Les livres rares et précieux, victimes collatérales des guerres
Une des conséquences des guerres est de révéler les caractères et de chambouler l’ordre des priorités. Dans un tel contexte de crise, certains individus trouvent une force intérieure pour faire passer leur survie au second plan et prendre des risques considérables au service d’une cause supérieure. Dans le domaine de la bibliophilie, des véritables héros – souvent restés anonymes – ont bravé le danger pour préserver des ouvrages voire des bibliothèques entières de l’anéantissement dans un contexte de combats, de pillages ou de destructions programmées. L’histoire récente nous a livré des exemples de sauvetage spectaculaire – comme à Tombouctou, à Mossoul et Bassorah –, mais nous allons nous intéresser aujourd’hui à des faits plus anciens qui se sont déroulés dans la Chine des années 40.
Devenu une république en 1911, le pays est plongé dans une guerre civile entre les communistes et les nationalistes du Kuomintang. En juillet 1937, le Japon qui, quelques années auparavant, avait déjà annexé la Mandchourie, ouvre les hostilités contre la Chine pour se lancer dans une guerre de conquête. D’emblée, le conflit se révèle particulièrement brutal et impitoyable, les troupes nippones se livrant à de multiples exactions dans la zone occupée. Outre les massacres de masse, les violences envers les civils, les actes de vandalisme et le pillage – qui prend parfois la forme de ventes forcées – prennent des proportions inquiétantes. Comme en Corée, beaucoup de biens culturels, dont des œuvres d’art et des manuscrits, sont purement et simplement spoliés. Lors du seul sac de Nankin, plus de 900 000 volumes disparaîtront ainsi, de sorte que le sujet demeure encore aujourd’hui l’enjeu d’une guerre diplomatique entre les deux pays. La Chine, qui estime que plus de trois millions d’objets et de textes anciens ont été pillés sur son territoire par les troupes nippones entre 1931 et 1945, fait valoir que plusieurs grands musées conservent et même exposent le butin de ces vols. Autre facteur aggravant, de nombreux bibliophiles, ruinés par la guerre ou pressés de quitter la zone occupée, mettront en vente leurs collections, suscitant l’intérêt non seulement des Japonais, mais aussi des correspondants locaux de l’Institut Harvard-Yenching, de collaborateurs locaux et d’une société écran opérant pour le compte du Mandchoukouo.
ZHENG ZHENDUO, bibliophile sauveteur
Face à cette situation dramatique, des universitaires, des écrivains et des érudits chinois décident de réagir et d’organiser le sauvetage d’urgence de ce qui a pu échapper aux pillards. Resté à Shanghai après l’invasion, ZHENG ZHENDUO (ci-dessous, le troisième en partant de a droite) se trouve aux premières loges. Devant la situation qu’il juge alarmante, il déclare ainsi que “les gens qui étudient la littérature chinoise ancienne devraient désormais également étudier à l’étranger”.
Il commence par protéger et acquérir des manuscrits anciens par ses propres moyens, mais ceux-ci se révèlent bientôt trop limités. Heureusement il n’est pas seul, car le hasard et les circonstances réunissent dans la grande métropole quatre autres intellectuels qui partagent ses préoccupations : ZHANG SHOUYONG (ci-dessous à droite), fondateur d’une université réputée, l’historien HE BINGSONG, l’éditeur ZHANG YUANJI (ci-dessous au centre) et le linguiste, poète et traducteur ZHANG FENGJU. À ce comité exécutif viennent bientôt s’adjoindre d’autres personnalités, comme le linguiste et ethnologue SHEN CHUNG-CHANG, qui compte déjà à son actif le déménagement clandestin de Pékin à Hong Kong des 10 200 plaquettes de bois découvertes avant la guerre dans le bassin du lac Juhan par l’expédition scientifique sino-suédoise.
Le groupe, qui s’est baptisé “Société de préservation des livres rares“, adresse, le 5 janvier 1940, un courrier aux autorités républicaines réfugiées à Chongqing pour solliciter son soutien, notamment financier. La missive reçoit un bon accueil mais l’argent se fait rare dans le contexte de la guerre, cependant une solution est malgré tout trouvée. En effet, avant l’offensive japonaise de 1937, un fonds de capitaux sino-britannique, d’un montant d’un million de yuans, avait été constitué pour financer la création d’une bibliothèque centrale à Nankin, projet que l’attaque nippone avait repoussé sine die. Finalement, le gouvernement décide d’allouer cette somme à l’achat et à l’exfiltration des manuscrits susceptibles de tomber entre de “mauvaises mains”. Le directeur du conseil d’administration de la Bibliothèque centrale, déguisé en homme d’affaires, va rencontrer l’équipe à Shanghai ; ville qui, du fait d’une forte présence internationale et surtout des concessions étrangères, bénéficie d’une situation particulière qui laisse une marge de manœuvre aux activités clandestines face à la surveillance de l’occupant. Un réseau de sauvegarde est organisé au sein de l’université de Hong Kong, choisie pour accueillir et regrouper les livres qui seront sauvés.
La société se met immédiatement au travail, contrainte par nécessité de privilégier la qualité à la quantité. Un intense travail bibliographique est alors mené en amont pour dénicher les textes les plus rares. Nos érudits démarchent discrètement les bibliophiles et les bibliothèques privées encore épargnées, élargissant même le périmètre de leurs investigations aux provinces voisines jusqu’au nord de Pékin. En avril 1940, ZHENG ZHENDUO réussit à force de patience et de ruse le réel exploit d’acquérir la collection connue sous le nom de « jiaye ». Rassemblée par un industriel de la ville de Nanxun, elle a la réputation d’être une des plus importantes bibliothèques privées de Chine et, à ce titre, elle suscite depuis longtemps bien des convoitises. Plus d’un an de pénibles tractations sera nécessaire pour que finalement l’organisation fasse l’acquisition de plus de 1 200 ouvrages inestimables de l’époque Ming. D’autres achats spectaculaires suivront, comme la collection de DENG BANSHU, la bibliothèque Yuhaitang de la famille LIU, ou encore des livres très rares collectés auprès des HU de Hangzhou et de la famille ZHANG, spécialisée depuis des générations dans les calligraphies. Le nombre précis d’ouvrages récupérés demeure toujours sujet à débat. Selon FENGJU, la Société a ainsi pu réunir, au terme d’un travail acharné, un véritable trésor de 48 000 volumes dont 4 864 manuscrits particulièrement rares et précieux. Mais aujourd’hui d’autres avancent que ce chiffre est bien au-dessous de la réalité et que ce sont 100 000, voire 130 000 volumes qui ont été achetés au cours de ces tractations.
Déjouant les espions à l’aide d’une correspondance codée et voyageant sous des identités d’emprunt, les membres de la Société de préservation des livres rares obtiennent de beaux succès, d’autant que la filière d’évasion fonctionne bien. À Hong Kong, les manuscrits qui, dès leur arrivée, sont estampillés avec le sceau de la Bibliothèque nationale centrale de Chine (ci-dessous), sont recueillis par la bibliothèque Fung Ping Shan, dont le responsable XU DISHAN est une vieille connaissance de ZHENG ZHENDUO.
Il était prévu que les livres seraient ensuite transportés par avion à Chongqing, mais l’opération s’avère coûteuse et dangereuse. Après quelques transbordements durant l’été 1940, les voyages sont annulés, de sorte que les caisses en transit s’accumulent. En juin, les acquisitions sont interrompues, priorité étant donnée à l’acheminement du fonds rassemblé en territoire libre. La situation est devenue particulièrement tendue depuis l’embargo américain et, la guerre menaçant de s’étendre à Hong Kong, il est décidé de faire partir au plus vite la précieuse cargaison. Un contact est noué avec le consulat américain pour transporter et héberger temporairement les ouvrages aux États-Unis sous l’égide de la bibliothèque du Congrès, mais il est déjà trop tard. En effet, au lendemain de Pearl Harbor, Hong Kong est attaquée par l’armée japonaise et, après plus de deux semaines de combats, la colonie britannique est contrainte de se rendre. À Shanghai aussi les choses se compliquent, la Société devant cesser complètement ses activités ; mais malgré tout ZHENG ZHENDUO réussit à déménager in extremis les livres encore en sa possession.
L’errance d’une prise de guerre
Les 111 caisses destinées à la future Bibliothèque centrale sont saisies avec d’autres ouvrages conservés à l’université de Hong Kong. À partir de mars 1942, cette prise de guerre est transportée au Japon où, quelques mois plus tard, l’armée la transfère à son tour au ministère de l’Éducation. Durant l’été 1943, les ouvrages sont acheminés dans la Bibliothèque impériale mais, en raison des impératifs de la guerre, le travail de déballage et de tri ne commence qu’en janvier 1944. C’est alors seulement que la grande valeur de cette collection sera révélée. Les bombardements aériens s’intensifiant, ces livres sont évacués avec les plus précieux ouvrages de la bibliothèque vers Nagano. Après la capitulation, malgré des tentatives pour garder cachés les “livres chinois“, ceux-ci sont rapportés à Tokyo. Ayant appris leur localisation grâce à un officiel britannique sinophile, le gouvernement envoie, en avril 1946, ZHANG FENGJU, qui maîtrise parfaitement le japonais, sur place pour récupérer la collection. Grâce à la comparaison de catalogues et surtout aux sceaux judicieusement apposés sur les manuscrits, le vol peut être prouvé et les livres, clairement identifiés, se voient restituer. En mai 1947, un premier convoi de dix cartons contenant 34 970 livres anciens arrive à Shanghai. Le tri commence alors pour préparer leur expédition à la future Bibliothèque centrale officielle de Nankin, mais l’opération doit bientôt être interrompue.
En effet, les pérégrinations de ces ouvrages ne sont pas pour autant terminées, car à la guerre de libération succède le conflit entre le Kuomintang et les communistes, qui tourne à l’avantage de ces derniers. En raison de la tournure des événements, une grande partie de la collection traverse de nouveau la mer, cette fois pour être mise à l’abri à Taïwan. Depuis cette date, la Bibliothèque centrale nationale de Taipei peut s’enorgueillir de posséder un des plus beaux fonds de manuscrits anciens chinois qui, grâce à l’action déterminée d’un petit groupe de bibliophiles, aura pu échapper aux aléas de la guerre et à la dispersion.
Le sauvetage du Siku Quanshu
Cette épopée, longtemps restée méconnue en Chine même, n’est pas sans rappeler un autre sauvetage, celui-là totalement improvisé par des membres du personnel et des étudiants de l’université du Zhejiang. Basée à Hangzhou, sa bibliothèque est évacuée en novembre 1937 devant l’arrivée imminente de l’armée japonaise. Or, l’établissement abrite dans ses murs un trésor bibliophile inestimable, un exemplaire du fameux Siku Quanshu. Ce véritable chef-d’œuvre encyclopédique de l’époque Qing, riche de 35 381 volumes, n’a été copié qu’en sept exemplaires, dont l’un détenu par la bibliothèque Wenlan Ge de Hangzhou. Éparpillés lors de la révolte des Taiping, les ouvrages sont patiemment recherchés et rassemblés par des érudits locaux. Le projet de reconstituer et de restaurer l’ensemble est alors entrepris par l’université. Voulant à tout prix sauver ce livre rarissime, le bibliothécaire en chef réussit à rassembler en urgence des fonds et à convaincre la direction de se charger de 230 cartons supplémentaires. Le précieux ouvrage suivra les pérégrinations successives d’une université devenue itinérante, car contrainte de déménager à plusieurs reprises selon la progression de la ligne de front. En janvier 1940, après 28 mois d’errance, le campus s’installe enfin de manière permanente, jusqu’en août 1945, dans la ville de Zunyi. Pour éviter que les volumes ne soient détruits lors d’un raid aérien, ils sont placés dans une grotte karstique gardée en permanence par des étudiants volontaires. À la fin de la guerre, cet exemplaire du Siku Quanshu, qui à ce jour est le plus complet des quatre connus dans le monde, reviendra à Zhejiang.