Des lectures post mortem ?
Au fil des civilisations, nombreux sont les futurs défunts qui ont souhaité se faire accompagner dans leur sépulture par divers objets à portée symbolique. C’était en particulier le cas de textes, parfois courts et épars, mais souvent contenus dans des ouvrages complets, sous forme de livres, de tablettes ou de rouleaux de papyrus. Les bibliophiles se souviennent avec tendresse de leur collègue, le proconsul romain CELSUS, qui avait imaginé un moyen original pour assurer la renommée post mortem de son nom. Dans la ville d’Éphèse, il avait en effet planifié la construction, après son décès, d’une importante bibliothèque publique, riche de 12 000 rouleaux, devant laquelle il avait prévu de faire placer son sarcophage, afin que l’ensemble constitue un mausolée à sa mémoire.
Grâce à cet instinct de perpétuation de l’homme par-delà sa mort, l’archéologie a retrouvé des écrits inestimables qui ont traversé les siècles avant d’être exhumés avec les restes de leurs anciens propriétaires. C’est le cas du rouleau de Derveni, de l’Évangéliaire de saint CUTHBERT, de l’Almanach de Chu, ou des traités médicaux retranscrits sur des tablettes de bambou retrouvées dans des cercueils du site du mont Laoguan. Dans l’Antiquité, la très brillante civilisation égyptienne, dotée d’un système d’écriture élaboré, s’est distinguée en développant ce qu’il est possible d’appeler une “bibliophilie funéraire”. Dans une société où la mort était considérée comme le passage vers une autre vie, chacun avait à cœur de préparer très soigneusement une sépulture, qui devait à la fois garantir les conditions de sa future villégiature et refléter son statut social. L’architecture du tombeau et la momification du corps étaient conçues pour éviter à un esprit immortel une errance sans fin dans l’autre monde. Cette préoccupation conduisait le monde égyptien à développer un art funéraire foisonnant et très élaboré, dont les vestiges ne cessent de faire notre admiration. Parmi les innombrables artefacts retrouvés dans un grand nombre de tombes, figurent des copies sur papyrus de textes destinés à guider les défunts dans leur voyage vers le monde des morts ; en particulier le fameux Livre des morts, dont nous vous proposons ci-dessous une illustration tirée du splendide Papyrus d’Ani.
Mais, dans les chambres funéraires, l’écriture ne se cantonne pas aux papyrus. Les hiéroglyphes et les dessins de couleurs éclatantes, qui décorent les sarcophages et le mobilier, s’étalent aussi sur les murs des sépultures des plus riches, au point de voir certaines tombes prendre la forme de véritables bibliothèques dont les parois reproduisent, outre le Livre des morts précédemment cité, toute une littérature mythologique, cosmogonique et magique, notamment le Livre des portes, le Livre des cavernes et le Livre de l’Amdouat.
La tombe de PADIAMÉNOPÉ, celle d’un simple prêtre ?
Parmi les riches découvertes faites à ce jour, l’une d’elle se distingue tout particulièrement : il s’agit de la TT 33, appellation qui désigne la tombe thébaine non royale numéro 33. En plus de proportions exceptionnelles et d’un plan atypique, cette sépulture se caractérise en présentant, peints et gravés sur ses murs, les grands textes de la tradition égyptienne ; particularité qui fait d’elle un véritable tombeau-bibliothèque. Ce monument singulier n’est pourtant pas la dernière demeure d’un roi ou d’un prince, mais celle d’un simple religieux du nom de PADIAMÉNOPÉ, “prêtre d’Hathor Nebhétépet à Héliopolis”. Cette sépulture est datée de la fin de la XXVe dynastie ou du début de la XXVIe, ce qui situe sa construction au début de la seconde moitié du septième siècle avant notre ère. Le défunt, défini comme un “secrétaire particulier du roi et spécialiste des hiéroglyphes”, ne pouvait être à l’évidence qu’un érudit, grand connaisseur des textes sacrés.
Située à Louqsor, dans la plaine de l’Asasif au pied du temple de Deir el-Bahar, la TT 33 n’avait pas été récemment découverte, puisqu’en 1737 le voyageur britannique Richard POCOCKE en avait déjà réalisé le premier relevé, avant d’être suivi, en 1799, par des savants de l’expédition française d’Égypte. Mais, depuis que le déchiffrement des hiéroglyphes est rendu possible grâce aux travaux de CHAMPOLLION, l’intérêt des savants et des égyptologues se concentre sur les multiples textes qui tapissent les murs du tombeau, toujours obscurcis par la poussière, la crasse et la suie laissée par les torches des innombrables visiteurs qui s’y sont succédé.
À partir de 1869, Johannes DÜMICHEN, à l’issue de l’exploration complète du lieu, notamment des parties basses beaucoup moins visitées, réalise une cartographie précise qui sera publiée entre 1884 et 1885. Le plan révèle que ce tombeau souterrain se trouve être un des plus grands creusés en Égypte antique. Il prend la forme d’un véritable labyrinthe (ci-dessous) composé de 22 salles reliées par des couloirs ; l’ensemble de la sépulture, étagée sur quatre niveaux, descendant jusqu’à 21 mètres sous terre.
Le site, réparti sur 322 mètres linéaires et entouré d’une enceinte de 9504 mètres, occupe 1062 m2 de surface au sol. À titre de comparaison, l’hypogée de TOUTANKHAMON n’a qu’une longueur linéaire de 30 mètres pour une simple superficie de 110 m2. La tombe de PADIAMÉNOPÉ se divise en deux parties strictement séparées. La première, qualifiée de “tombe mémoire” par l’archéologue Claude TRAUNECKER, aurait été conçue dès l’origine pour rester accessible à un public extérieur. Cas unique en son genre, il s’agirait d’un mausolée faisant office de temple, hypothèse renforcée par la présence de chapelles postérieures. La deuxième section englobe la tombe proprement dite, c’est-à-dire ce que nous pourrions désigner comme les “appartements privés” du défunt. L’exploration de ces pièces secrètes, dissimulées et très difficiles d’accès, a contraint les archéologues à soulever une immense dalle de pierre et à descendre dans un puits pour y pénétrer. PADIAMÉNOPÉ, soucieux d’éviter que des pillards trouvent et profanent sa momie, avait doté l’endroit de chausse-trappes, d’un caveau vide et de passages secrets. Peut-être est-il finalement parvenu à ses fins, puisque sa dépouille n’a toujours pas été retrouvée à ce jour, peut-être encore dissimulée sous des gravats.
En plus d’une organisation sophistiquée qui n’est pas sans rappeler celle des pyramides, ce tombeau se singularise par la richesse et la diversité des inscriptions et des dessins qui recouvrent ses 2622 m2 de parois. Nous reproduisons ci-dessous quelques images de ces murs recouverts d’inscriptions, certaines noircies et en attente de nettoyage.
Une bibliothèque de pierre
PADIAMÉNOPÉ a fait reproduire dans sa sépulture la plupart des livres sacrés de la religion égyptienne. Dès l’entrée, le visiteur peut contempler les hymnes solaires et le Livre des morts, puis, au fur et à mesure qu’il progresse, il découvre les Textes des pyramides, les Textes des sarcophages et, plus loin, le Livre des portes, l’Amdouat, le Livre de la terre, le Livre du jour et de la nuit, pour aboutir à des caveaux ornés du Livre des cavernes. Détail étonnant, ces textes ont été revus et corrigés, ce qui laisse supposer que notre prêtre s’était directement impliqué dans le travail de révision et de mise à jour des textes funéraires et liturgiques de sa future tombe. Les archéologues se perdent en conjectures sur les motivations du commanditaire de cette incroyable bibliothèque de pierre. En bon théologien amoureux de l’écrit, peut-être voulait-il fixer pour l’éternité un corpus religieux renouvelé à un moment de son histoire où l’Égypte pharaonique sortait d’une longue période d’instabilité marquée par des invasions ? TRAUNECKER, détenteur de la chaire d’égyptologie de l’université de Strasbourg (dont le créateur fut DÜMICHEN), écrit à propos du TT 33 : “Nous avons ici la plus grande encyclopédie sacrée de la civilisation égyptienne […], une clé pour appréhender une société disparue.”
Cet inestimable patrimoine architectural, artistique et intellectuel, est toujours en cours d’étude. À sa mort survenue en 1894, DÜMICHEN n’avait pu achever ses traductions, et seules 18% des inscriptions épigraphiques avaient fait l’objet de publications. Précisons que les conditions de travail dans le tombeau étaient particulièrement difficiles car, très mal ventilé, le lieu avait abrité pendant des siècles des colonies de chauves-souris, dont les déjections accumulées dégageaient des vapeurs d’ammoniac particulièrement agressives. Sous la recommandation de Gaston MASPÉRO, le service des Antiquités a fait murer l’entrée du TT 33 au niveau de la quatrième salle, pour venir à bout des chauves-souris et permettre une réouverture ultérieure.
Depuis 2003, TRAUNECKER et sa collègue Isabelle REGEN (que vous pouvez entendre dans la vidéo ci-dessous) menaient des démarches pour obtenir la réouverture du tombeau.
Dans le but d’aboutir à la reprise des études sur site, une collaboration s’est instaurée entre le Conseil suprême des Antiquités d’Égypte, l’IFAO, l’université de Strasbourg, l’université de Montpellier et le CNRS. Dans un premier temps, les deux mille objets entreposés dans les premières salles ont été déménagés et, le 5 décembre 2005, les murs anti-chiroptères ont enfin été abattus, pour rendre le site officiellement ouvert à l’étude. Bien que dans certaines sections du monument il soit toujours nécessaire de porter un masque, une mission de restauration, doublée d’une mission d’exploration et de recensement épigraphique, est actuellement à l’œuvre. Gageons que la tombe de PADIAMÉNOPÉ nous réserve encore d’étonnants secrets !
Pour en savoir plus sur cet endroit extraordinaire, vous pouvez consulter le blog de l’équipe d’archéologie, intitulé Tombe thébaine n°33, réécouter l’émission du Salon noir diffusée sur France Culture en mai 2015, prendre connaissance du compte rendu d’une conférence donnée par TRAUNECKER au Louvre en 2010, lire un article du Figaro (en accès limité) daté de février 2015, ou encore visionner le reportage présenté dans l’émission (ci-dessous) Des Racines et des ailes, diffusée en décembre 2017, dans lequel figure une instructive représentation du tombeau en 3D.