Le peuple matsé et ses remèdes secrets
Le peuple matsé vit dans la jungle amazonienne sur un territoire situé à la frontière entre le Pérou et le Brésil, traversé par la rivière Yaquerana. Intégré au groupe des Mayorunas, il s’est très longtemps et volontairement maintenu à l’écart du monde moderne. Cette attitude de retrait était due au fait que les premiers contacts entre les habitants de cette région très isolée et les nouveaux venus avaient été conflictuels. C’est ainsi que dans un premier temps les Matsés s’étaient opposés par les armes aux exploitants de caoutchouc puis, plusieurs décennies plus tard dans les années 1960, aux colons qui avaient entrepris la construction d’une route à travers leur territoire. Leur résistance opiniâtre entraîna en représailles des bombardements aériens au napalm de leurs villages.
En 1969, des missionnaires évangélistes américains réussissent à établir le contact avec ce peuple qu’ils persuadent de renoncer à la lutte armée. Désormais pacifiés, les Matsés ne sont pas pour autant au bout de leurs tracas, successivement confrontés, dans les années 1990, à des bûcherons qui ravagent la forêt, puis à la transformation d’une partie de leur jungle en réserve nationale. En 2012, ils sont menacés par le projet d’une compagnie pétrolière canadienne désireuse d’implanter deux concessions sur leur territoire, projet qui ne sera annulé qu’en 2017.
Aujourd’hui, les Matsés, au nombre de 2 200 côté péruvien, sont confrontés à un phénomène d’acculturation consécutif à l’action des missionnaires. Heureux effet du départ de ces derniers en 2002, leurs traditions sont revenues en force, dont celles liées à la pratique de la médecine traditionnelle. Basées sur l’utilisation des ressources végétales et animales de leur milieu de vie, qui se trouve être situé dans une des régions du monde où la biodiversité est la plus foisonnante, les techniques médicales et magiques des Matsés reposent sur un savoir ancestral transmis depuis des générations entre chamans guérisseurs. Pour ce peuple, les plantes, les animaux et les humains sont tous dotés d’un esprit susceptible de les guérir ou de les rendre malades, le rôle du chaman consistant à identifier la cause de la maladie pour prescrire, comme remède, la plante adéquate. Par exemple, un mal de gorge, probablement provoqué pour avoir mangé du singe hurleur, est soigné à l’aide d’une plante qui possède une apparence similaire à celle d’un larynx de singe.
L’intervention d’ACATÉ
Cette science des plantes amazoniennes n’a pas manqué d’attirer l’attention des ethnologues, des anthropologues, des botanistes et des médecins. En 2012, deux américains, Christopher HERNDON (ci-dessous à côté du chaman Arturo Tumi NËCCA POTSAD) et William PARK, créent une ONG dénommée Acaté (du nom d’une grenouille amazonienne utilisée pour ses vertus médicinales) destinée à étudier et sauvegarder la médecine traditionnelle des Indiens d’Amazonie, plus particulièrement celle des Matsés. Une fructueuse collaboration s’instaure entre une équipe américaine installée au sein de la communauté et de nombreux membres de la tribu.
Marqués par la mort d’un guérisseur qui a brutalement disparu sans avoir pu transmettre son savoir et assurer sa relève, plusieurs autres chamans, eux-mêmes très âgés et dépourvus d’apprentis, émettent le souhait de fixer leurs connaissances pour en éviter l’extinction. Sollicitée pour cette mission, l’organisation Acaté entreprend l’élaboration d’une encyclopédie qui compilerait, pour les sauvegarder définitivement, les connaissances des Matsés sur les remèdes traditionnels.
Aidés de jeunes assistants qui transcrivent leurs dires et s’occupent des illustrations, cinq chamans sont chargés de rédiger le contenu de cette encyclopédie médicinale. HERNDON résume ainsi la démarche adoptée : “Chaque addition est catégorisée par nom de maladie, avec un paragraphe descriptif incluant comment reconnaître les symptômes, la cause, quelle plante utiliser et comment préparer la cure, ainsi que des alternatives thérapeutiques. Des photos de chaque plante, prises par les Matsés eux-mêmes, illustrent chaque addition. L’encyclopédie est écrite du point de vue des chamans et par eux-mêmes. Ils décrivent comment les animaux sont connectés à l’histoire naturelle des plantes et des maladies. C’est une vraie encyclopédie chamanique, complètement éditée par les chamans. C’est une première en son genre.” À partir de mai 2015, soit après deux ans de travail, des séances de relecture et de correction sont organisées, avant d’aboutir à la version définitive du texte (ci-dessous).
Une encyclopédie médicinale
Au final, c’est un livre de 500 pages qui voit le jour sous le titre Neste Tantiaquidon Chuibanaid, pouvant être traduit par “Encyclopédie de la médecine traditionnelle des Matsés”. Devant le succès de l’entreprise, riche de l’expérience acquise, Acaté met en chantier un second volume. Dès septembre 2017, l’encyclopédie intégrale est distribuée dans 14 villages matsés. Cet ouvrage de 1 100 pages contient les références de 800 remèdes ordonnés selon une classification de 40 catégories de maladies.
Dès le départ, ce livre, édité et imprimé sur place mais produit à très peu d’exemplaires, n’a pas été conçu pour être mis en vente par le circuit des librairies. En effet, sa diffusion reste volontairement limitée aux seules tribus, dans un but de conservation et pour servir de ressource pédagogique à la jeunesse. Le texte est exclusivement rédigé en langue tribale pour échapper à la rapacité de groupes pharmaceutiques et de chercheurs malintentionnés susceptibles de s’approprier et de breveter à leur profit ces techniques ancestrales ; pratique répréhensible qui est désormais qualifiée de biopiraterie.
La rédaction de cette encyclopédie représente l’élément central d’un plan de conservation et de transmission plus vaste que la conception du livre en elle-même ; le projet global étant destiné à faire découvrir aux jeunes générations leur patrimoine culturel et à les impliquer dans la sauvegarde de leur héritage et de leurs traditions. À l’occasion de l’élaboration de l’encyclopédie, un programme d’apprentissage est mis sur pied, dans un village où désormais chaque chaman prend en charge plusieurs jeunes hommes. Ceux-ci accompagnent leur maître en forêt afin de découvrir les plantes, les reconnaître et acquérir la connaissance de leurs propriétés curatives. Cette expérimentation ayant été menée avec succès en 2014, les Matsés décident de généraliser ce programme à tous leurs villages, prioritairement à ceux qui n’ont plus de guérisseur. Dans le même temps, les programmes d’aménagement des cultures et de la forêt prennent désormais en compte la protection et la plantation d’espèces utilisées à des fins médicinales. À terme, l’encyclopédie pourrait passer du statut de manuel de sauvegarde d’un savoir disparu à celui de manuel de référence d’une pratique vivante, enseignée et transmise. L’avenir nous dira si elle peut répondre à cette ambition, mais dans l’immédiat l’optimisme est de rigueur…