LANDA, un ethnologue iconoclaste
Le 12 juillet 1562, un événement dramatique se déroule sur la place principale de la petite ville de Mani, dans la péninsule du Yucatan. En présence du gouverneur local, un autodafé y est organisé… Il s’agit pour les conquérants de marquer les esprits d’une population maya apparemment convertie au catholicisme, mais qui, aux yeux des Espagnols, a le tort d’avoir conservé ses pratiques ancestrales. Le bûcher est alimenté par un nombre considérable d’artéfacts “idolâtres” confisqués par les moines et les autorités coloniales. C’est ainsi que 5 000 statues, 35 autels et 197 vases ornés se trouvent réduits en cendres, de même que – et c’est là le plus grave – 27 codex (ou codices, en latin correct) hiéroglyphiques.
L’auteur de cet acte de vandalisme, qui lui vaudra des ennuis avec sa hiérarchie, est un moine franciscain du nom de Diego de LANDA, débarqué au Mexique en 1549. Rappelé l’année suivante en Espagne pour se justifier de ce coup d’éclat, le religieux ne témoignera d’aucun regret particulier : “Nous trouvâmes un grand nombre de livres écrits avec ces lettres, et comme il n’y en avait aucun où il n’y eut de la superstition et des mensonges du démon, nous les brûlâmes tous, ce qui leur donna beaucoup de chagrin.” Immense paradoxe, cet ecclésiastique, qui s’est improvisé inquisiteur et iconoclaste, se trouve également être un des premiers ethnologues de la civilisation maya ! C’est le même homme qui, dès son retour forcé en Espagne, décrira, dans une Relación de las cosas de Yucatán, la culture maya avec sa religion, ses coutumes, ses cérémonies, sa langue, son système complexe de calendrier et quelques-uns de ses signes hiéroglyphiques (ci-dessous).
Malgré ses mérites postérieurs, le “zèle ignare”, pour reprendre la formule d’un chroniqueur de l’époque, dont LANDA a fait preuve, causera une perte irréparable, car cet acte iconoclaste aura pour effet de retarder la redécouverte et la compréhension de la très brillante civilisation maya, implantée dans le Mexique méridional aux confins du Salvador et du Honduras. Entre le VIIIe et le Xe siècle, les grandes cités-États de l’âge classique connaîtront un effondrement qui suscitera de nombreuses hypothèses. Plus tard, à l’époque coloniale, certains textes seront retranscrits phonétiquement en alphabet latin, comme dans le fameux Popol Vuh, permettant ainsi la sauvegarde d’une partie de la culture maya. Mais, du fait de la perte des inestimables documents qu’étaient les codex, les Mayas conservent encore aujourd’hui une large part de mystère, due en particulier au fait que leur écriture, riche de plus de 800 glyphes différents, n’a pu être déchiffrée que très tardivement, et encore pas complètement.
Une découverte rocambolesque
À partir du XIXe siècle, la découverte des imposants monuments mayas, recouverts de dessins, de sculptures et de mystérieux glyphes, permettra de progresser dans la connaissance de cette civilisation ; mais les traces écrites continueront à faire défaut aux chercheurs. À l’heure actuelle, nous ne recensons que quatre codex mayas « authentifiés », lesquels ont le défaut d’être très fragiles. Ils sont en effet le plus souvent composés d’un papier “amatl”, fabriqué avec des fibres végétales (comme l’écorce du ficus) trempées dans une solution à base de soude et de chaux. Faits de bandes de papier pliées en accordéon, ils ont souffert des aléas du climat, de la nature acide des sols et de l’humidité des tombeaux où ils avaient été placés. Ces conditions de conservation défavorables expliquent que la plupart de ces ouvrages aient disparu, détruits ou désagrégés. C’est à l’un de ces codex “survivants” que nous allons nous intéresser dans ce billet : il s’agit du codex Grolier.
Jusqu’à l’apparition tardive de cette relique du passé maya, on ne recensait que trois codex : le superbe codex de Dresde, le plus complet connu ; le codex de Paris, retrouvé par hasard en 1859 dans une enveloppe à la Bibliothèque nationale de France ; enfin, le codex de Madrid, ou codex Tro-Cortesianus (ci-dessous), composé de deux parties dénichées chez deux collectionneurs privés, et acquis par le musée archéologique ; cette relique se trouvant être, avec ses 56 feuillets ornés recto verso, le plus grand codex connu à ce jour.
Le codex Grolier ne fait son apparition qu’en 1965, d’une manière quasi clandestine. Cette année-là, un collectionneur spécialisé dans l’art précolombien, du nom de Josué SAENZ, est contacté par des trafiquants d’antiquités, qui lui donnent rendez-vous à l’aéroport de Villahermosa dans l’État de Tabasco. Une fois sur place, ils le font monter dans un petit avion qui l’emmène dans un lieu tenu secret – les instruments de bord sont volontairement masqués -, dans le Chiapas, probablement aux environs de Palenque. C’est là que lui sont présentés plusieurs objets trouvés dans un coffre en bois dissimulé dans une grotte sèche de la région. Parmi ces artéfacts, se trouvent un masque de mosaïque, un couteau de sacrifice, et le fameux codex, dont il ne subsiste que onze fragments, abîmés et tronqués dans leur partie inférieure. Dubitatif, notre “antiquaire” amateur aurait aimé faire authentifier ces objets avant de les acquérir mais, pressé par ses vendeurs, il finit par les acheter et les rapporter à Mexico. Il s’empresse de montrer ses acquisitions à un expert qui, d’emblée, lui déclare qu’il s’agit certainement de faux. Il confie le masque à un revendeur, en précisant son authenticité douteuse, mais il conserve le codex (ci-dessous) par-devers lui. Dans le milieu restreint des chercheurs, l’objet commence rapidement à faire l’objet de rumeurs, mais la réputation quelque peu sulfureuse de SAENZ, et le fait que personne, lors des fouilles archéologiques, n’ait jamais trouvé un seul codex utilisable, entretiennent le doute, de sorte que personne ne prend la “découverte” au sérieux.
En 1968, Michael COE, un anthropologue de Yale qui participe à une campagne de fouilles sur un site olmèque, est invité à dîner avec des collègues dans la villa de SAENZ. À cette occasion, l’universitaire évoque le manuscrit en question avec le collectionneur, qui lui montre des tirages photographiques. D’emblée, sa conviction est faite : il s’agit d’une pièce authentique ! Son jugement est d’autant plus assuré qu’il a déjà eu maintes occasions d’examiner des contrefaçons. De retour aux États-Unis, COE présente les clichés à son collègue Floyd LOUNSBURY, grand spécialiste du monde maya, en particulier de son écriture. Après examen, ce dernier confirme le jugement de son ami, qui gagne là un soutien de poids. En 1970, au cours de ses vacances, COE rencontre par hasard un couple d’amis membres du GROLIER Club, une institution new-yorkaise créée en 1884, qui se consacre à la bibliophilie. La conversation ayant dérivé vers le monde maya et le fameux codex, le projet d’une exposition publique, dont il serait la pièce maîtresse, prend forme.
Le rapatriement du codex
SAENZ ayant accepté de prêter son manuscrit, une petite exposition de 90 objets, intitulée “Ancient Maya Calligraphy”, se tient entre le 21 avril et le 5 juin 1971 dans le hall principal du club à Manhattan. Une grande partie des “mayanistes” demeurent sceptiques, en particulier en raison du découpage inhabituel en feuillets individuels, et d’un traitement iconographique unique en son genre. Deux ans plus tard, le catalogue de l’exposition est publié, et COE en profite pour y exposer ses arguments en faveur de l’authenticité de ce qu’on prendra désormais l’habitude d’appeler le codex Grolier. En 1977, l’État mexicain, devenu propriétaire, le rapatrie en le rebaptisant : “Códice Maya de México“. Après avoir intégré les réserves du musée anthropologique, il est, depuis lors, conservé dans la bibliothèque nationale de Mexico.
Entretemps, une analyse au carbone 14 a permis de dater le papier du XIIIe siècle de notre ère, ce qui en fait le plus ancien des codex précolombiens. Les onze scènes – on suppose qu’à l’origine le codex devait en compter une vingtaine – représentent des divinités (ci-dessous quelques-unes de ces pages). L’ensemble du précieux document est identifié comme étant un calendrier utilisé pour calculer le parcours céleste de Vénus, planète importante dans la cosmologie maya et thème également présent dans le codex de Dresde.
Des doutes subsistent…
Mais l’enthousiasme de COE et de son équipe ne lève pas les nombreuses interrogations soulevées par un manuscrit « surgi de nulle part ». Pour l’archéologue Eric THOMPSON, l’ancienneté du support ne prouve pas que le dessin soit contemporain, mais il est surtout dérouté par ce qu’il considère comme des anachronismes dans les représentations iconographiques. En outre, il fait valoir que le contenu lui semble bien succinct pour un sujet habituellement accompagné de données divinatoires et de prédictions. Ces arguments sont repris et développés en 2002 par Claude BAUDEZ, preuve que le clan des sceptiques ne désarme pas, même si entretemps COE a également pu rallier à sa cause un nombre croissant de scientifiques et de spécialistes. Il déclare d’ailleurs avec amertume :“L’ironie de toute l’affaire est que, si le Grolier avait été retrouvé dans une ancienne bibliothèque, il serait accepté même par le savant le plus pointilleux comme un article authentique.”
Au fil des ans, les preuves s’accumulent pourtant en faveur des partisans de l’authenticité du codex Grolier. Des découvertes archéologiques postérieures prouvent que certaines représentations de divinités, qui passaient auparavant pour insolites et donc suspectes, n’étaient pas isolées mais appartenaient bien aux codes iconographiques mayas. De plus, une analyse très poussée, effectuée en 2007, des encres et pigments utilisés, a permis de déterminer qu’ils ne contenaient aucun matériau moderne. Le rouge était composé d’argile et de cochenille, tandis que le bleu se trouvait être un mélange d’indigo et de palygorskite. Or ce minerai, inutilisé depuis le XVIIe siècle, n’a été identifié qu’en 1964 comme un des composants du “bleu maya”, avant d’être synthétisé en laboratoire dans les années 1980. Il apparaît peu crédible qu’un faussaire se soit donné la peine de fabriquer ce produit, afin de berner un collectionneur pour quelques milliers de dollars. Enfin, une nouvelle analyse au carbone 14 a encore « vieilli » le manuscrit, dont l’âge pourrait désormais remonter à une période se situant entre 1024 et 1154 après J.-C.
Enfin une certitude !
Fin août 2018, le cas est officiellement tranché par l’Institut national d’histoire et d’anthropologie (INAH) de Mexico : le codex est certifié comme étant le quatrième manuscrit maya authentifié. Pour COE, qui va décéder l’année suivante, et ses collaborateurs, c’est l’aboutissement de 43 années d’efforts ininterrompus. L’authentification de ce document ravive ainsi l’espoir de voir réapparaître d’autres manuscrits, les découvertes archéologiques de vestiges mayas demeurant toujours fréquentes en Méso-Amérique.
Après cette annonce, le codex sera exposé pendant un mois, dans le cadre du Salon international de l’anthropologie et de l’histoire (ci-dessous).
Après cette dernière exhibition publique, le manuscrit a été placé dans une chambre sécurisée de la Bibliothèque nationale, protégé dans une capsule d’1.75 mètre de long à l’humidité contrôlée, et alimentée en gaz argon qui empêche la prolifération de micro-organismes. Vous pouvez en voir une reproduction en photographies ici.
Pour rentrer plus dans les détails de cette véritable épopée, vous pouvez plusieurs articles : sur Yalenews Authenticating the oldest book in the Americas ; sur Academiaedu The Grolier Codex, An authentic 13th-century maya divinatory Venus almanach ; et sur le même site The Twenty Masks of Venus: A Brief Report of Study and Commentary on the Thirteenth-Century Maya Grolier Codex, qui revient en détail sur le contenu astronomique et divinatoire du codex.