Les LAZIC, une lignée de bibliophiles
Tout bibliophile est un jour ou l’autre confronté au dilemme suivant : que va devenir ma précieuse collection, patiemment accumulée et entretenue avec soin, après ma disparition ? À moins de disposer d’une fortune conséquente permettant par exemple de créer une fondation ou un musée pour prendre le relais, l’avenir d’un fonds reste toujours aléatoire et les livres finissent généralement par être dispersés et vendus au détail. Autre possibilité pour le collectionneur : en faire don à une bibliothèque, un centre de documentation, une université voire une association ; mais cette démarche reste soumise à l’acceptation anticipée de l’établissement, lequel accepte rarement un ensemble complet sans procéder à un tri préalable. Bien évidemment, pour le bibliophile la solution idéale est de voir sa propre famille reprendre le flambeau, mais cela suppose d’avoir réussi à lui transmettre la même passion. Le cas des LAZIC, sur lequel nous allons nous pencher aujourd’hui, est exceptionnel dans son genre, puisque nous allons parler d’une famille qui, depuis près de trois siècles, n’a jamais cessé d’enrichir sa collection, grâce à une lignée ininterrompue de collectionneurs-bibliophiles.
C’est en 1720 que Mihailo LAZIC, un prêtre orthodoxe serbe, entreprend de rassembler des livres pour son usage personnel. La collection, qui prospère grâce à ses descendants, finit par acquérir une flatteuse réputation. En 1882, Aleksandar LAZIC ouvre sa bibliothèque personnelle au public dans la modeste ville de Kumane, dans le Banat. En proposant au plus grand nombre un outil culturel de premier plan, le bibliophile entend promouvoir la culture serbe dans une région alors tenue sous domination hongroise. Cette même année, la principauté de Serbie, émancipée de la tutelle ottomane, s’érige en royaume, donnant une vigueur nouvelle au projet pan-serbe soutenu par les minorités présentes de l’autre côté de ses frontières, dont celle du Banat…
En 1910, Luka LAZIC devient le nouveau responsable de cette collection déjà connue sous l’appellation Biblioteka Lazic (ci-dessous). Lorsque, à la suite de l’attentat de Sarajevo, l’Empire d’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie en juillet 1914, il refuse d’être incorporé dans l’armée pour éviter d’avoir à se battre contre ses compatriotes. Après avoir franchi clandestinement le Danube avec, cachés dans la doublure de son manteau, les six livres les plus précieux, il parvient à rejoindre les troupes serbes.
L’errance d’une collection dans une Europe déchirée
Si, dans un premier temps, la Serbie a bien résisté à ses ennemis, en 1915 elle subit une offensive conjointe des Austro-Hongrois, des Bulgares et des Allemands, qui contraignent son armée à opérer une difficile et périlleuse retraite, en plein hiver, à travers le Monténégro et les montagnes enneigées de l’Albanie pour gagner le rivage de l’Adriatique. Luka fait partie du noyau de survivants qui atteignent la côte au terme d’un périple exténuant et meurtrier de plusieurs mois. Avec le reste des réfugiés, il est alors embarqué sur un navire allié pour l’île de Corfou. Mais son bateau est touché par une torpille et, au cours de l’évacuation, il doit sauter à l’eau pour sauver un camarade en péril, causant la perte irrémédiable des précieux volumes dont il ne se séparait jamais.
Sans se laisser abattre, Luka suit l’armée serbe à Salonique, continuant sans relâche à collecter les ouvrages le long de son parcours, ainsi que divers journaux imprimés par ses compatriotes exilés ; documents très rares qui seront par la suite numérisés grâce au soutien de la British Library. La guerre finie, Luka regagne son foyer, désormais intégré dans le nouvel État de Yougoslavie.
Plein d’énergie, il recommence à enrichir sa chère bibliothèque, tout en développant un système de distribution à vélo de livres et de journaux. Appuyé sur ce système novateur, notre bibliophile permet à son fonds de rayonner dans un vaste territoire environnant, remplissant ainsi une véritable mission d’intérêt général qui lui vaudra d’être décoré par le roi en 1929. En mettant sa collection à disposition du public, il regrette que certains lecteurs indélicats aillent jusqu’à souiller les pages, les annoter et même les déchirer à dessein. Mais, face à ces dégradations, Luka, totalement dévoué à son “sacerdoce”, prend la peine de réécrire les pages manquantes pour les réinsérer dans les ouvrages mutilés. Avec son fils Milorad, il entame également une collection d’ouvrages juridiques sans équivalent dans le pays.
Après l’invasion de 1941, les troupes d’occupation et les fascistes locaux cherchent à réquisitionner le réseau des LAZIC pour diffuser leur propagande ainsi que des exemplaires de Mein Kampf. Défiants à l’égard de Luka et Milorad, les occupants autorisent la femme de ce dernier, Danica, à gérer seule la bibliothèque familiale. Jugeant, à tort, qu’elle est moins “dangereuse” parce que analphabète, ils la laissent circuler librement. Celle-ci profite de sa liberté pour se mettre en contact avec les partisans, livrer les journaux de la Résistance et espionner les mouvements ennemis. La Libération marquera le début de nouveaux ennuis, car le régime communiste, qui veut reconstituer la bibliothèque nationale détruite en avril 1941, décide de nationaliser plusieurs bibliothèques privées dont celle des LAZIC. Craignant de voir certains ouvrages rares ou précieux détruits pour non-conformité idéologique, Milorad camoufle une partie de la bibliothèque, dont certains volumes – entre 2000 et 3000 – sont enterrés sous des vignes, tandis que d’autres sont abrités chez des parents et amis. Dépitées que leurs investigations n’aient pas abouti, les autorités mettent l’inflexible bibliophile en prison. Mais, grâce aux mérites reconnus de son épouse durant la guerre, il est bientôt relâché, et dès lors, par accord tacite, la famille LAZIC cessera d’être persécutée. Dans les années cinquante, Milorad pourra même rouvrir un service de bibliothèque publique, qui fonctionnera jusqu’à son décès en 1977. Ne trouvant personne dans sa famille à même de succéder à son mari, Danica prend alors la décision d’entreposer les ouvrages dans le grenier, le sous-sol et la remise de sa maison.
Viktor, le digne héritier
La bibliothèque Lazic entre alors dans une phase d’hibernation, jusqu’à un jour de 1992 où, ayant détecté chez son petit-fils Viktor (ci-dessous en 2016, source pricesadusom.com), alors âgé de sept ans, la volonté et les aptitudes nécessaires pour perpétuer la tradition familiale, Danica ʺl’intronise” héritier de la collection qu’elle entreprend de lui faire découvrir petit à petit. L’intuition de la vieille dame – qui n’a pourtant appris à lire que très tardivement mais qui est toujours demeurée une fidèle gardienne de la tradition ancestrale des LAZIC – se révèle juste et le nouveau bibliothécaire en herbe prend d’emblée sa tâche très à cœur.
Viktor, qui manifeste un goût prononcé pour les langues et la littérature, mène d’abord des études de droit. Avocat de profession, il est également traducteur, écrivain et guide touristique. Passionné de voyages, il visite près de 100 pays et publie de nombreux articles et ouvrages sur ses périples ; le plus connu d’entre eux étant un tour du monde réalisé à bord d’une vieille Lada Niva. Viktor, qui a profité de ses voyages pour acquérir des ouvrages rares, n’a pas pour autant délaissé la bibliothèque familiale, désormais installée dans une maison de Belgrade. De retour dans son pays après son “grand tour”, il ouvre une salle de lecture au public dans un bâtiment qui abrite en même temps un musée de la littérature serbe et un musée du livre et du voyage. Mais le projet qu’il porte se veut beaucoup plus ambitieux que celui de ses ancêtres. Ainsi, en 2012, il crée une véritable institution culturelle, une “association pour la culture, les arts et la coopération internationale”. Cette ONG prend le nom d’Adligat, terme local de bibliophilie désignant plusieurs livres reliés sous une même couverture.
Désormais ouverte aux chercheurs, la bibliothèque (ci-dessous) renferme de nombreuses raretés.
Beaucoup de documents sont des originaux, des manuscrits et des archives émanant d’écrivains, de savants, d’artistes, d’intellectuels et de personnalités serbes comme Nikola TESLA, Branko PESIC, Milovan DANOJLIC, Uros PREDIC, Mihailo Petrović ALAS et Sava SUMANOVIC. Mais le fonds est loin de se limiter à la Serbie et même à l’Europe centrale, puisqu’il est possible d’y retrouver des lettres signées par NAPOLÉON ou LOUIS XIV, des textes signés par Jacques PRÉVERT, ainsi que des manuscrits chinois, birmans, thaïlandais, indiens ou éthiopiens. Enfin, soucieux de leur devoir de “gardiens de la mémoire”, les LAZIC ont tenu à préserver aussi bien des documents “fascistes” que l’abondante littérature officielle rendue obsolète après la chute du régime communiste.
Si, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, la bibliothèque abritait plus de 20 000 livres et périodiques, Adligat en détient aujourd’hui près de 2 millions, chiffre auquel il faut ajouter l’équivalent en documents de diverses natures, dont une impressionnante collection philatélique. La modeste collection entamée il y a deux siècles est devenue un véritable centre de documentation, d’une envergure qui tient la comparaison avec d’autres organismes internationaux. Cet essor extraordinaire est aussi le résultat de la mission de sauvetage que Viktor a assignée à son ONG. Pour lui, il ne s’agit plus seulement de chercher à agrandir le fonds par des achats ponctuels, mais bel et bien de procurer un abri à des collections privées menacées d’être dispersées voire passées au pilon.
À ce jour, Adligat a récupéré plus de 400 bibliothèques et unités d’archives données ou léguées par des particuliers. Chaque année, ce sont plusieurs milliers de documents – cinq mille en moyenne – qui transitent par les LAZIC. Un tri est pratiqué pour que les doublons ou les ouvrages qui n’ont pas vraiment leur place dans la collection existante soient réorientés ou directement redistribués à d’autres centres de documentation. 500 000 documents ont ainsi été répartis dans 200 bibliothèques en Serbie et en Europe centrale. Désormais, nombreuses sont les personnes, dont des universitaires, des écrivains et des artistes, qui envisagent de léguer leurs ouvrages et documents à un organisme qui veillera à les préserver et à en faire bénéficier les chercheurs. Parallèlement à cette collecte, Viktor n’a pour autant pas totalement renoncé à débusquer des trésors cachés dans son pays et dans le monde.
À la tête de ce qu’il appelle une “Croix-Rouge de la culture”, Viktor, qui poursuit inlassablement sa mission avec l’appui de diverses organisations serbes et étrangères, déclare fièrement : “J’ai voulu bâtir un abri sûr : un lieu auquel les gens de culture puissent confier leurs biens précieux. Ma réussite est due au fait que les gens me font confiance, à moi et à mon projet.” Nous ne pouvons aujourd’hui qu’admirer l’ampleur du travail accompli en à peine plus d’une décennie. Reste à assurer désormais la pérennité d’Adligat, avec peut-être à sa tête une nouvelle génération de LAZIC, extraordinaire dynastie atypique de “sauveurs de livres”.
Le film ci-dessous permet de voir Viktor au travail et les coulisses de son musée-bibliothèque. Pour plus de détails, vous pouvez également consulter cet article du site Atlas Obscura et cette interview en français.