Un moine cartographe et encyclopédiste
Depuis 2006, deux immenses globes – l’un terrestre et l’autre céleste – sont exposés dans une aile du site François Mitterrand de la Bibliothèque nationale de France. Ces globes volumineux, d’un mètre cinquante de diamètre (ci-dessous), avaient été offerts à Louis XIV par le cardinal d’Estrées, son ambassadeur auprès du pape. Ils constituaient un véritable chef-d’œuvre doublé d’une incontestable prouesse technique. Leur auteur était italien : il s’agissait de Vincenzo CORONELLI, un moine franciscain conventuel qui s’était déjà rendu célèbre en mettant ses talents de cartographe au service du duc de Parme.
Notre moine est passé à la postérité pour ses mappemondes, mais il est pourtant un autre domaine dans lequel il a cherché à donner toute la mesure de son talent : l’élaboration de l’une des premières encyclopédies qu’il est possible de qualifier, sans que le terme soit ici galvaudé, de “moderne”.
Désormais auréolé du prestige du travail effectué sur ses globes que, vingt ans durant, LOUIS XIV pourra admirer à Marly, CORONELLI est sollicité par la république de Venise qui lui propose de financer ses recherches et de publier ses travaux reconnus dans toute l’Europe. Installé dans la Sérénissime, il crée la première société géographique, l’Accademia Cosmografica degli Argonauti qui lui servira d’outil de promotion pour ses futures publications.
À partir de 1696, il accompagne deux ambassadeurs vénitiens dans un long périple qui le mènera en Hollande, en Allemagne et en Angleterre. À La veille de son départ, il annonce publiquement le projet, apparemment mûri depuis une dizaine d’années, de rédiger une vaste encyclopédie qui traiterait de l’ensemble du savoir humain.
De retour en Italie en 1698, il commence à travailler à l’élaboration de son livre. En 1701, le premier tome est publié à Venise (ci-dessous). Son titre complet est interminable selon la mode de l’époque : Biblioteca universale sacro-profana, antico-moderna, in cui si spiega con ordine alfabetico ogni voce, anco straniera, che può avere significato nel nostro idioma italiano, appartenente a’qualunque materia (Bibliothèque universelle sacrée et profane, antique et moderne, dans laquelle on trouve par ordre alphabétique, tous les mots qui peuvent avoir leur signification dans la langue italienne, sur quelque matière que se puisse être)
Cette même année 1701, CORONELLI est nommé ministre général de son ordre, fonction qui lui permet de disposer de moyens considérables pour mener à bien son entreprise. Cette promotion tombe d’autant mieux que cette encyclopédie particulièrement ambitieuse doit représenter, au final, selon les estimations de son concepteur, 43 volumes renfermant 300 000 articles, auxquels doivent s’ajouter deux tomes d’index et un nombre indéterminé de volumes de planches ! Soucieux de se concilier l’appui des puissants, l’auteur a prévu que chaque tome serait dédié à un grand souverain européen.
L’œuvre inachevée
La parution se poursuit à un rythme soutenu, aboutissant à la publication, entre 1701 et 1707, des sept premiers tomes. Mais, à cette date, la rédaction de l’encyclopédie se trouve être brutalement interrompue et l’ouvrage restera définitivement inachevé, au moment où l’auteur n’est pas encore parvenu à traiter au complet la lettre C ; le mot Caque faisant l’objet du dernier article.
Dès le départ, le projet d’encyclopédie paraissait totalement démesuré, du fait qu’il ne reposait que sur la seule personne de CORONELLI. Mais dans les faits, il a surtout été contrarié par les déboires de son auteur qui, dès 1702, s’est vu accuser de trafic de reliques. Le moine s’était en effet attiré jalousies et inimitiés au sein même du clergé, certains mettant en cause la valeur scientifique de son travail, d’autres soulignant le fait qu’il s’était servi de sa notoriété pour vendre ses cartes et ses globes à prix d’or. Les importants revenus qu’il en aurait tirés lui auraient permis de s’attirer les bonnes grâces du pape et des souverains dédicataires de ses publications, avec l’arrière-pensée qu’ils favorisent son élection à la tête de son ordre.
En novembre 1704, CORONELLI est finalement démis de sa charge par décision pontificale, ce qui a pour effet de remettre en cause le financement du projet. Jusqu’à sa mort en décembre 1718, il continuera à publier des descriptions et des ouvrages de géographie, mais son encyclopédie restera définitivement inachevée et ne connaîtra jamais de suite.
CORONELLI n’est pas le précurseur du genre encyclopédique en Occident car, tout au long du XVIIe siècle, les dictionnaires à vocation encyclopédique, dus à des hommes tels que BACON, BAYLE, ALSTED, HOFMANN et MORERI, se multiplieront dans une période d’intense bouillonnement intellectuel. Quant à la Cyclopaedia de CHAMBERS, qui servira de modèle aux futures grandes encyclopédies, elle ne verra le jour qu’en 1728.
Un précurseur controversé
Ce qui fait l’originalité de la Bibliothèque universelle tient au fait que jusqu’à CORONELLI (ci-dessous) l’Italie semblait, depuis la fin de la Renaissance, se tenir en retrait de l’effervescence lexicographique européenne. À ce titre, il est possible d’affirmer qu’elle constitue la première encyclopédie italienne, d’autant qu’elle est entièrement rédigée en italien et non en latin. Rompant avec la tradition d’une organisation thématique, l’auteur adopte d’emblée, à la manière des dictionnaires, un plan purement alphabétique. Pour compenser l’aspect volumineux de son ouvrage, il dote chaque tome d’un index qui permet au lecteur de retrouver facilement les thèmes traités. L’adoption de l’italique pour distinguer les titres de livres, et le découpage des articles en chapitres, sont reçus comme des vraies nouveautés qui feront école et seront reprises dans toutes les encyclopédies postérieures.
Du vivant de son auteur, la Biblioteca universale sera saluée par le monde intellectuel, à l’instar du Journal des sçavans, dans lequel on peut lire que “le dessein de cet ouvrage est un des plus vastes qui puissent se concevoir & on auroit de la peine à concevoir qu’un seul homme fut capable de l’exécuter”. Mais par la suite, et en particulier au XIXe siècle, beaucoup de critiques, avec souvent peu d’indulgence, en pointeront les défauts, les lacunes et les limites. C’est ainsi qu’il sera possible de lire, dans un dictionnaire français qui évoque l’arrêt brutal de la série : “La science n’y a rien perdu” ou encore que “le mélange confus de bon et de mauvais, qui se trouve dans ce livre, ne donne pas lieu de le regretter”.
C’est le contenu, plus que l’organisation de cette encyclopédie, qui a fait débat. Si tout le monde s’est entendu pour célébrer la qualité des notices consacrées à la géographie, celles rédigées sur l’histoire se résument le plus souvent à l’histoire sacrée et ecclésiastique, la théologie occupant une place centrale. Les autres thèmes, comme la littérature, les techniques, les sciences, le droit et la philosophie, sont relégués au second plan, entachés d’erreurs et de lacunes.
Malgré son interruption soudaine et son échec final, le projet de CORONELLI aura malgré tout eu le grand mérite de préparer le terrain pour les grandes encyclopédies du Siècle des lumières. Entre 1746 et 1751, c’est de nouveau à Venise que seront publiés les dix volumes du Nuovo dizionario scientifico e curioso sacro-profano, vaste dictionnaire rédigé par Gianfrancesco PIVATI. Mais, comme en France, c’est la traduction de la Cyclopaedia anglaise qui permettra à la péninsule de se doter de la première œuvre encyclopédique complète rédigée en italien. Entre 1748 et 1749, l’abbé Jacopo FABRIZI publiera les dix tomes du Dizionario universale delle arti e delle scienze, réalisé avec l’aide de plusieurs collaborateurs italiens et étrangers.
Soulignons enfin que la Biblioteca universale, bien qu’inachevée, est aujourd’hui devenue une rareté bibliographique. Peu de bibliothèques européennes ou étrangères possèdent la série complète des volumes parus. La Bibliothèque nationale de France fait partie des heureuses élues, permettant ainsi à l’institution de s’enorgueillir de détenir dans ses murs deux œuvres majeures de CORONELLI : ses globes et son amorce d’encyclopédie !