Le duc de Berry et les frères Limbourg
Grâce à la pratique de l’enluminure, des manuscrits médiévaux recèlent une iconographie particulièrement belle et soignée et, au-delà même du texte qu’ils renferment, sont considérés aujourd’hui comme de véritables chefs-d’œuvre artistiques. Au nombre des plus beaux livres ornés réalisés en Occident nous pouvons citer le Livre de Kells, le Livre d’heures noir Pierpont-Morgan, les Évangiles de Lindisfarne, le Livre d’heures de Jeanne d’Évreux, l’Apocalypse de Namur, le Bestiaire d’Aberdeen ou encore les Grandes Chroniques de France illustré par Jean FOUQUET, la Bible de Maciejowski et le Beatus de Silos. Mais, parmi les merveilles qui sont parvenues à traverser les siècles, un manuscrit est célébré comme étant le plus splendide qui nous ait été légué par le Moyen Âge : Les Très Riches Heures du duc de Berry (ci-dessous).
Conservé aujourd’hui au musée Condé de Chantilly, cet ouvrage, composé de 206 feuillets de 29 sur 21 centimètres, est le fruit d’une commande passée par un prince de sang, JEAN de BERRY. Ce fin politique, grand bâtisseur, est resté célèbre pour son goût pour les arts et la bibliophilie. Frère du roi CHARLES V et duc apanagé, qualité qui lui permet de disposer d’une fortune personnelle considérable, il acquiert de nombreux manuscrits ; à la fin de sa vie il en possédera près de 300, un chiffre très conséquent pour l’époque. Le prince se fait également commanditaire d’ouvrages de piété connus sous l’appellation de « livres d’heures ». Ces livres, souvent personnalisés, contiennent des prières liées aux heures de la journée ainsi que divers ajouts tels que des calendriers agrémentés de données astronomiques. Avant que Les Très Riches Heures ne voient le jour, notre grand seigneur compte déjà, dans sa belle collection, Les Petites Heures, Les Très Belles Heures de Notre-Dame, Les Très Belles Heures, Les Grandes Heures, et Les Belles Heures. L’ornementation de tous ces ouvrages a été réalisée par des artistes de renom, tels que Jacquemart de HESDIN, JEAN LE NOIR et les frères Jan et Hubert VAN EYCK.
En 1405, pour réaliser les enluminures d’un nouvel ouvrage intitulé Les Belles Heures du duc de Berry, le prince fait le choix de trois frères originaires de Nimègue aux Pays-Bas, passés auparavant par la cour de Bourgogne : Jan, Paul et Herman VAN LYMBORCH, qui passeront à la postérité sous le nom des Frères de LIMBOURG. Après cinq années de travail, le trio peut remettre entre les mains de son commanditaire un manuscrit richement orné de décors floraux et de 172 magnifiques miniatures. Au vu de ce résultat qui le satisfait pleinement, en 1410 le duc confie à ces jeunes artistes, devenus ses protégés, la réalisation d’un nouveau projet encore plus ambitieux : Les Très Riches Heures.
Les LIMBOURG s’entourent de copistes, d’assistants et de peintres d’initiales. Luxueusement logés par le duc, les trois frères ne regardent pas à la dépense, usant sans compter de matériaux précieux, tels que l’or et l’argent, et de pigments rares comme le lapis-lazuli qui, seul, permet d’obtenir ce bleu vif si particulier omniprésent dans le livre. Une fois adopté le plan de l’ouvrage, les premières enluminures sont mises en chantier. Il est difficile d’attribuer avec certitude la paternité exacte de chaque œuvre dans ce qui reste un ouvrage collectif, car il est généralement admis qu’au moins 27 personnes ont directement participé au manuscrit et à son décor. Dans ces conditions optimales, le travail des artistes avance vite mais, en 1416, les trois frères décèdent à quelques mois d’intervalle, probablement fauchés par une épidémie de peste. Au mois de juin de cette même année, leur commanditaire meurt à son tour.
Les pérégrinations du Livre d’heures
Le chantier s’arrête brusquement. Un inventaire après décès nous apprend l’existence d’un manuscrit non achevé et non relié conservé dans une boîte. Les décennies suivantes, pendant lesquelles la France se verra plongée dans les affres de la guerre de Cent Ans, le parcours du livre demeure inconnu. Seule certitude : un autre artiste, dont l’identité n’est pas confirmée, et désigné comme “le peintre intermédiaire“, complétera le livre par de nouvelles illustrations.
Vers 1480, le livre refait surface à la cour du duc de Savoie. Le manuscrit est alors confié à Jean COLOMBE, qui le rapporte dans son atelier de Bourges où il a l’occasion de le présenter à des collègues enlumineurs qui s’inspireront de ses illustrations. Il sera enfin achevé vers 1485. Au siècle suivant, le livre suivra le déménagement de la famille ducale à Turin. Dès lors, l’emplacement du livre nous est inconnu ; nous ignorons s’il est resté dans le Piémont près de trois siècles ou s’il a “voyagé” comme certains l’avancent. En 1826, nous le retrouvons dans une grande famille génoise, puis chez un baron italien, commissaire de la marine royale. Henri d’ORLÉANS, duc d’AUMALE, fils de LOUIS-Philippe, ayant appris, par le truchement d’une connaissance, que son propriétaire souhaitait le vendre, se rend sur place. Ébloui par le livre qui va devenir un des joyaux d’une collection pourtant déjà très riche en pièces maîtresses, il l’achète pour une somme coquette mais pas extravagante, et le rapporte en Angleterre où il vit en exil depuis 1848. Rentré en France, il le transfère dans le musée qu’il est en train d’aménager dans son château de Chantilly. En 1886, le duc académicien fait don de l’ensemble à l’Institut de France, qui en héritera à son décès en 1897.
Un chef-d’œuvre pictural absolu de l’art médiéval
Si ce livre est demeuré aussi célèbre depuis sa redécouverte, c’est incontestablement en raison de sa qualité artistique. Réalisées à la détrempe sur vélin, les 66 grandes peintures hors texte et les 65 miniatures sont des chefs-d’œuvre de l’art pictural du XVe siècle. Les “grands modèles“, qui occupent une pleine page, constituent ni plus ni moins de véritables tableaux sur parchemin. Leur dessin très précis allie l’élégance au réalisme tout en respectant la loi de la perspective et des proportions. Des spécialistes ont même pu avancer que les frères LIMBOURG – sans que leurs successeurs n’en déméritent pour autant – avaient réussi à conduire “l’art de l’enluminure vers la perfection”. Quelques exemples ci-dessous avec la représentation d’un banquet donné par le duc de BERRY, qui apparaît attablé à gauche de l’image, le couronnement de la Vierge et la chute des anges rebelles.
Dans un livre d’heures, par nature chrétien et dédié à la prière, les enluminures font bien sûr la part belle à l’histoire sainte : Nativité, adoration des mages et représentation saisissante de l’enfer. Mais ce qui, outre la beauté de ses images, demeure l’une des raisons principales de la célébrité du manuscrit, réside dans les scènes non religieuses qu’il contient. C’est ainsi que nous y trouvons par exemple un plan stylisé de Rome ainsi qu’une représentation de ʺl’homme zodiacal” (ci-dessous).
Les illustrations les plus fameuses et, à ce titre, les plus souvent reproduites dans les ouvrages d’histoire et d’histoire de l’art, sont celles associées aux mois du calendrier. Ici, pas de scènes religieuses mais des représentations de la vie quotidienne où abondent des détails. Nous pouvons ainsi admirer des “instantanés” de la vie de cour des grands aristocrates, comme le banquet (voir l’image déjà présentée plus haut), une cavalcade (ci-dessous à gauche), les fiançailles de jeunes gens de la haute noblesse (ci-dessous à droite), ou encore une chasse au faucon.
Le monde agricole, qui n’est pas oublié, est illustré par des représentations des conditions de vie des paysans et par les travaux agricoles au long de l’année : labours, semailles, vendanges, moissons, tonte des moutons, fenaison, glandée, etc.
Ces tableaux enluminés sont également une source d’information de premier plan d’un point de vue architectural et patrimonial quand ils représentent la ville de Paris et plusieurs châteaux, dont des propriétés du duc de BERRY, dont beaucoup ont disparu. C’est ainsi qu’au fil des pages nous retrouvons le Louvre, le palais de l’île de la Cité, Dourdan, Lusignan, le palais comtal de Poitiers, Étampes, Saumur (ci-dessous) et Vincennes.
Cette petite “encyclopédie visuelle” va influer sur l’imaginaire collectif et nourrir une vision quelque peu idéalisée de l’esthétique médiévale, certains à l’image de Walt DISNEY s’en inspirant pour les dessins animés et les parcs d’attractions.
Sorti de son long oubli, Les Très Riches Heures vont fasciner les historiens de l’art. Dès 1884, Léopold DELISLE, alors administrateur de la Bibliothèque nationale, en publie une étude dans la Gazette des beaux-arts qui fera date ; elle sera suivie une vingtaine d’années plus tard par celle de Paul DURRIEU. L’ouvrage, désormais qualifié de “roi des manuscrits enluminés”, devient rapidement prisé des chercheurs, des universitaires et des artistes. Il faudra malgré tout attendre 1940 pour que soient publiées des reproductions en couleurs des principales enluminures. Depuis lors, l’engouement pour Les Très Riches Heures, qui a également gagné le grand public, ne s’est plus démenti.
Le manuscrit est fragile, ce qui explique qu’il n’ait été que très rarement exposé et qu’il soit très difficile d’obtenir l’autorisation d’en consulter l’original. Mais désormais le livre numérisé est accessible en ligne. Depuis mars 2023, le précieux ouvrage, qui en théorie ne pouvait pas quitter le château de Chantilly, a migré vers le Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France (C2RMF) à Paris pour une campagne de restauration de la reliure et de certaines enluminures. Ces opérations seront précédées d’analyses effectuées à l’aide de technologie de pointe, qui devraient permettre aussi de résoudre certains mystères sur sa fabrication et les pigments utilisés. La campagne de restauration va permettre de dérelier temporairement les premiers feuillets, qui pourront ainsi être présentés à Chantilly dans une grande exposition programmée entre le 7 juin et le 5 octobre 2025 ; des dates à retenir par tous les bibliophiles. À cette occasion, tous les livres d’heures du duc de BERRY seront rassemblés pour la première fois depuis plus de six siècles, et ce sera une occasion historique de pouvoir admirer de visu une partie des Très Riches Heures.