L’inexorable extinction des langues amérindiennes
Une vocation naît souvent de manière fortuite… Comme si leur destin dépendait d’un signe, certains se découvrent une mission à l’occasion d’une rencontre, d’un événement, d’un voyage, d’une visite, d’un spectacle ou d’une lecture. Dans le cas de Guillaume LEDUEY (ci-dessous, une photo de 2019), c’est la découverte d’une encyclopédie qui va changer sa vie et faire de lui le sauveteur d’une langue en voie de disparition.
Ce dernier, né en 1989 au Havre, découvre avec ravissement, à l’âge de 13 ans, l’encyclopédie Encarta installée par son père sur l’ordinateur familial. Explorant la section qui permet d’écouter les différentes langues du monde, l’adolescent est fasciné par une carte interactive de l’Alaska. Ce très vaste territoire compte près d’une vingtaine de langues amérindiennes, mais hormis le yupik et l’inupiak, celles-ci ne sont parlées au mieux que par quelques centaines de locuteurs, parfois quelques dizaines seulement. LEDUEY fait la découverte de l’éyak, une langue dont le berceau, rattaché à la famille na-dené, se situe autour de l’embouchure de la Cooper River dans la région de l’actuelle ville de Cordova. Notre adolescent ressent aussitôt un coup de cœur pour cet idiome, dont il découvre que, parlé par deux personnes seulement, il est voué à s’éteindre sous peu. “J’ai découvert alors que des langues pouvaient disparaître. Je me suis dit que je ferais tout ce qui serait en mon pouvoir pour préserver celle-ci”, racontera-t-il par la suite.
Aussitôt, notre adolescent, depuis longtemps déjà résolu à consacrer sa vie à la linguistique, écrit à l’université de Fairbanks. En retour, il reçoit des pages de dictionnaire, des textes éyaks traduits en anglais, divers enregistrements et un ouvrage dédicacé par Michael KRAUSS, un grand spécialiste des langues amérindiennes (ci-dessous en 1961). Ce dernier, installé en Alaska depuis 1960, a dirigé l’Alaska Native Language Center entre 1972 et 2000, dans lequel il a fondé un important centre d’archives pour y rassembler la documentation sur le sujet. Conscient que la plupart des langues d’Alaska sont “moribondes“, il consacre toute son énergie à les préserver, estimant que la disparition d’une langue est une perte incommensurable pour l’humanité. C’est ainsi qu’il déclare : ” Assurément, tout comme l’extinction de toute espèce animale diminue notre monde, l’extinction de n’importe quelle langue fait de même. Nous, linguistes, savons certainement, et le grand public peut sentir, que toute langue est une réalisation suprême d’un génie collectif uniquement humain, un mystère aussi divin et sans fin qu’un organisme vivant.”
Sauver l’éyak!
KRAUSS porte une attention particulière à l’éyak, qu’il juge la plus menacée de toutes ; à juste titre, car cette ethnie, déjà peu nombreuse, voit ses effectifs diminuer à grande vitesse et sa culture être irrémédiablement absorbée par les groupes voisins. À partir de 1963, il regroupe tous les textes disponibles dont, en particulier, les témoignages recueillis sur près de 200 ans auprès des marchands, des explorateurs et des anthropologues européens, américains et russes. KRAUSS se rend dans la région de Cordova pour s’entretenir longuement avec les 6 derniers locuteurs de l’éyak et coucher par écrit les mots de celle qui, jusque-là, n’était qu’une langue orale. C’est ainsi qu’en 1970, il parvient à compiler le premier véritable dictionnaire éyak, riche de plus de 7 000 mots, soit environ 90% du lexique courant.
C’est donc avec les documents de KRAUSS et un indéniable talent pour les langues que LEDUEY se lance, seul, dans l’étude de l’éyak, tout en se perfectionnant en anglais, dont la maîtrise lui sera indispensable pour atteindre son objectif. En se lançant dans cette mission de sauvetage, le Français fait preuve d’une volonté sans faille, car il sait qu’a priori il a peu de chances d’utiliser un jour cet idiome pour échanger avec un autre locuteur. Il réussit également à se procurer des DVD d’apprentissage, édités par l’Eyak Preservation Council et réalisés avec la collaboration de la dernière locutrice “native”, Marie SMITH JONES (ci-dessous), née en 1918.
Lors de son passage en France, la réalisatrice de ces vidéos, Laura Bliss SPAAN, pourra constater que LEDUEY est une personne particulièrement motivée et, chose extraordinaire, qu’il semble maîtriser l’idiome parfaitement. Le constat est bienvenu car le décès de SMITH JONES, en janvier 2008, laisse désemparés les défenseurs de la langue et de la culture éyaks. De retour en Alaska, elle informe KRAUSS de ce véritable petit miracle et ils conviennent tous deux d’inviter en Alaska le jeune homme de 19 ans qui, étudiant à l’INALCO depuis 2008, n’a guère perdu son temps. En effet, outre l’anglais et l’éyak, il y a appris plusieurs langues, dont le géorgien, l’allemand et le chinois.
En juin 2010, LEDUEY débarque à Fairbanks où l’attend KRAUSS. Le courant passe bien entre les deux hommes, le vieil érudit étant particulièrement ravi de rencontrer quelqu’un capable de prendre le relais dans son combat pour sauver l’éyak. Le vétéran, constatant que LEDUEY maîtrise déjà la grammaire à 95%, passe des semaines à parfaire les connaissances de son jeune disciple, en particulier en ce qui concerne la prononciation, très gutturale et ardue pour le non-initié. Durant son séjour, il se rend à Cordova où il échange avec les membres de l’Éyak Project Council (EPC), qui cherchent à faire revivre la langue de leurs ancêtres, qu’eux-mêmes n’ont pu apprendre dans leur jeunesse car son usage était réprimé à l’école.
Le petit film ci-dessous – Parlez-vous éyak ? -, réalisé par SPAAN, retrace cet épisode.