Un foyer d’accueil pour les œuvres mort-nées
Les sociologues déplorent le recul de la lecture dans certaines tranches de la population mais, pour autant, écrire un livre et le faire éditer demeure un rêve ultime pour nombre de nos contemporains. En avril 2022, un sondage révélait en effet que 12 millions de Français partageaient ce projet, et que 2,5 millions avaient déjà franchi le pas. Bien que nous ayons tous en tête des exemples de manuscrits initialement rejetés par plusieurs éditeurs qui, à force de persévérance, ont fini par devenir des grands succès de librairie – Harry Potter, Autant en emporte le vent, Sa majesté des mouches, Du côté de chez Swann, Dune, Carrie, etc. -, ces belles histoires restent des exceptions et la réalité se montre généralement plus cruelle. Les maisons d’édition croulent littéralement sous les textes qui leur sont proposés – en 2021, Gallimard recevait 50 nouveaux romans par jour -, dont seulement une bien petite minorité réussit à franchir le premier tri. La majorité des manuscrits finissent donc “sur le carreau”, à moins que l’auteur ne se lance dans l’aventure de l’autoédition. Pour le meilleur ou pour le pire, le monde se trouve privé de tentatives littéraires d’écrivains qui resteront dans l’oubli. Pourtant, il existe dans le monde un endroit qui accorde une seconde chance à ces œuvres “mort-nées” : la Brautigan Library.
Ce refuge pour textes refusés a été nommé en référence à l’écrivain américain Richard Gary BRAUTIGAN (ci-dessous, une interview donnée à la télévision suisse en 1983). Né à Tacoma dans un milieu très modeste, il réussit à finir son lycée mais, sujet à des troubles du comportement, il se voit interner. Diagnostiqué schizophrène et paranoïaque, il subit des séances d’électrochocs. À l’hôpital, il commence à écrire, passion qui ne le quittera plus. Sorti au bout de quelques mois, il part pour San Francisco, bien décidé à y devenir écrivain.
BRAUTIGAN publie quelques recueils de poésie et fréquente assidument les milieux underground et beatnik. Il écrit des premiers romans qui ne seront publiés que des années plus tard. En 1967, son livre Trout Fishing in America (Pêche à la truite en Amérique), ouvrage anticonformiste et farfelu qui s’écoulera à plus de 4 millions d’exemplaires, fera de lui, du jour au lendemain, un écrivain majeur de la contre-culture. Reconnaissable à sa grande silhouette dégingandée, indissociable de sa longue moustache à la Mark TWAIN, de son chapeau et de ses grandes lunettes rondes, il va désormais devenir une célébrité, aussi bien dans son pays qu’à l’étranger.
En 1971, il publie un roman de 192 pages (ci-dessous) intitulé The Abortion – An Historical Romance 1966 (L’Avortement – une histoire romanesque en 1966). Dans ce livre, le narrateur, dont on ne connaîtra jamais le nom ni le prénom, travaille et vit reclus depuis trois ans dans une bibliothèque d’un genre très particulier, ouverte sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et répond immanquablement à l’appel de la sonnette de la porte d’entrée. En effet, à l’image des institutions religieuses qui recevaient autrefois les enfants abandonnés à leur naissance, cet établissement accueille et conserve tous les manuscrits qui n’ont pas réussi à se faire éditer, à l’image, pêle-mêle, d’un texte intitulé La culture des fleurs à la lueur des bougies dans une chambre d’hôtel, d’un recueil de recettes de cuisine extraites de l’œuvre de Dostoïevski ou de textes qui n’ont pas vocation à être édités, comme des mémoires de grands-mères et des petites histoires écrites par des enfants qui mettent leurs jouets en scène. Très consciencieux, le libraire n’opère aucune sélection et, accueillant consciencieusement les “déposants” en personne avec beaucoup d’égards, il inscrit le nom de l’auteur, le titre et un bref résumé dans un grand registre avant d’inviter la personne à déposer elle-même son ouvrage dans les rayonnages, à l’emplacement qu’elle souhaite. Dans ce mausolée, les visiteurs viennent dans le seul but de se délester de leur ouvrage, personne semblant n’avoir jamais pris la peine de lire un des livres en rayons ni même de consulter le catalogue.
À vrai dire, l’intrigue du roman ne tourne pas autour de ce lieu singulier mais de la relation amoureuse qui se noue entre notre libraire et Vida, une jeune femme venue faire don de son manuscrit. Lorsque cette dernière tombe enceinte, les deux amants se rendent à Tijuana au Mexique afin qu’elle puisse avorter dans une clinique privée et, à leur retour, une autre personne a pris la bibliothèque en charge. Surréaliste, poétique et terriblement séduisante dans son principe, l’idée de ce refuge pour livres inconnus, incongrus et oubliés, devient, à l’image de l’utopique et symbolique Bibliothèque de Babel imaginée par BORGES, une métaphore douce-amère de la littérature. L’idée de donner vie à cette bibliothèque utopique trotte dans la tête des bibliophiles du monde entier, jusqu’à ce que l’un d’entre eux se décide à franchir le pas et à tenter l’expérience, mais BRAUTIGAN, qui se suicidera en septembre 1984, ne pourra jamais assister à la réalisation de son fantasme.
La concrétisation d’une idée
L’idée de BRAUTIGAN sera reprise par un artiste prolifique, Todd LOCKWOOD. Originaire de Philadelphie, ce photographe reconnu, directeur d’un studio d’enregistrement et par ailleurs auteur de romans, s’installe à Birlington dans le Vermont en 1978. Ayant lu et relu The Abortion pendant une quinzaine d’années, il lance le projet de la Brautigan Library. Regroupant autour de lui des gens motivés, il réussit à récupérer un local qui abritait autrefois une librairie d’occasion. La modeste bibliothèque, qui a pour ambition de devenir “une archive qui nous distinguera des autres bibliothèques, qui sera utile aux historiens et qui offrira une vision unique et populaire de l’Amérique”, est inaugurée le 21 avril 1990. Après des débuts confidentiels, elle bénéficie d’une couverture médiatique nationale, le New York Times et le Wall Street Journal, entre autres, contribuant à la faire connaître au grand public ; et même internationale, puisque la nouvelle finit par franchir les océans.
Fidèle à la mission imaginée par BRAUTIGAN, LOCKWOOD lance un appel aux auteurs amateurs, pour qu’ils lui envoient leurs manuscrits – plutôt des tapuscrits dans la grande majorité des cas -, les seules conditions étant qu’ils n’aient jamais été publiés, qu’ils soient rédigés en anglais et qu’ils soient définitivement donnés au “seul endroit au monde dédié aux livres inédits”. Les seules différences notables avec le modèle “original” résident dans le fait que les gens sont ici invités à venir les lire sur place jusqu’à la fermeture uniquement, et que le fondateur n’a pas poussé l’hommage jusqu’à habiter lui-même sur place.
Les textes affluent de tous les États-Unis, mais aussi de l’étranger. En quelques années, le fonds rassemble jusqu’à 325 titres – ainsi que quelques reliques comme la machine à écrire de BRAUTIGAN – qui sont reliés de la même manière avec juste un numéro de catalogue sur le dos, afin de favoriser la lecture aléatoire et permettre une découverte fortuite. Ils sont classés en 13 catégories – parmi lesquelles Amour, Famille, Spiritualité, Aventure, et une catégorie fourre-tout appelée “Tout le reste” -, séparés sur les rayonnages par des pots de mayonnaise, référence au roman La Pêche à la truite, dont un des derniers chapitres comprenait cette phrase devenue “culte” : “Exprimant un besoin humain, j’ai toujours voulu écrire un livre qui se termine par le mot mayonnaise.”
Mais, après un début prometteur, le projet commence à péricliter au bout de quelques années. Le nombre de manuscrits reçus décline fortement après 1993, tandis que la location et l’entretien du local deviennent des charges de plus en plus pesantes pour des bénévoles de moins en moins nombreux. Elle est alors déménagée dans la bibliothèque municipale de la ville, en l’attente d’un autre lieu d’accueil. LOCKWOOD ambitionne alors de la transférer dans l’antenne locale du quartier de Presidio de la Bibliothèque publique de San Francisco, lieu dont se serait inspiré BRAUTIGAN pour situer sa bibliothèque fictive. Mais, malgré ses efforts assidus, cette belle idée devra finalement être abandonnée.
L’initiative de BARBER
Ianthe BRAUTIGAN-SWENSEN, la fille du défunt écrivain, qui avait volontiers donné son accord à LOCKWOOD lorsque ce dernier l’avait sollicitée, se désole de la situation et prend les choses en main pour donner une nouvelle chance au projet. Mais le salut arrive de manière inopinée en la personne de John BARBER, artiste numérique mais également universitaire spécialiste de l’œuvre de son père, qu’il avait personnellement rencontré. Enseignant à l’université de Vancouver, dans l’État de Washington, l’homme use de toute son influence pour faire venir la collection de l’autre côté du pays, dans la région natale de son auteur favori. Il réussit à nouer un partenariat avec le Clark County Historical Museum, dont le bâtiment (ci-dessous), construit en 1909, est une ancienne “bibliothèque Carnegie“. Un espace est aménagé au sous-sol du bâtiment pour héberger la Brautigan Library, qui investit donc les lieux et se trouve inaugurée en octobre 2010.
La nouvelle bibliothèque devient ainsi accessible au public et, si elle semble bien modeste (voir ci-dessous), il faut savoir qu’elle continue de s’agrandir – elle aurait dépassé les 400 titres -, désormais de manière exclusivement numérique, ce qui offre le triple avantage de faciliter les démarches, de ne pas plus “encombrer” l’espace déjà restreint prêté par le musée, et surtout de pouvoir offrir au public la possibilité de télécharger et de lire à distance les textes sur son ordinateur personnel. BARBER résume les choses en ces termes : “Ainsi, plutôt qu’un dépotoir littéraire, la bibliothèque Brautigan est une initiative positive et, oui, séduisante, qui collecte, préserve et organise des manuscrits inédits et d’autres artefacts littéraires, convaincue que chacun a sa propre histoire unique à partager.” À noter qu’un artiste a spécialement “créé” les ouvrages fictifs cités dans le livre de 1971 pour qu’ils soient physiquement présents dans le fonds. Avis donc aux amateurs, qui, à défaut d’être publiés, voudraient offrir une seconde chance à leurs manuscrits !
L’idée de cette bibliothèque des livres que personne ne lit a inspiré d’autres auteurs. Citons dans cette catégorie le Cimetière des livres oubliés, de Carlos Luis ZAFON, et surtout La Bibliothèque des Refusés , un roman d’Irving FINKEL qui reprend en partie, de manière plus burlesque et humoristique, l’idée de BRAUTIGAN. En 2002, deux artistes, Sam BROWN et Caroline JUPP, montent un projet baptisé Library of Unwritten Books dont l’objectif est de collecter auprès d’anonymes, dans les lieux les plus divers, des synopsis de livres qu’ils auraient voulu écrire. Les entretiens enregistrés ont été ensuite imprimés sous forme de brochures – 800 au total – mises à disposition des lecteurs dans une bibliothèque itinérante ouverte au public au cours d’événements ponctuels.
Certains de nos lecteurs francophones ont sans doute eu, alors qu’ils parcouraient ce billet, une drôle d’impression de déjà lu, se disant au fur et à mesure de leur lecture : “Bizarre, mais ça me dit quelque chose.” Effectivement, cette histoire n’est pas sans rappeler la trame de l’un des grands succès littéraires de l’année 2016, Le Mystère Henry Pick, signé par David FOENKINOS (ci-dessous) et qui sera adapté au cinéma en 2019.
Le point de départ de ce roman est l’histoire d’un bibliothécaire, installé en Bretagne, qui a décidé de recueillir tous les livres refusés par les éditeurs. Il reçoit et héberge des manuscrits de toutes sortes et de toutes provenances et, alors qu’elle visite les lieux, une éditrice déniche, parmi ces textes, une véritable pépite écrite par un pizzaïolo qui n’aurait jamais fait montre d’un goût particulier pour l’écriture. Soupçonnant une imposture, un critique littéraire, aidé par la fille de l’auteur présumé, décide alors de mener une enquête pour résoudre ce petit mystère.
Pour en savoir plus sur la Brautigan Library, nous vous renvoyons vers deux articles : le premier issu du site Atlas Obscura, le second sur Varsity.
Belle histoire que celle de cette bibliothèque refuge pour les laissés-pour-compte des éditeurs!
Merci au rédacteur des articles du Dicopathe !