La redécouverte par l’Empire byzantin de son héritage hellénistique
L’Empire byzantin, continuateur de l’Empire romain d’Orient, va progressivement affirmer sa propre identité fondée sur “la synthèse de la culture hellénistique et de la religion chrétienne avec la forme romaine de l’État”, pour reprendre la formule de l’historien Georges OSTOGORSKY. Au cours des VIIIe et IXe siècles, Byzance affronte une succession de graves crises internes, dont celles engendrées par la politique iconoclaste des empereurs et par un état de guerre permanent contre les Arabes et les Bulgares. À partir de 867, l’arrivée au pouvoir de la dynastie dite macédonienne change la donne avec la prise du pouvoir par des souverains énergiques qui réforment l’État et reprennent l’offensive contre leurs turbulents voisins. Sur le plan intérieur s’ouvre alors une relative période de stabilité, qui va encourager un essor inédit des arts et des lettres.
L’un des aspects les plus durables de cette séquence, qui sera appelée la “Renaissance macédonienne”, est la redécouverte de l’héritage culturel et intellectuel légué par l’Antiquité grecque et hellénistique. Dès le début du IXe siècle, ce mouvement avait connu un précurseur en la personne d’un illustre savant nommé LÉON LE MATHÉMATICIEN. Ce dernier avait écumé les monastères en quête de manuscrits sur la rhétorique, la philosophie et les mathématiques, avant de fonder à Constantinople une école pour les enfants de l’élite prédestinés au service de l’État. L’arrivée des Macédoniens permet au phénomène de s’amplifier et de se généraliser. Dès lors, les vieux manuscrits longtemps oubliés au fond des bibliothèques et des monastères sont activement recherchés, étudiés et recopiés pour être facilement diffusés grâce à l’adoption d’un nouveau système d’écriture : la minuscule grecque, massivement utilisée pour procéder à cette translittération. Cette quête du savoir et de la littérature antiques, soutenue par le pouvoir, l’est aussi par de hauts dignitaires ecclésiastiques lettrés et érudits, au premier rang desquels le patriarche de Constantinople PHOTIOS et l’archevêque ARETHAS de CÉSARÉE.
CONSTANTIN VII, « né dans la pourpre »
Les Byzantins entreprennent alors une véritable “récupération” de l’héritage antique. Les œuvres de nombreux philosophes, historiens, savants et auteurs profanes de l’Antiquité sont exhumées et préservées, au prix d’une intense activité de copie et de collecte. Certains membres du clergé, inquiets de voir ressurgir les écrits des temps païens, craignent qu’ils ne viennent concurrencer voire contredire les auteurs chrétiens et générer des nouveaux courants hérétiques. Cependant, leurs critiques ne ralentissent nullement les efforts des érudits, qui fondent un véritable “encyclopédisme byzantin”, dont l’artisan principal sera l’Empereur en personne, CONSTANTIN VII PORPHYROGÉNÈTE (ci-dessous). Son surnom, qui signifie “né dans la pourpre”, lui a été attribué pour avoir vu le jour alors que son père était déjà couronné. Pour autant, l’Empereur devra batailler ferme pour faire reconnaître comme héritier un fils à qui il est fait reproche de n’être que le fruit tardif d’un quatrième mariage.
Un empereur-écrivain
Proclamé empereur en 913 à l’âge de sept ans, CONSTANTIN est aussitôt écarté du pouvoir, d’abord par sa propre mère, puis par quatre souverains successifs, dont son beau-père. Maintenu en place de manière fictive sous le titre honorifique de “co-empereur”, il lui faudra attendre 945 pour pouvoir enfin recouvrer la réalité de sa fonction. Entretemps, cloîtré dans son palais pendant de longues années, il en profite pour perfectionner ses talents artistiques et surtout assouvir sa grande soif de connaissances. Une fois devenu Basileus de plein exercice, il entreprend de constituer la bibliothèque impériale et, pour ce faire, envoie de véritables “enquêteurs” sillonner l’Empire à la recherche de livres rares qui, arrivés au palais, sont tous soigneusement recopiés. Désormais en possession d’une documentation considérable, l’Empereur décide alors, à partir de ses lectures, de réaliser lui-même des synthèses élaborées sous la forme de trois volumineux ouvrages.
Le premier, intitulé De Ceremoniis aulae Byzantinae, sera plus tard connu en France sous le titre Livre des cérémonies. Ci-dessous une page du plus ancien exemplaire connu, daté du Xe siècle et conservé à Leipzig.
Cette somme décrit par le détail le fonctionnement de la cour impériale byzantine à travers son étiquette, le cérémonial propre à tous les événements officiels (fêtes, couronnements, naissances, funérailles, promotions, cortèges, etc.), ainsi que les événements civils présidés par l’Empereur, tels ceux qui se déroulent à l’Hippodrome. Ce tableau du fonctionnement de l’État byzantin et de la “mise en scène du pouvoir” est construit à partir d’extraits de textes d’auteurs anciens, comme le Katastasis de PIERRE le PATRICE. L’ouvrage de CONSTANTIN est écrit pour participer à l’éducation de son fils, le futur ROMAIN II, qu’il souhaite voir rapidement associé aux affaires de l’État. L’auteur adopte un style simple et direct, sans les formules alambiquées et emphatiques qui ont souvent cours dans la littérature de l’époque. Il précise, en préambule, qu’il n’a “pas cherché à faire étalage d’une belle écriture auréolée d’un style attique, et d’une emphase sublime ; je me suis plutôt empressé, par des propos didactiques et familiers, à t’apprendre les choses que tu ne devrais pas méconnaître”.
C’est un même souci de pédagogie qui le guide lorsqu’il entreprend des années plus tard – sans doute entre 948 et 952 – la rédaction d’un deuxième recueil intitulé De Administrando Imperio (Ce qui concerne l’administration de l’Empire). Dans cet opus, CONSTANTIN PORPHYROGÉNÈTE brosse, pour un fils qui un jour va devoir régner sur un immense domaine impérial multiethnique, une description détaillée des peuples implantés dans le voisinage immédiat de l’Empire ou en relations suivies avec Byzance. Véritable manuel de géopolitique avant l’heure, le livre recense, en plus de données historiques et culturelles, les dispositions et les précautions militaires à adopter envers chaque nation ou ethnie. Défilent ainsi, chapitre après chapitre, les Petchenègues, qui sont décrits comme un groupe violent et cupide mais réputés pour leur valeur guerrière, les Arabes, les Serbes, les Bulgares, les Lombards, les Croates, les Rus, les Khersonésiens, les Arméniens, les Géorgiens, les Turcs, les Ibères, les Dalmates et les Vénitiens.
Le troisième livre de CONSTANTIN VII a pour titre De Thematibus (que l’on peut traduire par « Au sujet des thèmes », ces derniers correspondant à des divisions administratives). Reprenant en partie des indications déjà présentes dans l’ouvrage précédent, il passe cette fois en revue les différentes composantes administratives, militaires et juridiques de son Empire, et s’attarde sur les litiges frontaliers et les relations avec les peuples voisins.
53 anthologies thématiques
Mais ces trois ouvrages, appelés à devenir des classiques, ne représentent que la partie “officielle” du travail encyclopédique de l’empereur-écrivain. Assisté d’érudits et de savants, celui-ci se lance en effet dans la rédaction d’une collection de recueils, les Excerpta Constiniana. Cette vaste entreprise de compilation – Excerpta signifiant “morceaux choisis” – ambitionne de collecter des informations puisées dans les ouvrages anciens sur une série de sujets, dans l’optique de les conserver et de les faire partager sous forme d’abrégés. C’est ainsi que 53 anthologies thématiques verront le jour mais, malheureusement, seules 4 d’entre elles, de surcroît incomplètes, parviendront jusqu’à nous. Il s’agit de Excerpta de Legationibus (Sur les ambassades), Excerpta de Insidiis (Sur les conjurations), Excerpta de Sententiis (Sur les réflexions morales), et enfin Excerpta de Virtutibus et Vitiis (Sur les vertus et les vices). Ces quatre ouvrages, qui ont échappé au pillage des bibliothèques impériales, sont les survivants d’une œuvre dont on peut penser qu’en son temps elle constituait une des plus grandes encyclopédies existantes.
C’est également sous l’influence directe de CONSTANTIN VII que seront rédigés d’autres recueils à vocation encyclopédique, comme Le Ménologe, L’Épitomé du médecin THÉOPHANE NONNOS, des compilations concernant la stratégie et l’histoire naturelle, et les Géoponiques, un recueil de connaissances théoriques sur l’agriculture tirées des écrits anciens. Signalons que c’est également sous son règne que sera rétablie l’université du Magnaure. Sa mort en 959 ne marquera pas la fin de cette brillante effervescence artistique et intellectuelle, même si les souverains suivants seront de plus en plus soumis aux impératifs militaires.
La Souda, un chef-d’œuvre encyclopédique
À la fin du Xe siècle est achevé le chef-d’œuvre encyclopédique du monde byzantin, la Souda. Fidèle à la tradition byzantine de la compilation, longtemps privilégiée par rapport à la création originale, l’ouvrage propose 31 342 entrées. Nous aurons l’occasion, dans un billet ultérieur, de revenir plus longuement sur cet important ouvrage. Après une période très troublée, sous les maisons Commène et Ange, marquée par les croisades et le démembrement de l’Empire, la dynastie des Paléologues renouera avec la politique de redécouverte des classiques grecs et byzantins. Avant même la chute de Constantinople, des savants et des érudits, accueillis en Occident et en particulier en Italie, pourront rapporter des écrits à Constantinople, permettant ainsi au savoir préservé par le monde byzantin de contribuer à l’apparition de l’humanisme de la Renaissance.
Pour aller plus loin, nous vous invitons à consulter L’Encyclopédisme de Constantin Porphyrogénète par Alphonse DAIN, ainsi que Le Premier Humanisme byzantin, par Paul LEMERLE, grand spécialiste du sujet.