Le répertoire céleste des choses utiles
La Chine est l’une des grandes aires civilisationnelles qui ont vu naître et s’épanouir le genre encyclopédique. L’empire du Milieu peut s’enorgueillir d’être le berceau d’œuvres ambitieuses, comme le Taiping Yulan, le Siku Quanshu, et surtout le colossal Yongle Dadian qui, avec ses 11 095 tomes, est longtemps resté la plus volumineuse encyclopédie connue. Dans la longue liste des sommes et des recueils rédigés en Chine au cours de sa longue histoire, il est parfois question d’ouvrages mystérieux dont l’existence même est sujette à caution. C’est à cette catégorie qu’appartient un livre, non daté et anonyme, connu sous le titre évocateur et imagé de Répertoire céleste des choses utiles.
C’est à l’écrivain argentin Jorge Luis BORGES, déjà rencontré à l’occasion d’un précédent billet consacré à sa vertigineuse Bibliothèque de Babel, que nous devons l’évocation de cet ouvrage dont aucun exemplaire ne nous est parvenu. L’écrivain en parle dans un essai de 1942 intitulé El idioma analítico de John WILKINS (Le Langage analytique de John WILKINS). Cet écrit sera ensuite intégré dans un recueil publié en 1952 sous le titre Otras Inquisiciones (ci-dessous), traduit en français par Enquêtes.
BORGES y livre son analyse sur une proposition de langage universel décrite en 1668 par le philosophe anglais WILKINS dans son Essay towards a Real Character and a Philosophical Language. Au XVIIe siècle, plusieurs penseurs et savants, comme Gottfried LEIBNIZ, George DALGARNO et Francis LODWICK, ont réfléchi à l’élaboration d’une langue construite à vocation universelle. Celle-ci aurait pu remplacer le latin, devenu incapable d’exprimer pleinement les nouveaux concepts d’ordre philosophique, mathématique, scientifique et métaphysique. L’objectif du philosophe était de bâtir un idiome parfait, capable de transmettre le savoir de manière claire et précise, sans les ambiguïtés et les doubles sens propres aux langages “naturels”. Développant cette véritable utopie linguistique, WILKINS imagine une classification des idées et des notions, sur laquelle se superposerait une nomenclature de signes qui permettrait, en les modulant et en les associant, de décrire tous les concepts existants. Ce système, passablement complexe, restera au stade de la théorie, mais il ne cessera d’alimenter ultérieurement toutes les études et les expérimentations menées sur les langues construites.
Une classification surréaliste
BORGES se réfère au projet de WILKINS pour démontrer qu'”il est notoire qu’il n’existe pas de classification de l’univers qui ne soit arbitraire et conjecturale. La raison en est fort simple : nous ne savons pas ce qu’est l’univers”. Il prend notre fameux ouvrage chinois comme l’exemple même de l’impossibilité de vouloir réduire le monde à une classification “scientifique”. Sa description en est très courte, et il l’introduit en ces termes : “Ces catégories ambiguës, superfétatoires, déficientes, rappellent celles que le docteur Franz KUHN attribue à certaine encyclopédie chinoise intitulée Le Marché céleste des connaissances bénévoles.ʺ La personne citée est un sinologue allemand, connu pour avoir consacré sa vie à traduire des classiques de littérature chinoise. En réalité, BORGES ne s’intéresse à l’ouvrage de KUHN que pour la curieuse, paradoxale voire surréaliste classification du monde animal, censée être tirée de la mystérieuse encyclopédie chinoise : “Dans les pages lointaines de ce livre, il est écrit que les animaux se divisent en : a) appartenant à l’Empereur ; b) embaumés ; c) apprivoisés ; d) cochons de lait ; e) sirènes ; f) fabuleux ; g) chiens en liberté ; h) inclus dans la présente classification ; i) qui s’agitent comme des fous ; j) innombrables ; k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau ; l) et cætera ; m) qui viennent de casser la cruche ; n) qui, de loin, semblent des mouches.”
Ces lignes constituent la seule référence connue à l’ouvrage de KUHN. Celui-ci, décédé en 1961, n’a, pour sa part, jamais infirmé ni confirmé l’existence du livre cité, et aucune note évoquant Le Marché céleste des connaissances bénévoles n’a été retrouvée dans ses livres et manuscrits. Il y a donc toutes les raisons de mettre en doute la matérialité du livre ; d’autant que BORGES, grand amateur de fictions, n’a jamais hésité à mélanger des faits réels et des inventions littéraires. Pour autant, cette liste n’est pas sans rappeler l’organisation des Leishu, ces compilations organisées selon une nomenclature plus ou moins complexe de catégories et de sous-catégories qui, pendant plus d’un millénaire, étaient très répandues en Chine.
L’analyse de Foucault
Quoi qu’il en soit, cette classification bien étrange, faite de catégories tellement vagues qu’elles en deviennent infinies, devient un concept quasi philosophique qui alimente les réflexions de nombreux linguistes et philosophes. Dans la préface de son célèbre ouvrage publié en 1966 Les mots et les choses, dans lequel il développe le concept d’épistémé, Michel FOUCAULT avoue que c’est bien ce court texte qui a servi de point de départ à l’analyse qui lui a inspiré le sujet de son livre. Sa préface débute ainsi : “Ce livre est d’abord né d’un passage de Borges, du rire qui a brisé, en le lisant, tous les repères familiers de la pensée – notre pensée, la pensée qui porte l’empreinte de notre époque et de notre géographie -, brisant toutes les surfaces ordonnées et tous les plans avec lesquels nous sommes habitués à apprivoiser la profusion sauvage des choses existantes, et à continuer longtemps après à troubler et à menacer d’effondrer nos définitions séculaires entre le même et l’autre.” Pour FOUCAULT, l’absurdité de cette classification témoignerait de la faiblesse des mots quand il s’agit de restituer la réalité et la complexité du monde. Toute tentative de taxonomie serait en définitive arbitraire et, par définition, limitée et vouée à l’échec. Nous vous laissons le loisir de découvrir plus avant la pensée du philosophe dans cet article de la revue Acta fabula, daté de 2014.
Finalement, tout laisse à penser que cette encyclopédie chinoise ne serait qu’une invention pure et simple de BORGES, lequel ne l’a jamais clairement reconnue. Mais l’important dans l’histoire est que cet ouvrage, réduit à un simple “squelette”, a fini par donner naissance à un concept philosophique. Le Répertoire céleste des choses utiles, véritable livre fantôme, peut ainsi faire figure d’encyclopédie, virtuelle par excellence puisqu’elle n’existe que dans le monde des idées…