Les manuscrits du Moyen Âge à portée de clic
Les bibliothèques de manuscrits médiévaux sont confrontées à un dilemme majeur : assurer la bonne conservation d’ouvrages souvent richement ornés d’enluminures et d’illustrations diverses, tout en permettant à un public extérieur de pouvoir les consulter sans mettre en danger les textes et leurs supports. Inconvénient majeur, ces manuscrits rares et fragiles, disséminés de par le monde, ne voyagent pas aisément, ce qui a pour effet de pénaliser le travail des chercheurs. Pourtant décriée comme annonciatrice de la mort du livre, la révolution numérique offre désormais une solution aux amateurs de manuscrits médiévaux, par une mise en ligne qui permet une accessibilité permanente à ces précieux documents. Se pose malgré tout la question de l’important coût financier de leur numérisation…
Toutes deux dépositaires de nombreux manuscrits médiévaux, la Bibliothèque nationale de France (BNF) et la British Library nouent à partir du printemps 2016 un partenariat, afin de numériser plusieurs centaines d’ouvrages de leurs collections. L’opération, d’une envergure inédite pour la littérature du Moyen Âge, est assurée grâce au mécénat de la Fondation Polonsky, qui lui apporte son soutien financier. Deux ans plus tard, ce sont près de 800 manuscrits (chaque institution ayant fourni 400 ouvrages) qui ont rejoint les bibliothèques en ligne Gallica et Digitised Manuscripts. Le 21 novembre 2018, le dispositif est complété par le lancement simultané, en France et en Grande-Bretagne, de deux portails dédiés : France-Angleterre : manuscrits médiévaux entre 700 et 1200 et Medieval England and France, 700-1200. Ci-dessous, une vidéo retrace la genèse de cette belle réussite franco-britannique.
Un herbier mystérieux et foisonnant
Parmi les merveilles ornées de magnifiques enluminures que le visiteur peut désormais admirer sur son écran, nous trouvons un curieux ouvrage de 142 pages, détenu par la British Library où il est enregistré sous le nom, peu attractif il faut le dire, de Cotton MS Vitellius C III. Cet ouvrage est issu de la prestigieuse collection de livres anciens réunie au XVIIe siècle par Robert Bruce COTTON, grâce à l’acquisition de livres rares dispersés lors de la dissolution des monastères. Ce livre composite (ci-dessous un aperçu de l’intérieur), relié au XVIIe siècle, rassemble quatre manuscrits de longueurs inégales, dont trois textes médiévaux du IXe au XIIe siècle, complétés par des notes et des recettes de remèdes rédigées par le célèbre médecin William HARVEY.
La quatrième partie, la plus importante, celle qui constitue le cœur de l’ouvrage, est une encyclopédie d’herboristerie qui prend la forme d’un herbier. Le livre connaîtra un grand succès dans l’Europe médiévale, puisque plusieurs copies en sont connues, dont la plus ancienne, datée du VIe siècle. Même si, à partir du XIIe siècle, d’autres traités d’herboristerie viendront le supplanter, cet ouvrage est encore suffisamment renommé pour être jugé digne d’être imprimé à Rome en 1481, puis à Zurich en 1537.
L’Herbarius, qui s’apparente à un traité de ce qu’on appellerait aujourd’hui la médecine naturelle, remonte à la fin de l’Antiquité romaine. D’abord attribué à APULÉE, poète, philosophe platonicien et écrivain du IIe siècle, il a longtemps été désigné sous l’appellation de Herbarium Apuleii Platonici. Mais il est désormais établi que cet ouvrage, rédigé en latin ou en grec et reprenant abondamment plusieurs sources antiques, dont les écrits de PLINE l’Ancien, de DIOSCORIDE et de Sextus PLACITUS, n’a acquis sa forme définitive qu’au IVe siècle. L’auteur supposé en serait un certain Sextus APULEIUS BARBARUS, dont l’homonymie avec son prédécesseur pourrait expliquer la confusion postérieure, alors que de leur côté certains chercheurs pencheraient pour y voir le résultat d’une œuvre collective réalisée sur une longue période ; de sorte que le débat sur la paternité de l’œuvre reste ouvert à ce jour… L’auteur présumé a été baptisé le PSEUDO-APULÉE, d’où le nom sous lequel l’herbier est généralement désigné : Herbarium Apuleii Platonici, soit, en français, L’Herbarius du PSEUDO-APULÉE.
Le Cotton MS Vitellius C III (ci-dessous quelques pages), a été rédigé en vieil anglais du Xe siècle dans un monastère non identifié, même si, à son propos, le nom de Winchester est le plus souvent évoqué. Assorti d’une table des matières au XIIe siècle, le texte du livre a été complété au cours des siècles suivants par des annotations en latin, en français, en anglais et en anglo-normand.
Cet herbier à vocation majoritairement médicinale passe en revue 131 plantes, chacune étant représentée par une illustration (exemple ci-dessous) plus ou moins réaliste, dont la facture un peu naïve et la représentation parfois fantaisiste ne sont pas sans nous rappeler celles du Manuscrit Voynich. Après une description assez précise de l’aspect et des caractéristiques de la plante, chaque article en détaille les vertus thérapeutiques et curatives, dressant la liste des maux, des blessures et des maladies auxquels elle est censée remédier.
Un ouvrage de naturopathie médiévale
Le manuscrit propose une série de remèdes et de traitements à base de décoctions, sirops, onguents, pommades et autres infusions, susceptibles de soigner à peu près toutes les maladies, parfois même les envoûtements, à une époque où les patients ne disposent pas encore de médicaments “chimiques” de synthèse. Il peut paraître surprenant de rencontrer dans ce livre certaines plantes considérées comme toxiques (jusquiame, iris des marais, euphorbe, renoncule, morelle, etc.), mais la pharmacopée de l’époque insiste sur le fait que les végétaux qui peuvent tuer sont aussi capables de guérir selon leur préparation et leur dosage.
Ci-dessous, quelques exemples tirés de ce manuel de phytothérapie :
– Une infusion d’artichaut dans du vin permet de lutter contre une mauvaise odeur corporelle.
– La fleur de plantain est utilisée pour soigner les piqûres de scorpion et les morsures de serpent, tout comme une décoction de bistorte écrasée avec du vin.
– Un jus de l’achillée millefeuille mélangé à du vinaigre est d’un grand secours pour ceux qui ont des difficultés à uriner ; cette plante, mixée dans du beurre, peut également être appliquée sur des tumeurs.
– La renoncule scélérate, potentiellement dangereuse, peut soigner furoncles et scrofules, à condition d’être broyée et malaxée avec du fumier de porc avant son application.
– La racine de réglisse soulage les douleurs thoraciques ou hépatiques.
– La racine de la grande consoude, réduite en bouillie dans de l’eau chaude, broyée et mélangée à du miel, vingt-cinq grains de poivre et du castoreum, est d’un “effet merveilleux” sur la toux.
La science comme la médecine de l’époque ne sont pas encore exemptes de pratiques et de préceptes magiques, inspirés par des croyances légendaires dont le livre se fait l’écho. Ainsi, le “chardon doit être cueilli quand la Lune est en Capricorne au lever du jour” afin d’être porté en amulette (l’Herbarius propose 26 types d’amulettes et talismans) pour éloigner les mauvaises rencontres. La cueillette de certaines plantes, le plus souvent nocturne, doit bannir les outils en fer pour privilégier ceux en or ou en argent, afin de préserver les vertus médicinales des végétaux. Dans certains cas, une fois la plante récoltée, il est conseillé au cueilleur de quitter les lieux à reculons. La plante exotique Dracunculus vulgaris (en français, le serpentaire) est décrite comme ayant été générée par les gouttes du sang d’un dragon.
Le cas le plus étrange et le plus connu reste celui de la fameuse mandragore (ci-dessous, dans la page de gauche), dont la forme vaguement anthropomorphe de la racine et les vertus narcotiques, aphrodisiaques et hallucinogènes n’ont cessé de nourrir bien des croyances magiques.
Dans l’Herbarius, la cueillette de la mandragore se présente comme une véritable aventure. Censée briller dans la nuit et, de ce fait, facile à localiser, elle est réputée s’enfuir à l’approche d’une “personne impure”. Après avoir tracé avec un outil de fer un cercle autour d’elle pour qu’elle ne puisse s’échapper, il convient ensuite de la dégager à l’aide d’un pieu en ivoire. Il faut ensuite entourer la racine avec une corde neuve fixée au cou d’un chien, de sorte que ce soit l’animal qui finisse par arracher la plante, précaution justifiée par le fait que la mandragore peut tuer celui qui la sort de terre. En plus de ses vertus curatives (goutte, maux de tête, insomnies, épilepsie), cette plante est réputée écarter les maléfices, et il est conseillé, à cette fin, de la conserver au centre de la maison.
L’herbier proprement dit est suivi de plusieurs chapitres traitant de “Medicina de Quadrupedibus”, c’est-à-dire des propriétés médicinales des plantes sur les organes de certains quadrupèdes comme le bœuf, le blaireau, le chien, la chèvre ou le lion. Le lecteur peut également y croiser un bien curieux singe et un éléphant qui a l’apparence étrange d’un léopard doté de défenses (ci-dessous).
En complément de la version numérique du livre, nous vous invitons à lire la présentation de l’ouvrage sur le site de la British Library, ainsi que la thèse de Mylène PRADEL-BAQUERRE intitulée Ps. -Apulée, ”Herbier”, introduction, traduction et commentaire.
Merci beaucoup pour me faire connaître l’existence de ce manuscrit qui a l’air très intéressant