AL-RUMI, l’esclave érudit
Si la postérité a surtout retenu le nom d’Ibn BATTÛTA, le grand écrivain voyageur de la civilisation islamique médiévale, un autre personnage appelé Yaqut al-RUMI, beaucoup moins connu sous nos latitudes, a également su, au cours de sa vie itinérante, allier exploration et encyclopédisme afin de nous léguer une œuvre conséquente.
Nous ne savons pas grand-chose de la prime jeunesse de celui dont le nom complet sera Yaqut ibn Abdullah AL-RUMI AL-HAMAWI (ci-dessus des représentations contemporaines du personnage).
Nous savons qu’il est né grec byzantin, caractéristique qui explique son nom, Rumi. Ce terme, qui signifiait “romain”, désignait à l’origine les sujets du Basileus avant de s’appliquer à l’ensemble des non-musulmans d’Occident. En revanche, nous ignorons où il est né, sans doute vers 1180, peut-être à Constantinople ou en Syrie. Enfant, il est capturé et réduit en esclavage avant d’être acheté à Bagdad par un libraire originaire de la ville d’Hama. Ce dernier, se comportant en véritable mentor pour le gamin, va le doter d’une très solide éducation, au point d’en faire un véritable lettré. AL-RUMI fait preuve d’un grand intérêt pour l’histoire, la géographie et l’arithmétique. Converti, il reprend l’entreprise de vente de livres de son ancien maître et devient copiste. Sa nouvelle activité va l’amener à voyager au Proche-Orient, dans le golfe Persique, en Asie centrale, en Perse et au Caire ; contrées dans lesquelles, en bon érudit, il va écumer avec assiduité les bibliothèques des villes où il séjourne, avant que certaines d’entre elles ne soient peu après détruites par les hordes mongoles.
Animé d’un véritable esprit encyclopédiste, notre érudit entame dès 1198 la rédaction d’un dictionnaire biographique des lettrés et des savants de la civilisation islamique. À la mort de son auteur, le Kitab Irshad al-Arib ila ma’rifat al-Adib – “le guide du curieux pour la connaissance de l’homme de lettres“, plus communément connu comme “le Dictionnaire des savants” – contiendra des informations biographiques et bibliographiques sur pas moins de 800 auteurs et plus de 12 000 références livresques.
Le livre des pays
C’est au cours de l’une de ses pérégrinations dans la cité de Merv qu’à l’occasion d’une discussion avec un savant local lui vient l’idée d’écrire un ouvrage sur la “vocalisation“, soit la phonétique des noms de lieux. Ce sujet s’avère plus complexe que l’on pourrait le supposer d’emblée, du fait que dans la langue arabe les homophonies sont nombreuses et que son écriture favorise des confusions sur les noms issus d’autres langues. Ne parvenant pas à trouver d’ouvrage traitant le sujet de manière exhaustive, il décide de rédiger un livre sur ce thème et débute son travail d’écriture vers 1222. Ainsi va naître un véritable dictionnaire de géographie du monde musulman de l’époque, qui sortira sous le titre de Mu‘djam al-buldān, soit le Livre des pays.
Il restera deux ans à Merv à lire livre sur livre dans les dix bibliothèques de la cité et à travailler le reste du temps sur sa compilation. Il se rend ensuite à l’est de la Caspienne, à Khiva et Balkh, mais le moment est très mal choisi car les armées de GENGIS KHAN déferlent dans la région et AL-RUMI manque d’être capturé. Il parvient à s’enfuir vers Mossoul avec ses précieux manuscrits puis, toujours sur les routes, gagne la Syrie pour s’installer définitivement à Alep. C’est dans cette cité qu’il bénéficiera de la protection de IBN AL-QIFTI, érudit et personnalité influente de la ville. Il meurt en 1229, non sans avoir achevé son livre qu’il dédie à son bienfaiteur.
Son livre est fidèle à l’esprit encyclopédique du temps, basé sur l’art de la compilation et de la synthèse, caractéristique qui pour autant n’exclut pas l’examen critique de ses sources. Il écrit : “L’homme de lettres sélectionne le meilleur de tout et le compose ensuite, tandis qu’un érudit sélectionne une branche particulière de la connaissance et l’améliore.” C’est ainsi qu’il puisera dans de nombreux récits de voyages et des ouvrages de géographie d’astronomes et d’érudits tels que ceux d’AL-BIRUNI, AL-MAQDISI et AL-KHWARIZMI. N’ayant pu se rendre lui-même dans tous les pays musulmans, pour composer sa compilation il a recours à des documents sur des pays tels que le Yémen, le Maghreb ou l’Andalousie. Par ailleurs, il traite de l’astronomie – alors inséparable de l’astrologie – et des “corps célestes“, domaine qu’il considère comme un préambule indispensable à toute étude géographique.
Mais, fort de sa grande expérience personnelle, il enrichit ponctuellement son propos par ses propres observations. Il en résulte des descriptions de visu, des anecdotes et surtout des digressions qui font de son ouvrage une véritable encyclopédie. Adoptant un classement de nature alphabétique, AL-RUMI compose très classiquement une liste de lieux géographiques dont il indique la latitude : villes importantes, régions, montagnes, mers, îles, déserts, etc. Sous chaque entrée, il cite et décrit les monuments remarquables, les vestiges anciens, les productions agricoles et artisanales, la faune, la flore, les curiosités naturelles ainsi que les événements historiques majeurs, les célébrités locales, les coutumes, les peuples, des évocations poétiques ou littéraires, etc. Bref, si l’objectif premier était d’expliciter l’étymologie et la prononciation des toponymes – il témoigne d’ailleurs sur ce sujet d’une indéniable maîtrise, non seulement de l’arabe, mais aussi du grec, du persan et du syriaque –, son livre constitue un véritable exposé sur le monde dont il est le contemporain.
Voici un extrait concernant la Nubie : “Les Zaghāwā sont le plus grand de tous les royaumes du Suddān oriental, y compris les Nubiens dont la terre est immédiatement au-dessus de l’Égypte à dix jours de distance. Le Zaghāwā comprend de nombreuses nations ; la longueur de leur pays équivaut à 15 jours de voyage, le tout à travers des zones habitées. Leurs maisons sont construites en paille ; il en est de même du palais de leur roi, qu’ils vénèrent et adorent plus que quiconque, en dehors de Dieu Tout-Puissant. Ils prétendent qu’il ne mange pas de nourriture, mais sûrement de la nourriture est apportée secrètement dans ses maisons, bien que les porteurs ne sachent pas à qui ils la portent. Si l’un de ses sujets rencontre le chameau portant sa nourriture, il est tué sur-le-champ. Le roi boit en présence du plus haut rang de ses nobles ; sa boisson est faite de dhurra, avec du miel ajouté. Son vêtement consiste en une culotte faite d’un tissu de laine rugueux, mais le vêtement extérieur est en tissu fin et en laine. Il a un pouvoir absolu sur ses sujets et peut réduire en esclavage qui il veut. Il a du bétail, des moutons et des chevaux. Les principales cultures de leur pays sont le dhurra et le lubiāʾ, suivi du blé. La majorité des gens vont nus, bien qu’ils se couvrent de peaux. Leur alimentation est composée de céréales et de produits laitiers. Leur religion est le culte du roi. Ils croient que leur roi peut donner la vie ou la mort, la maladie ou la santé. Deux de leurs villes sont al-Bilmāʾ et Qasaba, dans le pays des Kawār.”
Une source de toute première importance
L’Orient prédomine largement dans ce dictionnaire, plus particulièrement le Proche-Orient, la Perse, l’Égypte et l’Asie centrale, soit les contrées qu’il a parcourues et qu’il semble considérer comme le cœur intellectuel et politique de son époque. En comparaison, le reste de l’Afrique ne compte que 343 notices, soit 2,6% de l’ensemble du dictionnaire. Mais, malgré ces lacunes et d’inévitables erreurs, le livre, bien accueilli, est jugé suffisamment fiable pour être utilisé par d’autres érudits. Au siècle suivant, une version abrégée – plus axée sur la géographie proprement dite – verra le jour sous le titre Sources d’information pour les noms de lieux et de pays.
Au cours des siècles suivants, le texte ne sera connu que par des fragments ou des versions tronquées. Représentant une source importante pour l’histoire de l’Orient avant l’invasion mongole, l’œuvre d’AL-RUMI éveillera l’attention des orientalistes européens qui s’efforceront de reconstituer le manuscrit originel. Cette tâche sera finalement menée à son terme par Ferdinand WÜSTENFELD et Georg FREITAG. Une nouvelle édition complète, comprenant six volumes et 3872 pages, pourra être publiée à Leipzig entre 1866 et 1873 (ci-dessous).
Une version corrigée en arabe sera ensuite publiée au Caire en 1906. Dès lors, l’ouvrage d’AL-RUMI sera très largement exploité dans le monde universitaire et savant islamique comme une source de toute première importance.
Enfin, si en Occident il a été longtemps admis que le cartographe anversois Abraham ORTELIUS était, avec son ouvrage Synonymia geographica édité en 1578, l’auteur du premier dictionnaire de géographie, force est de reconnaître qu’il avait été devancé de plusieurs siècles par un lexicographe-voyageur du nom d’AL-RUMI.
Pour plus de détails sur le parcours de ce singulier personnage, nous vous renvoyons à cet entretien avec Jean-Charles DUCÈNE, publié sur le site Les Clés du Moyen-Orient.