L’oniromancie : le langage des songes
Depuis l’aube des temps, l’humanité a tenté, par des pratiques divinatoires, de recourir aux forces surnaturelles pour lire l’avenir. Sous l’Antiquité, de nombreux peuples ont érigé la divination en véritables institutions dotées de pratiques codifiées. Les Grecs, les Étrusques puis les Romains ont eu recours à diverses méthodes pour obtenir des réponses à leurs questions sur l’avenir : la consultation d’oracles, de devins, de voyants et autres augures ; l’interprétation de phénomènes naturels ; le déchiffrement par des haruspices des présages dans les entrailles d’animaux sacrifiés ; et, plus tardivement, l’astrologie. Une autre technique, moins connue que les précédentes, faisait appel au monde des songes ; il s’agit de l’oniromancie, parfois appelée brizomancie.
Bien des peuples considéraient en effet que les rêves étaient le mode choisi par les dieux et les esprits pour communiquer avec les hommes. Mais le message, toujours crypté ou ambigu, nécessitait l’intervention de “spécialistes” formés à cette tâche complexe qui prenait le nom d’onirocritique. À Épidaure, le temple du dieu médecin ESCULAPE autorisait les pèlerins, lors d’un rite d’incubation, à dormir sur place pour recevoir en songe des indications afin d’obtenir leur guérison. De son côté, le célèbre médecin HIPPOCRATE était l’auteur d’un Traité d’hygiène, ou l’Art de prévoir les maladies du corps humain par l’état du sommeil, tandis qu’ARISTOTE traitait le sujet dans De la divination dans le sommeil.
Comme d’autres arts divinatoires, l’interprétation des rêves, considérée à l’époque comme une véritable science, faisait l’objet de traités, qui ont malheureusement disparu ou ne sont connus que par des allusions, des citations ou des fragments. Heureusement, il subsiste un ouvrage complet, rédigé au second siècle de notre ère et présenté sous la forme d’un recueil “encyclopédique”. Cet ouvrage, intitulé à l’origine Oneirocritica, sera par la suite plus connu sous le nom d’Oneirocriticon . Ce livre – que l’on peut encore trouver de nos jours sous le titre La Clé des songes – a traversé les siècles (ci-dessous une édition du début de la Renaissance, due au fameux imprimeur Alde MANUCE). Il nous permet d’appréhender en détail ce que fut une pratique du monde gréco-romain, située à la croisée de l’ésotérisme et de la psychiatrie.
ARTÉMIDORE de DALDIS
L’auteur de cette synthèse est un dénommé ARTÉMIDORE de DALDIS dont, à l’exception de quelques rares éléments glanés chez GALIEN et dans la Souda, nous ne connaissons la biographie que par ce qu’il en a rapporté dans ses livres. Nous savons donc qu’il a vécu sous les Antonins – sans doute entre 120 et 200 -, à une époque qui coïncidait avec l’apogée de l’Empire et de la Pax Romana. Nous apprenons aussi qu’il était citoyen d’Éphèse, une cité située dans l’actuelle Turquie dont la population, bien qu’intégrée à l’Empire romain, demeurait de langue et de culture helléniques. En hommage à la patrie de sa mère, et peut-être pour se démarquer d’un géographe homonyme du Ier siècle avant notre ère, il ajoutera à son patronyme le nom de la ville lydienne de Daldis. Notre homme exerçait la fonction d’onirocritique, situation qui semble héréditaire puisque, si on se fie à une dédicace, son propre fils allait emprunter la même voie après lui. Grand voyageur, il se rendra en Italie (en particulier à Rome), en Grèce et au Proche-Orient, contrées où il visitera des sanctuaires, échangera avec des devins et assistera à des fêtes religieuses sans jamais cesser de perfectionner ses connaissances pratiques dans les arts divinatoires.
Inspiré par un songe au cours duquel APOLLON lui-même lui aurait confié cette mission, ARTÉMIDORE se lance dans un travail d’écriture pour apporter la contradiction aux critiques émises sur la science divinatoire par des philosophes et des esprits sceptiques. Son ouvrage s’étale sur une longue période, ce qui explique qu’il se répartit sur cinq livres de longueurs inégales. Les deux premiers forment le traité proprement dit, avec un exposé théorique concis suivi d’un recueil de thèmes oniriques. Il s’agit de fragments de rêves qui sont interprétés en fonction des circonstances du songe, l’ensemble étant ordonné selon un plan qui, de la naissance à la mort, aborde tous les thèmes, comme les âges de la vie, les parties du corps, les fonctions corporelles, les occupations et les métiers ou encore les animaux. La troisième partie est constituée d’un assemblage d’addenda. Des années plus tard, il achèvera un quatrième livre dédié à son fils, dans lequel il exposera ses réponses argumentées aux critiques formulées à l’encontre des tomes précédents. Enfin, la cinquième et dernière partie se révèle un recueil de 95 rêves entiers – et non plus seulement de “thèmes oniriques” comme précédemment –, complétés par le récit de leur accomplissement. Il aurait répertorié ces cas tout au long de son activité professionnelle, en particulier lors des Panégyries organisées autour des sanctuaires en Grèce, en Asie Mineure et en Italie.
Les grilles d’interprétation des rêves
Ci-dessous, nous avons quelques exemples de ces songes décryptés :
-“Être véhiculé sur un char ou une voiture à quatre roues avec un attelage d’hommes signifie qu’on dominera sur beaucoup et cela présage en plus pour le songeur la naissance de fils serviables. Pour les voyages à l’étranger, cela n’est pas extrêmement avantageux : le rêve sans doute indique sécurité, mais il prédit grande lenteur.”
-“Un homme, qui était malade de l’estomac et qui avait demandé à Asclépios une ordonnance, rêva qu’il était entré dans le temple du dieu et que celui-ci, tendant les doigts de sa main droite, les lui donnait à manger. Il mangea cinq dattes et fut guéri. Car les bonnes dattes du palmier sont nommées des doigts.”
-“Un homme rêva qu’il entrait dans le gymnase de sa ville natale, et qu’il y voyait sa propre statue, qui effectivement lui était là dressée. Ensuite il lui semblait en ce rêve que tout l’échafaudage extérieur de la statue s’était défait. Et, comme on lui demandait ce qui était arrivé à la statue, il lui semblait qu’il disait : « La statue est en bon état, mais c’est l’échafaudage qui s’est défait. » Il devint boiteux des deux pieds. Résultat correct : le gymnase symbolisait la bonne constitution du corps en tout son volume, la statue signifiait le visage, l’échafaudage extérieur était le reste du corps.”
–“Un homme rêva qu’un aigle lui avait de ses griffes fendu le ventre et arraché les entrailles, qu’il les portait à travers la ville jusqu’au théâtre alors plein de monde et qu’il les montrait aux spectateurs. Il était sans enfant et après ce rêve il lui naquit un fils, qui se fit remarquer et brilla dans la ville. L’aigle en effet indiquait l’année où le fils lui devait naître de ses entrailles qui signifiaient le fils – c’est ainsi en effet qu’on appelle usuellement le fils. Le transport jusqu’au théâtre annonçait combien le fils deviendrait distingué et brillant. »
Sans être totalement rationaliste, ARTÉMIDORE ne s’attarde pas sur le rôle des dieux. À vrai dire, il se présente plutôt comme l’exécutant – on pourrait même dire le praticien – scrupuleux et discipliné d’un savoir et d’un métier, dont d’ailleurs il se garde bien de livrer tous les secrets. Pour lui, l’art d’interpréter les rêves repose avant tout sur une méthode et des techniques enrichies par l’expérience acquise, plus que sur un don de prophétie ou une inspiration divine.
L’auteur classe les rêves en deux catégories : d’abord les “normaux” (enupnion), ainsi définis : “Certains de nos affects sont disposés par nature à accompagner l’âme en sa course, à se ranger auprès d’elle et à susciter des rêves […] Il est donc possible d’avoir ces rêves parce que les affects en sont déjà la base. Ces rêves eux-mêmes ne comportent pas une annonce de l’avenir mais un souvenir des réalités présentes.” Seconde catégorie, les « visions de songe » (oneiros), associées aux rêves “divinatoires” qui se divisent eux-mêmes en deux ensembles. Le premier regroupe les songes théorématiques – de théôrèma, contemplation -, dont l’accomplissement est clairement décrit. Le second est dédié aux rêves allégoriques, “qui signifient certaines choses au moyen d’autres choses”. C’est bien sûr cette famille de rêves qui nécessite tout le savoir-faire de l’onirocritique ; d’autant que l’interprétation d’un même rêve varie en fonction de facteurs tels que le statut social, le métier de l’intéressé, sa condition d’homme libre ou d’esclave, la période de l’année, l’implication du rêveur dans un procès, sa situation familiale ou financière, son état de santé, etc. Par exemple, “Rêver qu’on a des fourmis qui vous entrent dans les oreilles n’est bon que pour les professeurs de rhétorique : car les fourmis sont semblables aux petits jeunes gens qui viendront suivre les cours”, tandis que pour les autres “ce songe prédit la mort : car les fourmis sont filles de la terre et s’enfoncent dans la terre”, tandis que “rêver qu’on a des oreilles d’âne n’est bon que pour les philosophes, parce que l’âne est prompt à remuer les oreilles ; pour les autres, cela signifie esclavage et misère”. Le contexte est donc essentiel et la perspicacité, pour ne pas dire la finesse psychologique, sert de base à son travail.
Ci-dessous, deux autres exemples d’interprétation, qui ne manqueront pas de laisser le lecteur contemporain un peu perplexe :
-“Vomir beaucoup de sang, et de belle couleur, et non corrompu, c’est bon pour le pauvre, car cela prédit acquisition de biens et enrichissement, car l’argent a conformité avec le sang, comme l’ont défini les anciens habiles en ces matières. C’est bon aussi pour l’homme sans enfants ou qui a un parent en voyage : car le premier verra un enfant qui lui est né, et le second verra un parent revenu de voyage, dans les deux cas des êtres qui sont
du même sang. Eh bien, si le sang a coulé dans un vase, l’enfant grandira et le voyageur vivra après son retour ; si en revanche le sang coule à terre, l’un et l’autre mourront.”
-“Être enrôlé comme soldat ou partir en campagne, pour les malades, quelle que soit la maladie, signifie mort : de fait, celui qui est parti en campagne passe de l’état civil à un autre genre de vie et à d’autres occupations, après avoir abandonné la première. Souvent aussi, cela a prédit pour des vieillards la mort, et cela prédit pour les autres des tourments, des désagréments, des mouvements, des départs pour l’étranger. Pour les gens sans activité et sans ressources cela signifie activités et rémunérations : car un soldat n’est ni inactif ni dans le besoin. Pour les esclaves, cela signifie le fait d’être en honneur, mais sans encore l’affranchissement.”
Pour l’auteur, une fausse interprétation ne peut être imputable qu’au mauvais travail de l’onirocritique ou à une description erronée ou incomplète du rêve. C’est ainsi qu’il cite le cas d’un capitaine qui voulait savoir si son rêve signifiait s’il allait pouvoir atteindre Rome. Il lui fut répondu “οὐ”, qui veut dire non. Mais malgré une très laborieuse navigation et une grande tempête, le navigateur atteindra sa destination au bout de 470 jours. Pour ARTÉMIDORE, la réponse n’était pas mauvaise mais mal interprétée car, en grec ancien, les lettres ont une valeur numérique de sorte qu’omicron et upsilon totalisaient 470.
Bien que les rêves prémonitoires soient présents dans la Bible, l’oniromancie sera assimilée par les églises chrétiennes à une pratique apparentée à la sorcellerie, ce qui n’empêchera pas cette science de se perpétuer dans l’Empire byzantin et au Moyen-Orient. Mais c’est dans le monde arabo-musulman que l’onirocritique va connaître un grand renouveau, sous l’impulsion de IBN SIRIN, l’imam de Bassorah, mais aussi grâce aux trois premières sections du livre d’ARTÉMIDORE traduites en arabe dès 877. À la même époque, un traité intitulé l’Oneirocriticon, signé d’un certain ACHMET – sous doute un auteur fictif qui se présente comme le fils de l’interprète des songes d’un calife -, paraît à Byzance. Cet ouvrage constitue une synthèse du livre d’ARTÉMIDORE et de la tradition musulmane de l’interprétation des rêves. À son tour, ce livre sera traduit en latin dès le XIIe siècle et diffusé en Occident, d’abord de manière assez confidentielle, puis très largement après l’invention de l’imprimerie (ci-dessous une version de 1603).
Cette version va relancer l’intérêt pour l’ouvrage original d’ARTÉMIDORE, qui attendra 1539 pour, à son tour, être édité en latin, puis dans d’autres langues européennes (ci-dessous, une version française de 1546).
Le texte a souvent pâti de traductions de mauvaise qualité, de déformations et de lacunes. En 1864, un professeur de Leipzig, Rudolf HERCHER, publie une version “restaurée” mais sa démarche ne repose arbitrairement que sur deux manuscrits médiévaux rédigés en grec. Il faut attendre 1963 pour voir Roger Ambrose PACK proposer un texte très proche de l’original. Cette édition fait désormais autorité, mais notons quand même qu’en 1964 le professeur libanais Toufic FAHD a publié à Damas une version basée sur une copie de la traduction du IXe siècle, la plus ancienne attestée mais amputée des deux dernières parties. Actuellement, un groupe de chercheurs de l’université Paul-Valéry Montpellier 3 travaille à une traduction française “fiable”, et au-delà à une nouvelle édition critique du texte grec.
D’ARTÉMIDORE à SIGMUND
Mais si l’oniromancie vue par ARTÉMIDORE ne représente plus aujourd’hui qu’une curiosité, elle demeure intéressante pour son rapport avec la psychiatrie moderne. Celle-ci a repris à son compte la méthodologie de l’analyse des rêves, non plus à des fins divinatoires, mais pour décrypter le présent “psychique” d’un individu par l’interprétation de messages oniriques qui trouvent leurs racines dans le passé. Dans son fameux ouvrage L’Interprétation du rêve, Sigmund FREUD salue un devancier qui a réalisé “le travail le plus complet et le plus consciencieux sur l’interprétation des songes dans le monde gréco-romain”. Il lui reconnait le mérite de s’être attaché “à fonder l’analyse des rêves sur l’observation et l’expérience et d’avoir tenu à séparer nettement son art d’autres arts trompeurs”. Pour autant, le psychanalyste précise que sa méthode “impose au rêveur lui-même le travail d’interprétation. Elle ne veut pas tenir compte de ce qui vient à l’esprit de l’interprète, mais de ce qui vient à l’esprit du rêveur à propos de l’élément concerné du rêve”. D’autres auteurs, comme Michel FOUCAULT, se pencheront par la suite sur l’Onirocritique, un ouvrage qui, bien longtemps après sa rédaction, deviendra un classique.
Pour ceux qui voudraient en savoir d’avantage sur le sujet, nous vous conseillons cet article sur le site Éduscol et l’ouvrage Études sur Artémidore et l’interprétation des rêves, édité en 2012 aux Presses universitaires de Paris-Nanterre.