Les mystères de l’odorat
Dès la 11e semaine, l’odorat est le premier sens à se développer chez le fœtus. Puis, tout au long de la vie de l’individu, les expériences olfactives, volontaires ou non, contribueront à façonner sa perception du monde. De nos cinq sens, l’odorat est sans doute l’un des plus complexes, comme le démontre pour chacun d’entre nous – à l’exception notable des “nez” qui interviennent dans la fabrication des parfums – la difficulté d’analyser en détail chaque odeur ou fragrance. Notre mémoire olfactive enregistre à notre insu les odeurs liées à nos émotions et à nos souvenirs et ce, en si grand nombre que certains estiment que notre cerveau serait en mesure de distinguer jusqu’à un milliard de senteurs différentes. De ce constat est née l’idée de créer une encyclopédie numérique des odeurs, projet qui, a priori, pourrait apparaître comme une tâche ardue, pour ne pas dire insurmontable. Pourtant, l’intérêt croissant pour l’odorat, pris comme élément incontournable du point de vue culturel, historique et anthropologique, a incité des chercheurs et des scientifiques à entreprendre un tel ouvrage. Leur travail a débuté par des recensements ciblés qui ont permis d’élaborer les cartes olfactives de plusieurs agglomérations. C’est ainsi qu’une équipe britannique a commencé en 2017 à répertorier les odeurs du passé, en concentrant, dans un premier temps, leurs investigations dans un ancien manoir où, grâce au procédé de la chromatograhie, ils ont réussi à identifier toutes les substances présentes.
Le projet ODEUROPA
Mais le projet le plus audacieux, celui qui va faire l’objet de ce billet, a vu le jour en cette si particulière année 2020, sous la forme du consortium Odeuropa (ci-dessous, le logo), qui regroupe des membres de sept écoles et institutions européennes : le KNAW d’Amsterdam, l’Eurecom de Sophia-Antipolis, l’université Ruskin de Cambridge, la Fondation Kessler de Trente, la Friedrich-Alexander Universität d’Erlangen, l’institut Jozef Stefan de Ljubljana et l’University College London.
L’objectif de ce nouvel organisme, qui vient de recevoir au mois de novembre un important soutien financier du programme européen Horizon 2020, est inhabituel et très ambitieux, puisqu’il ne s’agit rien de moins que de recréer les odeurs que l’on trouvait en Europe du XVIe au XXe siècle, désormais considérées comme parties intégrantes d’un véritable patrimoine immatériel. Pour William TULLETT : « Nous avons une certaine connaissance des odeurs les plus répandues dans le passé, mais il est difficile d’imaginer les différences de perception aujourd’hui et il y a cent ans, même pour les senteurs les plus agréables, étant donné que notre société en est venue à associer la propreté à l’absence d’odeur.» Pour la réalisation d’un programme aussi ambitieux, la démarche ne pouvait être qu’interdisciplinaire, ce qui explique que les quarante chercheurs engagés dans le projet viennent de spécialités aussi variées que l’histoire, l’informatique, l’intelligence artificielle, la chimie, la sociologie, les sciences de l’information et du langage, l’art et la parfumerie.
Une tâche titanesque
La tâche d’ODEUROPA consiste à créer une bibliothèque des odeurs, “archive du patrimoine olfactif de l’Europe, permettant aux générations futures d’accéder et d’en apprendre davantage sur le passé parfumé”. La masse d’informations recueillies doit permettre de mettre en ligne une Encyclopédie du patrimoine olfactif (Encyclopaedia of Smell Heritage), qui reprendra l’histoire des principales senteurs mais aussi celle des pratiques et des habitudes olfactives. À terme, il devrait donc être possible de reconstituer en laboratoire des odeurs “historiques” et de permettre au grand public de faire, par exemple, l’expérience de l’arôme d’une herbe, comme le romarin censé protéger lors des épidémies de peste, ou de sentir les émanations des usines de la révolution industrielle. L’encyclopédie devrait également rappeler l’histoire de chaque odeur, comme celle du tabac qui, de denrée rare et exotique, est devenu un bien de consommation ordinaire, imprégnant l’univers olfactif de la sphère domestique et de la vie quotidienne de manière de plus en plus envahissante, avant de se faire plus rare depuis la fin du XXe siècle.
La première étape, la plus complexe, va consister à construire un outil informatique suffisamment puissant et pointu pour extraire des données sensorielles d’une collections de textes et d’images numériques à très grande échelle. Pour accomplir cette tâche titanesque, il va falloir recourir à l’intelligence artificielle, afin de créer “un nez d’ordinateur capable de retracer des odeurs et des expériences olfactives présentes dans des textes numérisés”. Des “marquages types” vont être effectués à partir de textes sélectionnés par des historiens, dans lesquels se trouvent des références à une odeur, comme par exemple “sent le citron” ou “odeur de cuir”. Ainsi “formaté” et se perfectionnant au fur et à mesure, un algorithme recherchera automatiquement dans les titres numérisés des grandes bibliothèques nationales des passages similaires qui se réfèrent à une odeur. Pour les images et les tableaux, le processus sera quasi similaire. Comme l’explique Marieke VAN ERP : “Nous fournirons à l’algorithme d’apprentissage automatique un ensemble d’images dans lequel nous avons indiqué quelles sections représentent un objet odorant et quel type d’objet. Par exemple, en présence d’une fleur ou d’un animal, on précise s’il s’agit d’une rose ou d’un lys, d’un cheval ou d’un chien.”
Dans le petit film ci-dessous, différents membres de l’équipe d’ODEUROPA viennent présenter et expliciter (en anglais) les tenants et les aboutissants de leur travail.
Des « odoramas »
Le projet n’est mis en place que depuis peu, et tout ou presque reste à faire, mais les scientifiques ont bon espoir de rendre leur grande encyclopédie olfactive accessible dès 2024. Les mots et les images ne suffisant pas à restituer pleinement les senteurs du passé, des “événements olfactifs” seront organisés, en particulier lors d’expositions au cours desquelles les odeurs deviendront des éléments muséographiques à part entière. Signalons que certains musées, comme le Jorvik Viking Center de York, sont déjà pionniers dans ce domaine, proposant depuis longtemps des reconstitutions et des expériences très “odoriférantes”. Mais, avec la réalisation d’une immense base de données, ODEUROPA veut donner une nouvelle dimension à ce procédé, afin “d’engager, dans la découverte patrimoniale et l’apprentissage de notre passé, un nouveau sens, l’odorat” et “de découvrir comment les odeurs ont façonné nos communautés et nos traditions”.
Un des chercheurs s’est lancé dans une expérience originale : tenter de reconstituer l’odeur de la bataille de Waterloo. Travaillant à partir de peintures, il a recensé les différentes fragrances présentes sur le champ de bataille en ce jour de juin 1815. Tout y passe : le parfum des chevaux, la sueur, le sang, la poudre à canon, la terre mouillée, sans oublier l’eau de Cologne de Napoléon. Notre homme ambitionne de dresser un “portrait” olfactif du champ de bataille pour lui conférer une impression historique sensationnelle qui, diffusée dans la salle où sont exposées les scènes de combat, permettrait au visiteur de se connecter de manière plus immersive à un épisode historique.
Nous vous donnons rendez-vous dans quatre ans pour vérifier si ODEUROPA aura pu atteindre ses objectifs. Si vous souhaitez compléter votre lecture sur le sujet par d’autres articles, nous vous proposons ici ceux d’Actualitté, de BFM, de National Geographic et de Science Times.