Kun et NonNonbâ, ont largement contribué à populariser les Yokaï auprès des nouvelles générations, au Japon et à l’étranger.
Pour prolonger votre voyage dans cet univers mystérieux, vous pouvez visionner la petite vidéo (en anglais) ci-dessous.