L’interprétation humaine des phénomènes naturels
Depuis la nuit des temps, l’homo sapiens observe et analyse avec inquiétude et intérêt tous les phénomènes naturels qui sortent radicalement du cours de sa vie ordinaire. Il cherche instinctivement à y trouver un présage, une manifestation de l’action bienveillante ou malveillante de forces surnaturelles, voire un message émanant du monde divin. Dès l’apparition de l’écriture, nombreux sont les écrivains qui, consignant en détail des événements extraordinaires et catastrophiques, en proposent une interprétation le plus souvent fantaisiste. C’est ainsi que les récits mythologiques, les livres sacrés, les vies de saints, les descriptions de voyageurs, sont émaillés de faits et de témoignages sur des événements de nature monstrueuse ou fantastique. Entre la fin de l’Antiquité et le Moyen Âge, émerge, en Occident et en Orient, un nouveau type de littérature : les chroniques. Ces textes, profanes ou religieux, rédigés dans un cadre privé ou officiel, relatent les événements dans un ordre chronologique. Les phénomènes spectaculaires ne constituent pas forcément le sujet principal et exclusif de ces ouvrages mais, cependant, ils y occupent une place de choix.
La Renaissance reprendra cette tradition et, à la fin de l’année 1557, un ouvrage entièrement consacré aux “prodiges” est publié dans la ville suisse de Bâle. Il s’agit du Prodigiorum ac ostentorum chronicon, quae praeter naturae ordinem, et in superioribus et his inferioribus mundi regionibus, ab exordio mundi usque ad haec nostra tempora acciderunt (Chronique des prodiges et des présages, qui se font en dehors de l’ordre de la nature, et à ceux qui ont lieu dans la partie supérieure et les régions inférieures du monde, depuis le commencement des temps jusqu’à nos jours). Ce livre a pour auteur un certain Conrad LYCOSTHENES, dont nous reproduisons le portrait ci-dessous :
LYCOSTHENES, chasseur de prodiges
Derrière ce nom de plume se cache un érudit alsacien du nom de Conrad WOLFFHART, qui a “hellénisé” son patronyme. Après des études de théologie qui l’ont mené à Heidelberg et Ratisbonne, en 1542 il s’installe à Bâle où il enseigne le latin, la grammaire et la rhétorique, tout en se consacrant à ses grandes passions : l’étude de l’histoire et celle des sciences naturelles. Marié avec la sœur du célèbre imprimeur Jean OPORIN, il suit avec attention l’éducation de son beau-fils, Theodor ZWINGER, futur médecin et célèbre humaniste. Pendant vingt et une années, dévorant livre après livre, il collecte tous les faits extraordinaires survenus depuis 3959 avant notre ère, date qui était alors présumée être celle de la création de l’homme par Dieu. En 1552, il fait publier une édition remaniée de l’une de ses grandes sources d’inspiration, le Traité des prodiges (De Prodigiis) de JULIUS OBSEQUENS, un livre dédié aux édiles de sa cité et édité sous la forme d’un gros in-folio de 670 pages (ci-dessous).
L’impressionnante liste des ouvrages repris par LYCOSTHENES est très éclectique, avec notamment la Bible, dans laquelle il reprend le récit du Déluge, du tétramorphe d’ÉZECHIEL et des Hébreux traversant la mer Rouge. Mais il se réfère aussi à des auteurs antiques (PLINE l’Ancien, PLUTARQUE, HÉRODIEN, BÉROSSUS), médiévaux (VINCENT de BEAUVAIS, ALBERT le GRAND) ou contemporains (PARACELSE, Conrad GESSNER, Gerhard GELDENHAUER, Gisbert LONGOLIUS).
Lorsque le lecteur parcourt les pages de ce livre bien singulier, dont les très nombreuses illustrations sont autant de visions fantastiques et déroutantes, il se trouve immergé dans un monde alternatif où évoluent des créatures fantasmagoriques, et dans lequel le ciel est le théâtre d’apparitions spectaculaires. Conséquence de la démarche chronologique de LYCOSTHENES, ses différentes thématiques ont tendance à se mélanger, mais il est malgré tout possible de dégager les sujets principaux qu’il traite dans son livre.
Le thème de prédilection de notre érudit porte sur les “monstres” et sur les êtres humains extraordinaires. C’est ainsi que nous retrouvons des figures bien connues des traditions antique et médiévale, tels les sciapodes, les panotéens, les hommes sauvages, les Blemmyes, les harpies, l’hydre, les satyres et les cynocéphales, voisins des centaures. Dans les gravures ci-dessous, nous pouvons admirer un homme à quatre yeux qui aurait vécu en Éthiopie, un être hybride mi-humain mi-grue, un homme doté de pattes de cheval, un cyclope, une bien étrange créature amphibie et une femme ovipare décrite par HÉRODOTE.
Aucune “abberation” (sic) n’échappe à notre humaniste, qu’il s’agisse de siamois, d’hermaphrodites, d’androgynes, d’êtres hybrides mi-humains mi-animaux, ou d’individus à plusieurs têtes et bras, parfois atteints d’hirsutisme. Ci-dessous, nous retrouvons l’image d’un homme avec un second corps qui lui sort du ventre.
Passionné de manière évidente par la zoologie, l’auteur décrit également des espèces aujourd’hui bien connues, mais qui semblaient extraordinaires pour l’Européen du XVIe siècle. Ci-dessous, nous pouvons admirer un éléphant, un chameau et surtout un superbe rhinocéros qui n’est pas sans rappeler celui représenté en 1515 par DÜRER.
Un bestiaire fantastique
Fidèle à l’esprit du temps, LYCOSTHENES mélange allègrement les animaux “réels” et les créatures fantastiques ou mythologiques. C’est ainsi que la panthère, le cercopithèque, l’élan, le tigre, le scorpion, le crocodile, le basilic et l’hippocampe voisinent avec le phénix et la licorne. L’auteur ne résiste pas à la tentation de présenter des animaux “monstrueux”, comme un lièvre à huit pattes et à quatre oreilles, un sanglier (ci-dessous) à tête humaine et un veau à deux têtes.
La seconde grande “obsession” de notre chroniqueur le pousse à s’intéresser aux phénomènes célestes. D’une grande diversité, certains sont “naturels”, comme les éclipses, les météorites, les comètes (ci-dessous, à gauche), quand d’autres peuvent s’expliquer “scientifiquement”, tels les mirages, les parhélies ou les aurores boréales ; sans oublier les illusions d’optique, comme les halos ou la vision de plusieurs soleils (ci-dessous, au milieu).
D’autres événements, qu’il juge “en dehors de l’ordre de la nature”, sont pour lui moins faciles à interpréter. C’est le cas des pluies de grenouilles, de terre, de sang, de pierres ou même de petites croix (ci-dessous, à gauche, la représentation d’une averse de ce type, qui aurait eu lieu en Sicile en 746). Il en est de même pour ce gigantesque rocher, ces croix géantes, ces navires et ces armées (ci-dessous, au milieu) aperçues dans les cieux, ou encore cette main sortant des nuées, armée d’un poignard (ci-dessous, à droite), considérée comme la description symbolique du passage d’une comète en 1527. Nous imaginons sans peine que nombre de cas rapportés peuvent s’apparenter à des phénomènes de paréidolie causés par des nuages aux formes singulières.
Sous sa plume, le ciel devient un véritable théâtre où, depuis les temps les plus anciens, se multiplient les spectacles les plus dérangeants, telle cette très étrange “poutre aigüe” (ci-dessous), aperçue en Arabie en 1479. Ornée d’une faux et de points, certains contemporains ont voulu y voir la représentation d’un vaisseau spatial.
Ces descriptions et ces créatures surgies d’un autre monde et perçues comme des présages sont interprétées par LYCOSTHENES comme autant de messages codés, souvent annonciateurs de la colère divine et de grands bouleversements politiques, sociaux ou religieux.
Ces manifestations très spectaculaires sont rattachées à des batailles, à des personnages importants, à des catastrophes naturelles comme des inondations, des incendies, des tremblements de terre, des glissements de terrain, etc. Ainsi, en -183, la naissance de MITHRIDATE, futur adversaire de Rome, est annoncée par une comète qui “luisit 80 jours pour chacune de ces époques, en sorte qu’on vit le ciel entier enflammé, car sa taille occupait le quart du ciel, et son éclat surpassait celui du soleil. Et lorsqu’elle se levait et se couchait, elle employait l’espace de 7 ou 8 heures”, tandis qu’en l’an -31, une pluie de sang survenue en Égypte est interprétée comme prémonitoire de la défaite prochaine de MARC-ANTOINE et CLÉOPÂTRE face à OCTAVE. Très riche en illustrations – souvent trois ou quatre par page -, cet ouvrage est destiné à frapper les esprits et ne lésine pas sur le spectaculaire, quitte à commettre des anachronismes et perpétuer, sans recul ni esprit critique, de pures inventions imaginées par des auteurs du passé. Le livre, qui résulte essentiellement d’une compilation, sera par la suite traduit et copié. En 1560, Pierre BOAISTUAU publiera un ouvrage clairement inspiré du livre de LYCOSTHENES : Histoires prodigieuses les plus mémorables qui ayent esté observées, depuis la Nativité de Iesus-Christ, iusques à nostre siècle : Extraites de plusieurs fameux autheurs, Grecz, & Latins, sacrez & profanes. Le goût pour les créatures monstrueuses et les histoires extraordinaires ne se démentira après le Prodigiorum ac ostentorum chronicon, dont les gravures seront souvent reprises dans les ouvrages consacrés à l’insolite et au paranormal.
La vidéo ci-dessous vous permettra d’admirer le contenu du livre et de constater l’art du “recyclage” pratiqué par l’auteur, lequel n’hésite pas à reprendre la même image à de multiples occasions.