Monestier, aventurier de l’encyclopédisme alternatif
L’encyclopédisme cherche habituellement, soit à réaliser une synthèse générale, soit à traiter un thème précis. Mais, quel que soit le type d’encyclopédies auquel ils s’attaquent, leurs auteurs évitent généralement les sujets réputés offensants, scabreux ou même choquants. Il en est pourtant certains qui s’aventurent hors des sentiers battus pour se plonger dans des domaines peu traités et en faire la matière centrale de leurs ouvrages. À cette catégorie des “aventuriers” de l’encyclopédie alternative, appartient Martin MONESTIER, disparu le 23 juin 2021, qui nous laisse une œuvre riche et singulière. Sa maison d’édition fétiche, Le cherche midi, le décrit ainsi : “Autodidacte, maladivement curieux, encyclopédiste du bizarre, archéologue du pire, briseur de tabous, rien ne l’arrête dans sa quête de l’inimaginable, du scandaleux et de l’occulte.”
Né à Marseille en 1942, Martin Sixte NAÏM quitte l’école dès 14 ans et, après un passage dans l’armée, devient photoreporter pour l’agence Sygma. Vite rebuté par le tropisme des médias à privilégier le spectaculaire à l’information de fond, il quitte le métier en 1978. Selon ses dires, il sombre alors dans une “crise mystique, avec des pulsions suicidaires », qui le pousse à dormir pendant trois ans dans un cercueil, à passer une annonce pour engager un tueur à gages, et à transformer sa maison en une église dont les fenêtres sont recouvertes des radiographies de son corps en guise de vitraux. Le suicide devait déjà obnubiler notre homme puisque son tout premier livre, daté de 1976, était déjà consacré à ce sujet. Cette fascination morbide, qui durera près de trois années, aura pour effet de libérer sa créativité car, comme il l’écrira par la suite : ʺ Paradoxalement, toutes ces folies m’ont permis de me reconstruire.”
Cette véritable renaissance se manifeste par un désir impérieux d’accumuler les connaissances et d’écrire. Mais la curiosité de celui qui a adopté « MONESTIER » comme nom de plume ne le mène pas vers les sujets ordinaires et consensuels ; bien au contraire il recherche tout ce qui est en dehors du cadre et inhabituel. Il témoigne d’un grand attrait pour les sujets qui mettent ordinairement mal à l’aise le commun des mortels, et que la société met de côté en les reléguant dans les marges comme sous l’effet d’une autocensure inconsciente. Pour lui, “les sujets dont je parle ne sont pas excentrés, ils sont juste ignorés”. À ses yeux, ses thèmes d’investigation doivent répondre à trois critères : “Être pris depuis les origines, dans toutes les civilisations et sur tous les continents, avoir une actualité aujourd’hui et un devenir demain.” Travaillant seul, il s’engage comme un véritable forcené de l’érudition, s’acharnant à rassembler une vaste documentation, aussi bien livresque qu’iconographique. La vidéo ci-dessous, datée de 1996, permet de découvrir le personnage dans son “antre” et d’apprécier sa verve érudite et inépuisable en anecdotes les plus surprenantes les unes que les autres.
Le succès des MONSTRES
Après un opus sur les nains, MONESTIER décide de consacrer un ouvrage aux “phénomènes humains”, c’est-à-dire aux personnes que des caractéristiques physiques hors normes ou des malformations particulièrement spectaculaires ont transformées en « animaux de cirque ». C’est dans cette catégorie que se rangeront John “Elephant Man” MERRICK, la femme à barbe Clémentine DELAIT, le géant Robert WADLOW, les frères TOCCI, qui partageaient le même bassin, et les frères CHANG et ENG qui, les premiers affublés du terme de “siamois”, furent exhibés dans le Freak Show de Phineas BARNUM. Ce livre de MONESTIER, sorti en 1978 chez Tchou sous le titre Les Monstres, deviendra un classique et sera réédité en 1981 et en 2007 (ci-dessous, la couverture de cette dernière version).
À la lecture de ce best-seller, le lecteur découvre un panorama complet des malformations rares, parfois de naissance mais souvent dues à des maladies telles que l’éléphantiasis. On y croise des adultes dont la taille n’excède pas 50 cm, un obèse de 534 kilos, des culs-de-jatte, des hermaphrodites ou encore des individus dotés d’un corps “parasite”. Pour bâtir le plan de son livre, MONESTIER se réfère à la nomenclature établie par Isidore GEOFFROY SAINT-HILAIRE dans son ouvrage Histoire générale et particulière des anomalies de l’organisation chez l’homme et les animaux ou Traité de tératologie.
Dans cet ouvrage, comme dans les suivants, l’auteur ne cède jamais à la vulgarité, évitant soigneusement d’adopter un ton complaisant ou goguenard. Sa méthode consiste à faire le tour exhaustif d’un sujet ignoré voire méprisé. Il ne cherche pas à flatter nos bas instincts, même si, en montrant des anomalies avec force détails et informations, il ne manque pas de susciter une certaine fascination chez le lecteur. Utilisant “l’anecdote comme une légende complétant la grande Histoire”, MONESTIER n’oublie jamais qu’il met en scène des êtres humains, dont il considère que le nombre avoisine les 350 millions d’individus dans le monde. C’est avec respect qu’il évoque le destin peu commun de certains d’entre eux, qui se retrouvent exhibés dans les foires et les spectacles. Certes, ses encyclopédies sont à la croisée de la sociologie, de l’anthropologie, de l’histoire et de la littérature, mais il revendique toujours haut et fort son statut de journaliste, réitérant à plusieurs reprises cette profession de foi : “Je me considère encore comme un journaliste. Mes livres sont des ouvrages de journalisme, dans le ton et la nature de l’information. Moi, je fais des longs articles de 500, 1000, ou la plupart du temps de 1500 feuillets, sur 10 années de recherche, mais c’est exactement la même chose.”
Un spécialiste du « malaisant »
Cet “entomologiste de nos comportements, de nos travers, de nos perversités”, comme l’a qualifié un critique, ne cessera d’aborder les thèmes les plus variés, mais le plus souvent situés aux frontières du “malaisant”, du sordide et du glauque. Dans une très abondante bibliographie, qui inclut des biographies de chanteurs, des essais sur l’art ou sur des faits de société, nous trouvons pêle-mêle des livres tels que Peines de mort. Histoire et techniques des exécutions capitales, des origines à nos jours (ci-dessous à gauche) ; Les Seins : encyclopédie historique et bizarre des gorges, mamelles, poitrines, pis et autres tétons ; Duels. Les combats singuliers des origines à nos jours ; Cannibales. Histoire et bizarreries de l’anthropophagie hier et aujourd’hui (ci-dessous au milieu) ; Suicides. Histoire, techniques et bizarreries de la mort volontaire – décidément un sujet qui l’aura hanté jusqu’au bout – ; Histoire et bizarreries sociales des excréments des origines à nos jours ; Les Poils. Histoire et bizarreries des cheveux, des toisons, des coiffeurs, des moustaches, des barbes, des chauves, des rasés, des albinos, des hirsutes, des velus et autres poilants trichosés ; ou encore Faits divers, encyclopédie contemporaine cocasse et insolite ; Les Mouches, le pire ennemi de l’homme ; Le Crachat. Beautés, techniques et bizarreries des mollards, glaviots et autres gluaux (ci-dessous) ; et Les Animaux soldats : histoire militaire des animaux. Autant de thèmes qu’il ne viendrait pas à l’esprit de la plupart d’entre nous d’étudier en détail…
Se plonger dans ces ouvrages nécessite de ne pas être trop sensible ou impressionnable, en particulier quand l’auteur nous offre des opus consacrés au suicide, aux peines capitales ou au cannibalisme. Cette répulsion instinctive est d’autant plus justifiée que MONESTIER, après avoir épluché des publications du monde entier et visité des archives peu connues, ne lésine pas sur des illustrations et des descriptions très explicites. Un exemple ci-dessus, avec une page extraite de son ouvrage consacré à l’anthropophagie.
Parmi la foultitude de faits incongrus, insolites, comiques, affligeants ou horribles, nous découvrons au fil de ces encyclopédies qu’il existait, en Grande-Bretagne dans les années trente, des cages à bébés, suspendues aux fenêtres pour permettre “aux populations pauvres de faire profiter leurs enfants de l’air et de la lumière” ; qu’en 1995 un groupe pharmaceutique, spécialisé dans les traitements contre la stérilité, faisait appel aux monastères féminins de plusieurs pays afin de collecter de l’urine de femmes ménopausées dans le but d’élaborer un médicament ; que l’humanité produisait environ 15 000 tonnes de crachats par jour, dont la moitié sur les territoires indiens et chinois ; que l’on estimait à 2,5 millions d’individus le nombre de personnes qui consommaient encore régulièrement de la viande humaine ; ou que, pendant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis avaient sérieusement envisagé d’équiper des chauves-souris de bombes incendiaires pour attaquer le Japon. Autre cocasserie, en Turquie une loi pouvait permettre de surseoir à une peine de prison en imposant au condamné de lire, pendant une heure et demie par jour, en présence d’un policier. Enfin, il nous révèle que, jusqu’en 1937, les bourreaux de Prusse continuaient à pratiquer des décapitations à la hache.
Et pour conclure, un ouvrage en forme de testament…
Un temps chroniqueur dans une émission de télévision, où le personnage, d’ordinaire plutôt affable et courtois, malmenait ses invités, MONESTIER ne cessera d’écrire jusqu’à ce qu’une grave maladie respiratoire l’empêche de travailler. Mais, avant de décéder, notre auteur aura le temps de conclure sa série encyclopédique en publiant, en 2013, un très gros ouvrage au titre évocateur : Malfaisances et incongruités de l’espèce humaine, encyclopédie (ci-dessous).
Dans ce véritable ʺlivre-testament”, MONESTIER quitte sa réserve journalistique habituelle pour laisser libre cours à une franche misanthropie : “Le mal est beaucoup plus dynamique que le bien, je suis persuadé que c’est lui qui gouverne le monde.” Éreintant bien des grands personnages du passé et du présent, il écrit : “La planète est devenue une sorte d’immense asile psychiatrique où les maladies nosocomiales contaminent les générations les unes après les autres, les poussant à des régressions mentales et sociales.” Il précise que “cette encyclopédie, qui pourrait être trois fois plus épaisse [effectivement le manuscrit, qui comptait dix mille pages à l’origine, avait dû être ramené à moins de trois mille], se veut le jardin puant de toutes les vilénies et moisissures humaines, une sorte de dossier à charge pour l’hypothétique Jugement dernier ; mais, comme le dit Georges LACROIX, c’est vraiment dans le pire qu’il est le meilleur”.
La lecture de ce pavé peut s’avérer désespérante pour le plus candide des optimistes, même si certaines anecdotes sont savoureuses et drôles. Pour autant, il est difficile de nier que ce voyage aux frontières de l’absurde, de la bêtise crasse, de la méchanceté gratuite, du sadisme, du trivial, de la crédulité, du ridicule, de l’abjection et du tragi-comique, interroge sur le pouvoir de nuisance de l’espèce humaine. Au fil des entrées (Imbéciles, Parricides, Falsificateurs, Guerres, Odeurs, Racistes, etc.), nous apprenons qu’en 1885 les funérailles de Victor HUGO ont occasionné “une nuit de soûlographie et de débauche” dans la capitale, car la rumeur courait que “tous les enfants conçus cette nuit-là hériteraient de l’âme du génie”. Au fil des pages, nous découvrons les crimes affreux planifiés par des “enfants tueurs”, les plagiats opérés sans vergogne par des grands noms de la littérature, l’implication de ʺl’humaniste” Thomas EDISON dans l’invention et le perfectionnement de la chaise électrique, une liste des épitaphes les plus assassines, l’histoire de la fistule anale de LOUIS XIV qui, pendant des mois, a tenu en haleine un pays entier, la proposition d’un comité de citoyens belges d’établir un impôt sur les moustaches, la tradition conservée pendant des siècles de servir les repas pendant quarante jours au roi défunt à ses heures habituelles, les plus grands charlatans de l’histoire ou encore les mariages les plus insolites, dont certains entre humains et animaux.
Pour en savoir plus sur cet auteur haut en couleur et très à l’aise à l’oral, vous pouvez lire cette interview donnée à Vice en juin 2020.
Ça semble très intéressant. Merci pour toutes les perles que vous nous faites découvrir !
Sylvie, conteuse et passionnée des dictionnaires