QUENEAU, un encyclopédiste bien atypique
Parmi les écrivains francophones du XXe siècle, Raymond QUENEAU (ci-dessous) se présente comme une personnalité inclassable. Cherchant à renouveler la littérature de son temps en tournant le dos au carcan de l’académisme, il tente de privilégier l’imagination et l’expérimentation formelle, dans le but de métamorphoser le langage et de proposer une alternative au récit classique et conventionnel. C’est ainsi que, dans ses écrits, priorité est donnée à un langage parlé qui allie la spontanéité du langage de la rue à l’inventivité verbale. Il recourt volontiers à l’humour et aux manipulations langagières, contrepèteries, calembours, néologismes, répétitions, lipogrammes, jeux de mots, écriture phonétique, tout en cultivant le goût pour de véritables défis littéraires. Sous sa plume, la langue française devient un “objet d’expérience, un champ d’application, un territoire illimité d’exploration”.
Après des études de lettres et de philosophie, QUENEAU, par ailleurs passionné par les mathématiques, est d’abord introduit chez les surréalistes. Mais, en 1929, il quitte le mouvement, lassé par l’autoritarisme d’André BRETON et regrettant que le mouvement ne produise plus rien de neuf et d’intéressant. Dès lors, il se fixe pour objectif de repousser les limites de la création et du champ littéraire, à l’aide de nouvelles règles. En 1960, avec le mathématicien François LE LIONNAIS, il fonde le fameux Ouvroir de littérature potentielle, plus connu sous son acronyme Oulipo, véritable atelier-laboratoire linguistique et littéraire, auquel vont participer, entre autres, Georges PEREC et Italo CALVINO.
Décédé en 1976, QUENEAU est aujourd’hui célébré comme un auteur majeur de la littérature française contemporaine ; ses œuvres, comme Zazie dans le métro, Exercices de style, Les Fleurs bleues, ou encore le livre vertigineux, Cent mille milliards de poèmes, sont aujourd’hui étudiées à l’école ou adaptées en spectacles. Esprit curieux de tout, véritable érudit, QUENEAU a également voulu se lancer dans une entreprise de type encyclopédique, singulière et atypique à son image, sous la forme d’un projet qui prendra en cours de route le joli nom d’Encyclopédie des sciences inexactes.
Au lieu de se tourner classiquement vers un panorama de connaissances utiles et d’idées orthodoxes, il préfère orienter sa recherche vers ce qui relève du farfelu et de l’aberrant. Les considérations pseudo-scientifiques, à la limite du ridicule mais élaborées avec toute l’apparence de sérieux et de méthode, ont pour lui une importance mésestimée mais primordiale. Les délires, les théories bancales, les impasses philosophiques et scientifiques, souvent méconnus du vivant de leurs auteurs, constituent à ses yeux des expérimentations qui interrogent les notions de certitude et de savoir. Grand lecteur de FREUD, QUENEAU, fasciné par la psychiatrie et la psychanalyse, scrute la frontière, parfois ténue, qui distingue génie, extravagance et folie.
Pour les lecteurs qui voudraient découvrir quelques-uns de ces fous littéraires, nous les orientons vers le livre éponyme d’André BLAVIER, publié en 1982, et vers nos billets consacrés à deux de ces originaux, PIERQUIN de GEMBLOUX et BERBIGUIER du THYM de TERRE-NEUVE, ainsi que, dans un registre proche, Le Dictionnaire de la bêtise et des erreurs de jugement de CARRIÈRE et BECHTEL.
Le projet de QUENEAU n’est pas sans évoquer le Bouvard et Pécuchet, ainsi que le Dictionnaire des idées reçues de Gustave FLAUBERT qui, disait-il, devaient composer une “espèce d’encyclopédie de la bêtise moderne”. Mais la démarche du romancier était différente, dans la mesure où elle visait à rédiger des œuvres à charge pour fustiger la fatuité et le ridicule de ses contemporains. Les deux encyclopédistes du dimanche qui lui servaient de protagonistes, de même que les citations et maximes qu’il mettait en exergue, n’avaient d’autre objectif que d’illustrer la bêtise et l’ignorance. Nous sommes donc loin de la démarche plus posée, voire philosophique, de QUENEAU.
Les fous littéraires
C’est à la fin de l’année 1929, après sa séparation avec les surréalistes, qu’il commence à accumuler d’innombrables notes de lecture sur ce qu’on avait coutume d’appeler les “fous littéraires”. La paternité de ce terme revient à Charles NODIER, qui avait publié en 1835 une brochure intitulée Bibliographie des fous de quelques livres excentriques. Ce “domaine de recherche”, insolite mais stimulant, a déjà été exploré par des auteurs comme CHAMPFLEURY, Octave DELEPIERRE, et surtout Gustave BRUNET, dont on sait que QUENEAU a minutieusement lu l’ouvrage Les fous littéraires : essai bibliographique sur la littérature excentrique, les illuminés, visionnaires, etc. Il se lance donc dans une sorte d’anti-encyclopédie qui, au lieu de reposer sur des faits établis et des informations certifiées, se focalise sur ce qui relève du domaine de l’échec et de l’erreur, mais aussi de l’inventivité et de l’imagination, perçues comme des moteurs essentiels de l’humanité.
QUENEAU ne cherche pas à se moquer, en les brocardant à bon compte, des savants ratés, des scientifiques farfelus, des génies autoproclamés ou même des véritables aliénés mégalomanes et paranoïaques. Bien au contraire, il considère qu’“il est mauvais en ce qu’il suppose légitime de porter sur un homme un jugement d’aliénation mentale uniquement d’après la forme et le contenu de ses écrits. Or, s’il est possible de le faire avec quelque vraisemblance lorsque le contenu concerne la personne même de l’auteur, il devient délicat, et même absurde, de le tenter lorsque ces écrits portent sur une question scientifique précise. On serait alors obligé d’appeler folie une erreur un peu trop violente. On voit le danger d’une telle affirmation ; il suffit de se souvenir que c’est une façon commode de se débarrasser des novateurs”.
La publication d’une encyclopédie posthume
Pendant plusieurs années, QUENEAU fréquente assidument les bibliothèques, en particulier la BNF. Multipliant les lectures, il remplit des pages et des pages de notes pour constituer une centaine de fiches biographiques et de dossiers consacrés aux “fous littéraires”. Il entame ensuite la rédaction d’un imposant manuscrit – Encyclopédie des sciences inexactes : histoire de la France paranoïaque – prévu pour compter à terme un millier de feuillets. L’auteur partage ensuite l’ensemble en deux parties : Les Égarements de l’esprit humain et Erreurs et délires. Par la suite, il remanie l’ensemble pour finaliser un nouveau manuscrit de 500 pages, avec pour titre provisoire : Aux confins des ténèbres. Les fous littéraires français du XIXe siècle. C’est cette version qui sera finalement exhumée et publiée par Gallimard à titre posthume en 2002.
En effet, en 1934 QUENEAU avait, selon ses dires, envoyé ce manuscrit à la maison d’édition parisienne, qui avait édité l’année précédente son premier roman, Le Chiendent, qui fut couronné du Prix des Deux magots. Il s’étaitt alors heurté à un net et définitif refus. Idem lors d’une autre tentative auprès de Denoël. Désillusionné et doutant même de la qualité de son travail encyclopédique, il se consacre à d’autres projets et publie romans et recueils de poésie. Il n’a pas pour autant oublié son manuscrit et trouve le moyen de l’utiliser en l’intégrant en partie dans un roman. Publié en 1938 chez Gallimard – maison qui avait pourtant rejeté son texte quelques années auparavant, ce qui constitue une petite revanche pour l’auteur – celui-ci a pour titre Les Enfants du limon (ci-dessous).
Dans ce livre, un des personnages principaux, nommé CHAMBERNAC, véritable double de QUENEAU, rédige une encyclopédie basée sur les écrits et les théories d’auteurs excentriques quasiment oubliés, dont les théories abracadabrantes sont largement citées et décrites dans le roman. C’est ainsi que, sèchement rejeté par son éditeur, son projet encyclopédique pourra – partiellement du moins – être publié comme passager clandestin d’un autre livre.
À la fin de l’année 1954, QUENEAU devient le responsable éditorial de L’Encyclopédie de la Pléiade, sur laquelle nous reviendrons plus en détail dans un billet ultérieur. Situation paradoxale, lui qui avait voulu travailler sur le savoir “délirant” se retrouve donc à la tête d’une entreprise encyclopédique “orthodoxe”, avec pour objectif de ” fournir à l’homme de notre temps le tableau complet des connaissances actuelles, tout en retraçant le chemin parcouru par l’humanité pour les acquérir”. Cet ensemble de 49 volumes, dont la parution s’échelonnera de 1956 à 1991, traitera de 28 thèmes allant de la géologie à l’histoire universelle, de l’astronomie à la botanique, en passant par la musique, la philosophie, la médecine, l’ethnologie, etc. QUENEAU s’occupe personnellement des trois tomes consacrés à l’histoire des littératures. En 1956, il évoque dans la présentation de cette encyclopédie la possibilité d’y adjoindre un volume consacré à « l’illusion, l’erreur et le mensonge, scientifiquement traités à partir de la prestidigitation et de la sophistique », preuve qu’il conserve de l’intérêt pour le savoir hétérodoxe. Mais il ne donnera aucune suite à ce projet qui ne verra jamais le jour.
Pour plus de détails, nous vous conseillons de lire Raymond Queneau et deux encyclopédies : l’idée de savoir chez Queneau, par Shuichiro SHIOTSUKA.
Enfin, pour terminer, nous vous proposons un passionnant reportage de Pierre DUMAYET avec des interviews de l’écrivain, déroutantes mais éclairantes sur la complexité du personnage.