Un improbable dictionnaire tchèque-vietnamien
En février 2020, l’Union des interprètes et traducteurs, plus connue sous l’acronyme de JTP, une organisation qui regroupe près de 500 membres en République tchèque, en Slovaquie et dans le monde, décerne à Prague le prix de “dictionnaire de l’année” au Velsk učební česko-vietnamský slovník, soit le Grand Dictionnaire tchèque-vietnamien. Quelques mois auparavant, ce même ouvrage avait déjà été couronné par l’Association des écrivains tchèques, laquelle distingue chaque année des œuvres qui contribuent à la diffusion internationale de la culture et de la littérature tchèques.
Dictionnaire tout à la fois bilingue et encyclopédique, le livre se compose de six volumes (ci-dessous), qui ne totalisent pas moins de 4 400 pages et 120 000 mots ou expressions. Par son volume, cet ouvrage constitue de fait un des dictionnaires les plus complets consacrés à la langue vietnamienne contemporaine.
Le quidam français qui prend connaissance de cette nouvelle ne peut s’empêcher de se poser une question : quelle a pu être la motivation des linguistes et universitaires pour élaborer un dictionnaire aussi imposant dans ces deux langues ? Si de nombreux pays, comme la Chine, la France et les États-Unis, ont durablement marqué l’histoire du Vietnam, les liens entre la petite République tchèque, peuplée de 10 millions d’habitants, et le Vietnam, puissance régionale importante et “dragon” asiatique qui compte plus de 100 millions de ressortissants, ne paraissent pas a priori relever d’un statut particulier. C’est pourtant bel et bien le cas car, aujourd’hui encore, ces deux nations sont des partenaires économiques et politiques qui continuent à entretenir des relations étroites, chacune permettant à son partenaire de compter un allié et un relais dans son continent.
En fait, cette “amitié” récente remonte au contexte de la Guerre froide. Tombée dans l’orbite soviétique en 1948 à la suite du coup de Prague, la Tchécoslovaquie emboîte le pas à l’URSS quand, le 2 février 1956, elle reconnaît la République démocratique du Vietnam. Après l’indépendance et la partition du Vietnam, la coopération entre ces deux “pays frères” prend alors une forme plus concrète. La Tchécoslovaquie, qui est alors un des pays industrialisés les plus modernes du bloc de l’Est, intéresse beaucoup HO CHI MINH, au point d’y effectuer un voyage officiel au cours de l’été 1957.
La collaboration entre Prague et Hanoï prend une nouvelle tournure à partir de 1967, date à laquelle un accord est conclu à l’initiative du gouvernement vietnamien. Environ 2100 “stagiaires” asiatiques, essentiellement des ouvriers, n’hésitent pas à se lancer dans un long voyage pour venir se former, pour une durée de trois à cinq ans, dans des usines et des entreprises tchécoslovaques. L’expérience s’avérant fructueuse, le Vietnam, qui commence à envisager la fin de la guerre dans un avenir proche, obtient de porter l’effectif à près de 12 000 personnes, qui cette fois ne sont pas uniquement des travailleurs mais également des étudiants. Il s’agit clairement là d’une immigration de travailleurs à caractère temporaire, longtemps exclusivement masculine, dont le but est de fournir au Vietnam des techniciens et des cadres qualifiés. En novembre 1980, Prague impose un nouvel accord, qui prend cette fois la forme d’une “importation” de main-d’œuvre, dont les salaires sont en partie payés par l’État tchécoslovaque. En janvier 1987, ce sont près de 30 000 Vietnamiens qui sont présents dans le pays. À la chute du régime communiste, une grande partie de cet effectif choisit de demeurer sur place, certains Vietnamiens ayant déjà commencé à y faire souche et à investir dans diverses activités économiques.
La séparation avec la Slovaquie consommée, les gouvernements qui se succèdent en République tchèque entendent bien conserver des rapports privilégiés avec une puissance asiatique en plein essor qui s’appuie sur une forte diaspora interne, la troisième en Europe après celle recensée en France et en Allemagne. Aujourd’hui, la population d’origine vietnamienne présente sur le sol tchèque compte entre 80 et 100 000 individus, constituant ainsi, après les Slovaques et les Ukrainiens, la troisième minorité du pays.
Ivo VASILJEV, la cheville ouvrière
Les échanges entre le Vietnam et la Tchécoslovaquie, puis la République tchèque, ne se sont pas contentés d’être de nature économique et politique, ils ont également investi le champ culturel. C’est ainsi que la langue et l’histoire vietnamiennes sont enseignées depuis 1959 à l’Université Charles de Prague ; parmi les étudiants qui suivent ces cours, figure un certain Ivo VASILJEV (ci-dessous).
Né d’un père russe, ce jeune polyglotte surdoué – il maîtrisera jusqu’à quinze langues dont le coréen – se prend de passion pour le vietnamien, qu’il apprend au prestigieux Institut oriental de l’Académie tchécoslovaque des sciences. Avant même d’être diplômé, il prend en charge les études vietnamiennes de la Faculté des arts et profite de la présence d’un grand nombre d’étudiants vietnamiens pour parfaire ses connaissances. En 1963, il se rend pour la première fois au Vietnam pour un voyage d’études et d’immersion dans la culture locale. Puis, en 1966, il y accompagne le Premier ministre tchécoslovaque, en qualité de traducteur officiel. À son retour, il s’investit plus directement dans la lutte contre l’intervention militaire américaine, en écrivant des articles et en participant à des conférences internationales. Traducteur d’une cinquantaine d’auteurs vietnamiens, mais également des Carnets de prison d’HO CHI MINH, VASILJEV devient un véritable ambassadeur officieux de son pays natal dans celui qu’il considère comme son pays d’adoption. En 1990, il fait partie de la délégation envoyée par le ministère des Affaires étrangères tchèques pour participer à la célébration du centenaire d’HO CHI MINH ; voyage qui lui donne l’occasion de renforcer le lien amical entre les deux nations après le changement de régime.
Le fruit d’une collaboration tchéco-vietnamienne
L’augmentation considérable de l’effectif de la communauté vietnamienne en quelques décennies, phénomène qui se conjugue avec l’émergence d’une seconde génération née sur place et dont la vocation est d’y demeurer, favorise la naissance d’un dictionnaire bilingue, en premier lieu destiné à permettre l’assimilation linguistique des “Vietnamo-Tchèques”. Le projet lui est présenté par un ingénieur dénommé NGUYEN QUYET TIEN (ci-dessous) qui, installé à Prague depuis de longues années, consacre son temps libre à enseigner le tchèque à des enfants et aux nouveaux arrivants vietnamiens. Cette expérience pédagogique lui a fait comprendre qu’il manquait des outils de base pour un enseignement efficace, en premier lieu un dictionnaire bilingue. C’est dans ces conditions qu’il est conduit à solliciter les compétences linguistiques de VASILJEV qui, du fait de son intime connaissance des deux cultures, se trouve être le partenaire idéal pour la rédaction d’un tel dictionnaire
Le projet se met en place dès 2007. Ivo VASILJEV vit alors à 200 km de Prague, mais Internet permet aux deux hommes, qui se rencontrent ponctuellement dans une cafétéria de la capitale, de travailler de concert et avec efficacité, échangeant une quarantaine de mots chaque jour. NGUYEN QUYET TIEN décrit leur collaboration quotidienne de la manière suivante : “Nous n’avons pas beaucoup de temps mais nous réservons au moins 5 ou 7 heures, parfois même 10 heures, à ce travail. Nous nous sommes fixé pour objectif de faire un tome par année. Je dois sacrifier beaucoup d’autres activités pour me consacrer à ce travail.” Le premier tome, riche de 10 100 articles, 20 962 exemples et 630 pages, est publié en novembre 2013 (ci-dessous la présentation de l’ouvrage par ses deux auteurs, hélas non sous-titrée, mais qui permet d’avoir un aperçu du contenu du livre).
Salué et encouragé par les autorités des deux pays, le dictionnaire avance vite. Malgré le décès d’Ivo VASILJEV en octobre 2016, un mois seulement avant la sortie du quatrième tome, le projet se poursuivra avec l’aide d’Iva KLINDEROVA. Le sixième et dernier volume sort en juillet 2019, avec quelques mois de retard, l’objectif initial ayant été de le publier pour les 100 ans de la proclamation de l’indépendance de la Tchécoslovaquie. Reste à savoir si désormais ce vaste dictionnaire, qui à sa modeste mesure est un symbole géopolitique, trouvera son public au sein des deux populations concernées et pourra servir de pont entre ces deux cultures très différentes.