La sexualité, la grande affaire de l’humanité
“La sexualité humaine est un phénomène social total. Donnée de nature, la sexualité est socialisée : le partage sexuel des activités traverse tout le champ de la société et de la culture ; la puissance et le pouvoir, les symboles et les représentations, les catégories et les valeurs se forment d’abord selon le référent sexuel […] Tout s’y joue, s’y exprime, s’y informe dès le commencement des sociétés.” Par cette définition datée de 1984, Georges BALANDIER rappelait à quel point la sexualité, par ses principes, ses pratiques et ses interdits, joue un rôle essentiel dans la définition des sociétés. Selon les lieux et les époques, ce domaine central de la vie humaine a pu bénéficier d’une grande tolérance, ou au contraire être exclu de la vie publique et confronté à une série de tabous. Dans certains pays, la sexualité a fait l’objet de véritables guides consacrés à ses pratiques. C’est en particulier le cas de l’Inde ancienne, qui a produit de nombreux textes – les Kâmashâstra -, dont les célèbres Kâmasutra et Ananga Ranga ; mais les civilisations chinoise, japonaise, arabe et perse n’ont pas été en reste, qui ont permis au cours des siècles l’éclosion de véritables traités sur le sujet.
En Europe, le christianisme imposera pour longtemps une vision ambivalente de la sexualité, influencée par la pensée de saint AUGUSTIN, rédacteur du traité Le Bonheur conjugal. Pour lui, l’acte sexuel est une pratique honteuse, pour ne pas dire “impure”, tout en étant une nécessité humaine et un devoir pour assurer la pérennité des familles. Pour les théologiens, l’acte sexuel ne doit avoir que pour seule fin la procréation dans le cadre des liens du mariage. Ils estiment qu’une volupté “excessive” entre époux s’assimile à de la concupiscence, tandis que les relations extraconjugales relèvent de la fornication, et que l’homosexualité est strictement prohibée. Le christianisme encourage et célèbre la procréation, mais considère le sexe en lui-même comme source de pulsions mauvaises, constituant par conséquent un danger pour l’âme. C’est ainsi qu’en Europe, pendant des siècles, l’éducation sexuelle sera reléguée dans la sphère strictement privée, ce qui n’empêchera d’ailleurs pas l’existence d’une tradition littéraire grivoise et d’une prostitution institutionnalisée.
Ce véritable carcan de pudibonderie, en favorisant l’ignorance des réalités physiologiques et anatomiques, ne pouvait que nuire au développement d’une vie conjugale épanouie. C’est pour remédier à cette situation qu’en 1686 un médecin du nom de Nicolas VENETTE (son portrait ci-dessous) publie ce que l’on peut considérer comme la première encyclopédie française d’éducation sexuelle, qui porte le titre de Tableau de l’amour conjugal considéré dans l’état du mariage.
VENETTE, un hardi vulgarisateur
Né à La Rochelle en 1632, notre homme a étudié la médecine à Bordeaux puis à Paris. Devenu docteur, il voyage au Portugal et en Italie, avant de se fixer dans sa ville natale où il devient professeur d’anatomie et de chirurgie. Si sa vie personnelle nous reste inconnue, nous savons qu’il publie, en 1671, un ouvrage consacré à un sujet fort important pour les navigateurs au long cours de l’époque : Traité du scorbut, où l’on peut connoistre fort exactement la pluspart des maladies qui arrivent sur la mer, leurs causes, leurs signes, et les remèdes dont on se doit servir pour les combattre. En entreprenant ce nouveau livre sur la sexualité, il présume que le sujet lui fera encourir la censure. C’est la raison pour laquelle il choisit de le faire publier à Amsterdam, et de le signer d’une anagramme de son nom : “SALONICI, Vénitien”. Si la sexualité n’est pas un sujet neuf du point de vue éditorial, il est jusqu’ici réservé aux publications médicales ou aux spéculations des théologiens le plus souvent rédigées en latin pour en limiter l’accès. Grâce à la grande hardiesse de VENETTE, nous avons pour la première fois affaire à un ouvrage destiné d’emblée au grand public.
À sa sortie, de bonnes âmes ne manquent pas de s’offusquer de la crudité du propos et de descriptions trop précises mais, pour autant, le livre, publié sous le titre de La génération de l’homme ou Tableau de l’amour conjugal, reçoit globalement un bon accueil, en particulier de Pierre BAYLE et Nicolas FURETIÈRE qui n’hésiteront pas à le citer fréquemment. Face au succès, les réimpressions et les nouvelles éditions se multiplient (ci-dessous, une version de la septième édition de 1696), VENETTE ne cessant de remanier, corriger et amender son contenu. Il décède en 1698 sans pouvoir assister à la parution de la huitième édition, qui sera publiée à Cologne en 1702 ; celle qu’il considérait comme la version la plus achevée de son texte.
Le souci de l’auteur consiste à tenir un certain équilibre dans son propos pour ne pas provoquer des reproches contradictoires, soit pour ne pas être assez explicite, soit pour avoir rédigé un livre “licencieux” sous prétexte d’éduquer la population. D’où le rappel constant de son credo : il faut pratiquer les activités sexuelles, mais uniquement dans le cadre du mariage, avec modération et sans volupté excessive, le tout dans le respect des commandements de la Bible et de la bienséance, dans un seul but, celui de procréer. C’est ainsi qu’il écrit dans sa préface : “On ne peut pas dire véritablement que j’apprends dans ce Livre les excès de l’Amour, ny que j’enseigne les souplesses de cette passion pour en abuser. Si je les expose aux yeux de tout le monde, je ne le fais que pour décrier les voluptés illicites, pour les fuir & pour les abhorrer en même temps comme des causes de la perte de notre santé & de la perpétuité de notre espèce. Car ce n’est pas pour réduire en méthode les ouvrages de la Génération, ny les actions des parties génitales des deux sexes, que j’ay fait ce Livre.” À sa lecture, nous constatons que la morale chrétienne est omniprésente dans l’ouvrage, l’auteur n’hésitant pas, au nom de la religion, à multiplier les mises en garde et les rappels à l’ordre. Nous pouvons d’ailleurs légitimement nous demander si ce zèle affiché est vraiment sincère, ou si ce n’est qu’une tactique pour lui permettre de traiter sans risque un sujet aussi sensible.
Le livre consacre de nombreux chapitres à l’anatomie, dédiée aux “parties de l’homme & de la femme qui servent à la génération”. Ces descriptions étaient à l’époque d’autant plus nécessaires que beaucoup de garçons et de filles grandissaient alors dans l’ignorance de leur propre corps, et que le spectacle de la nudité complète entre époux, y compris dans l’intimité du foyer et de la chambre à coucher, n’était pas toujours de mise. VENETTE s’appuie sur des gravures assez précises, dont nous vous proposons des échantillons ci-dessous. Après avoir décrit le bon fonctionnement des “parties secrètes”, l’auteur s’attarde longuement sur les malformations, comme celle du prépuce, et les autres maladies qui peuvent nuire à la copulation. Il propose en outre des “remèdes qui corrigent les défauts des parties naturelles de l’homme & de la femme”, ainsi que des “recettes maison” pour porter remède à certaines inflammations et infections.
Toute une section est consacrée à la virginité : les moyens de la constater, les conséquences physiologiques de sa perte, mais aussi, et c’est plus inattendu, les astuces pour camoufler la perte de cette dernière, comme dans l’extrait suivant : “Ne seroit-il pas permis à une fille, qui a passé quelques années de sa vie dans des voluptés illicites, de rassurer le premier jour de ses noces l’esprit de son mary, en presnant un peu de sang d’agneau, qu’elle auroit fait sécher auparavant, & en se le mettant dans le conduit de la pudeur après en avoir formé deux ou trois petites boules ? Ne luy seroit-il pas permis, dis-je, pour conserver la paix dans sa famille, de faire tous ses efforts pour paroître sage à l’égard de son mary ?” En revanche, la contraception ou les pratiques abortives, tabous absolus de l’époque, sont ici totalement passées sous silence.
VENETTE s’attarde longuement sur les conditions idéales de procréation. Signalons au passage que la notion de callipédie, c’est-à-dire l’art et la manière d’engendrer de “beaux” enfants, est alors très répandue et étudiée avec sérieux par les milieux savants. Tout y entre en ligne de compte : l’alimentation, la saison, le tempérament, la constitution de chaque partenaire, ou encore le meilleur moment de la journée pour exécuter l’acte sexuel. C’est ainsi qu’il propose comme le plus adéquat “l’aurore, qui répond au printemps, paroit plus commode pour la génération, car après qu’un homme s’est agréablement diverti avec sa femme, qu’il s’est un peu rendormi après ses plaisirs légitimes, il répare ainsi toutes les pertes qu’il vient de faire, & guérit les lassitudes qu’il vient de gagner amoureusement. Après cela, il se lève & va où ses occupations ordinaires l’appellent, pendant que la femme demeure au lit pour conserver le précieux dépôt qu’il vient de luy confier”.
VENETTE recense également les “remèdes qui excitent un homme à embrasser ardemment une femme”, mais aussi des recettes pour “dompter son humeur amoureuse”. En bon médecin, il condamne tout excès et voit dans les “voluptez déréglées” un danger, aussi bien pour la santé physique que mentale de l’homme. Petit exemple assez croquignolet des conséquences d’une sexualité trop débridée : “C’est cette même chaleur qui dessèche le cerveau et le crâne des hommes lascifs, et qui les fait promptement devenir chauves ; car comme ils manquent à la tête de vapeurs terrestres dont les cheveux sont produits, et que d’ailleurs les cheveux ne peuvent percer une peau dure et sèche, comme l’ont ceux qui sont d’un tempérament chaud et sec, on ne doit pas s’étonner s’ils deviennent chauves, et cette chauveté s’augmente tous les jours par l’usage des femmes.”
La posture à adopter lors du coït donne l’occasion à notre brave docteur de se lancer dans une liste comparative : “ Nos parties amoureuses ne sont pas faites pour nous caresser debout comme des hérissons. Cette posture altère notre santé, provoque des éblouissements et des maux de tête, des tremblements de genoux. C’est une source de rhumatisme et de goutte ; l’amour assis rend stérile, ou bien les enfants qui en naissent sont nains, boiteux, bossus et stupides”, etc. La position qu’il recommande est la plus classique : l’homme et la femme sont allongés et se font face, mais, surtout, l’homme se doit d’être au-dessus, car – et nous laissons à notre médecin toute la responsabilité de son texte – “l’homme, qui selon les loix de la Nature doit avoir l’empire sur sa femme, & qui passe pour le maître de tous les animaux, est bien lâche de se soumettre à une femme, quand ils veulent prendre ensemble des plaisirs amoureux”.
Comme nous pouvons le constater, le féminisme, qui commence pourtant à émerger au cours de la même période, n’est guère la préoccupation première de notre sexologue, totalement imprégné des préjugés de son temps. Il affirme que seul l’homme est capable de soumettre ses passions à la réflexion, du fait qu’il aurait des fibres cérébrales plus tendues que la femme. Il en résulterait que son excitation et son plaisir sont plus forts que celui de la femme, supériorité qui justifie le fait que c’est à lui seul qu’il revient de décider des modalités et de la fréquence des rapports sexuels. Même quand il parle du couple ou de la partenaire féminine, son propos est toujours inspiré par un point de vue masculin, comme l’attestent des chapitres comme Si l’on se trouve plus incommodé de baiser une laide femme qu’une belle ou Combien de fois pendant une nuit on peut caresser amoureusement sa femme.
Avant d’aborder les différentes étapes de la grossesse, VENETTE décrit les organes reproducteurs internes de la femme, la “matrice” (ci-dessous, une des figures illustrant cette partie).
À cette occasion, le lecteur contemporain peut découvrir les conceptions étranges qui prévalaient à l’époque, en particulier l’idée que la femme élaborait dans son utérus sa propre semence qui se mélangeait à celle de l’homme pour créer un embryon. Nous sommes surpris par d’autres singulières considérations, parfois dignes de figurer dans le Dictionnaire de la bêtise, comme celles sur l’origine et le rôle des menstruations. Reconnaissons néanmoins à notre ancien praticien qu’il s’attache à reconstituer les différentes phases du développement du fœtus en s’appuyant sur ses propres observations réalisées lors de dissections auxquelles il a pu prendre part. Étonnamment, l’accouchement, domaine où les médecins cèdent le plus souvent la place à l’expertise des “matrones”, n’a pas retenu outre mesure son intérêt, l’auteur préférant s’attarder sur les causes d’impuissance et de stérilité, ainsi que sur le cas des hermaphrodites.
Ouvrage assez déroutant, un peu confus dans son organisation et son propos, émaillé de références livresques envahissantes et d’anecdotes parfois abracadabrantes, le livre de VENETTE offre un curieux mélange de descriptions anatomiques et médicales assez crues, en dépit d’un langage parfois excessivement alambiqué, de préceptes moraux et philosophiques souvent bancals, et de considérations peu scientifiques voire farfelues. Pourtant, le succès de ce livre, qui n’en reste pas moins réellement novateur, ne se démentira pas au cours des siècles suivants. L’ouvrage sera même rapidement traduit (ci-dessous) en anglais, en allemand et en néerlandais.
Truffé d’erreurs et d’approximations, le texte initial devra être à plusieurs reprises modifié, corrigé et amendé, en particulier pour tenir compte des importants progrès de la science médicale. En 1751, le chirurgien François PLANQUE en publiera une version révisée plus exacte. Le livre ne fera pourtant jamais l’unanimité et suscitera maintes critiques. Pour MICHAUD, cet ouvrage n’a “probablement dû sa vogue qu’à son style lubrique dans lequel il est écrit”, tandis que Pierre LAROUSSE le décrit comme “rempli d’erreurs et indigne de figurer dans la bibliothèque d’un médecin”. Mais, malgré ses imperfections notoires, le livre qui, à partir du XIXe siècle, est connu sous le seul titre de Tableau de l’amour conjugal, connaîtra une très longue carrière, au point de compter 33 éditions françaises jusqu’en 1903, sans prendre en compte les versions postérieures modifiées ou abrégées. Ci-dessous, un petit échantillon de diverses couvertures.
In fine, l’un des grands mérites de VENETTE a été de poser les bases d’une sexologie “scientifique” et d’ouvrir la voie à une littérature de vulgarisation de la sexualité conjugale qui, par la suite, s’illustrera par des ouvrages tels que De l’homme et de la femme considérés physiquement dans l’état de mariage, daté de 1772, ou encore La Petite Bible des jeunes époux, du docteur MONTALBAN, publiée en 1885.