Elizabeth BLACKWELL, une dessinatrice de talent
Pour les dictionnaires et les encyclopédies, la notoriété tient généralement à deux facteurs qui peuvent éventuellement se conjuguer dans le même ouvrage : d’un côté la qualité, la richesse, l’originalité du contenu final, de l’autre le contexte exceptionnel de son élaboration. Outre-Manche, l’ouvrage de botanique intitulé Curious Herbal containing five hundred cuts of the most useful plants, which are now used in the practice of physick, to which is added a short description of ye plants and their common uses in physick (Herbier curieux contenant cinq cents coupes des plantes les plus utiles, qui sont maintenant utilisées dans la pratique de la médecine, auxquelles est ajoutée une brève description de vos plantes et de leurs utilisations courantes en médecine) rentre ainsi dans la catégorie des livres “hors normes”, aussi bien pour la beauté et la perfection de ses illustrations que pour les conditions très particulières qui ont présidé à sa réalisation.
À l’origine de ce projet, nous trouvons une jeune femme énergique et talentueuse du nom d’Elizabeth BLACKWELL (ci-dessous son portrait en 1737).
Née en Écosse vers 1707, Elizabeth BLACHRIE, fille d’un marchand de bas établi à Aberdeen, reçoit une solide éducation dans les arts, la musique et les langues. Elle épouse, sans doute à l’insu de sa famille, Alexander BLACKWELL, son cousin germain, un individu lettré et cultivé, plus tard défini par un biographe comme “un homme au tempérament changeant et aventureux”. Le couple déménage précipitamment – Alexander ayant selon toutes apparences exercé la médecine sans réel diplôme – à Londres où Elizabeth aurait suivi des cours pour devenir sage-femme auprès de William SMELLIE, un médecin précurseur en obstétrique. De son côté, le mari, après s’être fait correcteur d’épreuves, ouvre, grâce à la confortable dot de son épouse, sa propre imprimerie sur le Strand en 1730. N’ayant effectué aucun apprentissage et n’appartenant pas à la guilde, il se voit poursuivi par un groupe d’imprimeurs pour violation des règles et condamné à payer une très lourde amende. Mauvais gestionnaire et menant un train de vie bien au-dessus de ses moyens, Alexander, très endetté, doit finalement se déclarer en faillite en 1734. Condamné à la prison, il est incarcéré dans celle de Newgate.
Du jour au lendemain, son patrimoine ayant fondu dans l’aventure, Elizabeth se retrouve devant une double nécessité : procurer des revenus à sa famille et rembourser les dettes de son époux pour qu’il puisse sortir de prison. Dès lors, elle va mettre à profit ses talents de peintre et de dessinatrice pour sauver son couple de la ruine et du déshonneur. Elle apprend incidemment que les botanistes britanniques se désolent de ne pas avoir à leur disposition un herbier exhaustif et bien illustré qui permettrait de présenter de manière claire toute la flore nouvelle rapportée d’Asie, d’Afrique et des Amériques. Au même moment à Londres, le Chelsea Physic Garden, créé en 1673 par la Société des apothicaires, considérablement agrandi grâce à l’action du médecin et naturaliste Hans SLOANE, est devenu un jardin botanique de premier ordre.
Contrairement à beaucoup d’autres activités jugées alors “typiquement masculines”, la botanique était alors considérée comme honorable pour une femme. Quelques décennies auparavant, l’Allemande Anna Maria Sibylla MERIAN s’est déjà imposée comme une naturaliste et une botaniste reconnue doublée d’une illustratrice hors pair. Elizabeth vient proposer ses services à SLOANE ainsi qu’au responsable du jardin de Chelsea, Isaac RAND. Les deux hommes, impressionnés par la qualité des esquisses qu’elle leur soumet, décident de la soutenir pour l’aider à mener son projet à bien.
Sur les conseils de RAND, elle emménage dans le voisinage du jardin de Chelsea, où elle peut ainsi se rendre quotidiennement pour dessiner en toute quiétude. C’est là qu’elle réalisera un grand nombre d’esquisses et d’études. Par souci d’économie, elle grave ensuite elle-même les plaques de cuivre et colorie les impressions à la main. Elle partage la rédaction des commentaires avec son mari emprisonné auquel elle vient soumettre ses planches, pour que, très versé en langues, il lui procure les noms des plantes en grec, en latin, mais aussi en allemand, en néerlandais, en italien et en espagnol. Pour la rédaction du texte proprement dit, elle puise dans divers ouvrages, comme l’ouvrage de MERIAN, le Hortus Malabaricus, le Botanicum officilane de Joseph MILLER et l’herbier constitué par SLOANE en Jamaïque. Chaque végétal fait l’objet d’une description détaillée ainsi que d’une notice sur son utilisation en pharmacopée et en médecine.
Bien que marquée par la mort dans la même année de ses deux enfants, Elizabeth poursuit infatigablement sa tâche, s’affairant nuit et jour d’arrache-pied pour mener à bien un projet qu’elle porte sur ses seules épaules, et réalisant à elle seule le labeur de trois artisans. La grande qualité des illustrations qu’elle propose n’en est donc que plus méritoire. Ci-dessous nous vous proposons, avec le coing, la giroflée et le concombre, quelques exemples de ces petits chefs-d’œuvre botaniques :
Un ouvrage hors normes : le Curious Herbal
Même si toutes les plantes -pin sylvestre, raifort, abricotier, citronnier, olivier, mauve, figuier, digitale, iris des marais, houx, sureau, melon, pivoine, pissenlit, etc.- sont traitées avec la même rigueur et la même virtuosité graphique, l’un des points forts de l’ouvrage reste bien sûr la représentation des plantes exotiques, encore peu connues du grand public britannique. Ci-dessous, le piment, la tomate et le cacao :
D’autres exemples encore avec le curcuma, le dracontium et le tamarin. Notons également au passage que le corail, encore considéré à l’époque comme une “plante-pierre” (lithophyte), figure également dans l’ouvrage.
Avec l’aide de son réseau, et en particulier du célèbre docteur Richard MEAD, elle assure elle-même la promotion d’un ouvrage dont la parution se voit relayée par plusieurs périodiques et journaux. Forme de consécration, elle obtient le privilège de présenter en personne son Curious Herbal au Royal College of Physicians de Londres, qui lui réserve le meilleur accueil. Les livraisons s’étaleront sur 125 semaines entre 1737 et 1739 et, cette même année, les deux tomes du livre seront édités en volumes in-folio.
Après le succès d’édition, les déboires d’Alexander
Le livre obtiendra un franc succès qui suscitera plusieurs tentatives de contrefaçon. À sa parution, l’ouvrage répond à un réel besoin des médecins et des apothicaires, mais il est également salué par la communauté des naturalistes et des botanistes. Les revenus générés par les ventes sont suffisants pour permettre la libération de l’inconséquent ALEXANDER, que la prison n’a guère assagi. En effet, les dettes s’accumulent de nouveau et, en 1747, le couple se voit dans l’obligation de vendre les droits de publication du Curious Herbal au libraire londonien John NOURSE. Le livre, devenu un classique, sera ainsi réédité en 1751 et en 1782. En Allemagne, un imprimeur de Nuremberg réalisera une version en latin et en allemand – Herbarium Blackwellianum – en cinq volumes, dans laquelle les planches auront été redessinées. En 1773, un autre tome, comprenant des plantes “nouvelles”, sera ajouté à cet ensemble.
Bien mal récompensée de son dévouement et de ses efforts, Elizabeth voit en 1742 son mari partir seul tenter sa chance à la cour de Stockholm sur recommandation d’un ambassadeur de Suède conquis par un traité d’ALEXANDER sur l’agriculture. Fort de ce patronage, il est introduit à la cour de Stockholm, où il se fait connaître par quelques succès comme médecin du roi. Mais la chance tourne et, bientôt accusé de charlatanisme, il parvient à être nommé à la tête d’une ferme modèle où il échoue lamentablement. Notre aventurier va finalement se fourvoyer dans un complot politique visant à modifier la succession au trône. Au moment même où son épouse, qui n’a cessé de lui procurer des subsides malgré son absence, s’apprête à embarquer pour venir le rejoindre en Suède, il est arrêté et, même si son degré d’implication a sans doute été exagéré, il n’en est pas moins torturé, condamné à mort et décapité en juillet 1747.
Curieusement, après ce dénouement dramatique, la vie d’Elizabeth nous est inconnue ; en effet, elle disparaît littéralement des archives malgré la relative célébrité qu’elle a acquise. Nous savons seulement qu’elle est décédée en 1758 et enterrée dans le cimetière de Chelsea. Grâce à son ouvrage, elle a réussi à garder une certaine notoriété jusqu’à nos jours. Son nom même sera quelque peu éclipsé par son homonyme, l’Anglo-Américaine Elizabeth BLACKWELL, femme médecin pionnière, botaniste et féministe. La réputation du Curious Herbal ne sera finalement réellement écornée qu’à la fin du siècle, avec la parution du Medicinal Botany de William WOODVILLE. Même si certains critiques jugeront les représentations de l’Écossaise plus artistiques que réalistes, il n’en reste pas moins que son livre a marqué l’histoire de la botanique ; le savant Carl LINNÉ rendant hommage à un ouvrage qu’il désignait sous le nom de “Botanica Blacwellia”. En souvenir de la dessinatrice, un genre de plante de la famille des salicae sera un temps baptisé Blackwellia, avant de prendre le nom d’Homalium.
Pour compléter notre exposé, nous vous renvoyons vers le billet de Gallica intitulé Elizabeth Blackwell ou la botanique comme instrument de libération, et vers l’article Elizabeth Blackwell : the forgotten herbalist ? du site Wiley.onlinelibrary.