LACHÂTRE, un lexicographe hors du commun…
Maurice LACHÂTRE (portrait ci-dessous), un personnage aujourd’hui quelque peu oublié, demeure une figure atypique et haute en couleur de la lexicographie et de l’édition françaises du XIXe siècle ; période qui fut riche en trublions, en originaux et en fortes personnalités de toutes sortes. Sa vie agitée, ses fortes convictions politiques, son goût pour l’occultisme et enfin ses démêlés avec la justice en font un personnage pour le moins singulier et quelque peu iconoclaste.
Né en octobre 1814 à Issoudun, il est le fils de Pierre Denis de LA CHÂTRE, un officier de carrière qui participa aux guerres de la Révolution et de l’Empire. Promu baron en 1809, Maurice, qui adoptera plus tard « LACHÂTRE » comme nom de plume, était d’abord destiné par sa famille à embrasser à son tour la carrière des armes. Il fait ses études au Prytanée, le collège militaire de La Flèche puis, à partir de 1830, à l’école de Saint-Cyr qui forme les officiers d’infanterie et de cavalerie. Sa voie semble donc toute tracée, mais c’est sans compter avec les opinions politiques et religieuses de l’intéressé. En effet, profondément anticlérical et antiroyaliste, il a participé au saccage de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois en février 1831, aventure qui lui vaut d’être renvoyé de l’armée quelques semaines plus tard. L’année suivante, il s’engage dans un régiment de chasseurs pour participer pendant quelques années aux opérations militaires en Algérie. Rentré en France, il accompagne sa mère à Paris, où il s’initie aux idées du saint-simonisme, une philosophie aux implications politiques, économiques et sociales, dont le principe central se résume par la formule : “À chacun selon sa capacité, et à chaque capacité selon ses œuvres.”
Comme d’autres disciples, il part sur les routes prêcher la parole de son maître à penser, avec pour objectif lointain de partir pour l’Orient. Mais l’accès lui en étant interdit pour cause de choléra, il s’installe au Muy dans le Var. Il y travaille comme menuisier en donnant des cours du soir qui lui vaudront une condamnation pour ouverture d’une école sans autorisation administrative. En 1836, il travaille comme représentant pour un éditeur parisien, expérience qui lui permet de découvrir les métiers de la librairie et de l’édition. Il constate à cette occasion que le manque de ressources prive une grande partie de la population de l’accès au livre et donc au savoir. La grande affaire de sa vie sera donc désormais de pallier cette injustice.
En 1839, il se lance et fonde à Paris sa propre maison d’édition, qui porte le nom quelque peu ambigu d’Administration de librairie. Connaissant, grâce à son expérience, les goûts et les attentes du lectorat populaire, il va intégrer dans son catalogue plusieurs auteurs plébiscités de son temps, tels qu’Alexandre DUMAS, dont il publie la série Les Crimes célèbres, et Eugène SUE. Fidèle à lui-même, n’ayant pas renié ses idées socialistes, il devient par la suite un proche de PROUDHON. C’est ainsi qu’il édite l’Organisation du travail de son ami Louis BLANC, ainsi que Fourier et son système, écrit par Zoé GATTI de GAMOND, qui connaîtra une large audience. De même, chose qui paraîtra insolite par la suite, LACHÂTRE est devenu un intime du futur Louis-Napoléon BONAPARTE. Mais il est vrai qu’à cette époque celui qui allait devenir NAPOLÉON III se pique de se soucier du sort de la classe ouvrière. L’empereur en germe a rédigé un essai – L’Extinction du paupérisme -, qui en fait un sympathisant de la philosophie des saint-simoniens. Enfin, dans un autre registre, un de ses principaux collaborateurs se trouve être Hippolyte RIVAIL qui, connu sous le nom d’Allan KARDEC, deviendra célèbre comme fondateur du spiritisme. Notre éditeur, ennemi de l’Église mais néanmoins mystique, voit dans cette science une religion fraternelle et égalitaire dont il sera un adepte convaincu.
Devenu un éditeur à succès, il achète la propriété d’Arbanats en Gironde, où il séjourne à de nombreuses reprises. LACHÂTRE écrit également et signe une monumentale histoire de la papauté, dont le titre complet laisse peu de doutes sur ses opinions personnelles : Histoire des Papes, crimes, meurtres, empoisonnements, parricides, adultères, incestes depuis saint Pierre jusqu’à Grégoire XVI.
Un projet de dictionnaire
LACHÂTRE caresse un projet autrement plus ambitieux. “J’ai eu principalement en vue l’idée de faire un livre qui renfermât l’analyse des 400 000 volumes qui encombrent les bibliothèques nationales, et qui pût être regardé comme le plus vaste répertoire des connaissances humaines”, écrira-t-il par la suite. Il veut élaborer et publier un grand dictionnaire encyclopédique, qui sera également une véritable tribune des idées nouvelles et progressistes de son époque. On se doute que cet ouvrage sera imprégné de ses propres convictions sociales et politiques et de celles de ses amis aux idées “avancées”, tels que Félix PYAT, FOURIER, PROUDHON, qui aura d’ailleurs le droit à un assez long article, ou encore BLANQUI et RASPAIL.
La mise en œuvre d’un livre aussi “engagé”, comme nous dirions aujourd’hui, n’intervient pas dans un contexte des plus favorables. En effet, après avoir accueilli de ses vœux la révolution de 1848, LACHÂTRE a regagné Paris pour participer à l’avènement de la Seconde République, dont un de ses proches, Louis BLANC, deviendra un membre important du gouvernement provisoire. Mais, après plusieurs années de vie politique agitée, un coup d’État porte au pouvoir son ancien alter ego, Louis-Napoléon BONAPARTE. Ce dernier prend, l’année suivante, le titre d’Empereur des Français en instaurant un régime autoritaire auquel notre éditeur ne peut que s’opposer.
Pour son ouvrage, qu’il veut inscrire dans la lignée de l’Encyclopédie, entouré d’une équipe au sein de laquelle nous retrouvons Alfred DELVAU, Casimir HENRICY et Jules DELBRUCK, LACHÂTRE précise en ces termes la ligne éditoriale qu’il entend suivre : “Nous comptons faire en même temps un dictionnaire d’idées aussi bien qu’un dictionnaire de mots, et, dans les nombreuses citations d’auteurs vivants ou d’auteurs morts, nous ferons accueil à toutes les opinions, sans acception de sectes ni d’écoles ; nous moissonnerons dans le vaste champ des idées, nous récolterons à tous les arbres de la science. Un dictionnaire est comme une hôtellerie : tous doivent y trouver asile.” Comme beaucoup d’autres lexicographes et encyclopédistes avant lui, notre éditeur opte pour un contenu basé sur la compilation et la synthèse de travaux effectués par des personnalités contemporaines issues du monde scientifique, universitaire, artistique et littéraire. Le Dictionnaire universel, panthéon littéraire et encyclopédie illustrée (ci-dessous) – le titre pressenti avait d’abord été Dictionnaire du peuple – est diffusé sous forme de livraisons à partir de 1852.
Chose curieuse, l’ouvrage passe sans encombre l’examen de la préfecture et obtient son autorisation de parution ; pourtant, si la grande majorité des articles sont inoffensifs, certains recèlent de véritables attaques contre le pouvoir et l’ordre établi, la critique étant souvent dissimulée dans des citations, des exemples très orientés ou des phrases à double sens, comme dans l’exemple ci-dessous :
- Gendarmes : Depuis que la police, institution destinée à protéger la liberté et la sûreté des citoyens, est devenue un instrument de règne et un moyen d’oppression, le gendarme et le sergent de ville sont de plus en plus odieux au peuple. Une circulaire a néanmoins qualifié les gendarmes de magistrats. Quoi qu’il en soit, et dans la confusion des attributions opérée par les agitations politiques, il est aussi logique d’appeler les gendarmes des magistrats que de désigner la magistrature par le nom de gendarmerie d’élite, ainsi que la qualifiait un ancien garde des Sceaux de la dernière monarchie.
LACHÂTRE n’hésite pas à intervenir directement dans les définitions, qui sont souvent prétexte à développer un véritable exposé dans lequel il affirme son opinion et avance ses idées, quitte à critiquer certaines des théories plus “radicales”, comme le communisme et l’anarchisme. Des articles, comme « Démocratie et Socialisme », « Ouvrier,ière » « Égalité », « Propriété » ou « Prolétaires » (les misérables, les exploités, les esclaves, les meurt-de-faim, les damnés d’ici-bas) sont de véritables manifestes très engagés.
En 1855, suivant une logique éditoriale fréquente à cette époque, il décline son ouvrage en une version condensée, accessible à un public plus large, qui prend le titre de Dictionnaire français illustré. Cet ouvrage est porté par l’ambition de favoriser la diffusion du savoir et des idées émancipatrices dans les milieux plus modestes qu’il n’a jamais quittés.
Son Dictionnaire universel, qui connaîtra un beau succès, circulera dans les milieux ouvriers et les opposants au régime impérial qui ne manqueront pas d’en faire la promotion. D’abord indifférentes, les autorités finiront par exiger la réécriture de certaines définitions, lui procurant ainsi un répit qui permettra au livre d’arriver au terme de sa publication. En 1858, il peut achever un autre titre, le Dictionnaire des écoles (ci-dessous), dont la préface est constituée d’un véritable essai exposant des préceptes et des arguments pour une éducation libre fondée sur la fraternité.
Ses ennuis judiciaires
Mais la parution et la distribution de ce dernier opus va être perturbée car, depuis 1857, le vent a tourné et la répression judiciaire va s’abattre désormais avec beaucoup de vigueur sur LACHÂTRE.
Elle commence par l’interdiction, la saisie chez l’éditeur puis la destruction des Mystères du peuple d’Eugène SUE. Déjà ébranlé par ce coup très dur, c’est au tour du Dictionnaire universel de faire l’objet de poursuites. Le 14 juillet 1858, LACHÂTRE est condamné en tant qu’éditeur d’un ouvrage qui va être saisi, pour “outrage à la morale publique religieuse et aux bonnes mœurs, à la religion catholique, excitation à la haine et au mépris des citoyens les uns contre les autres, d’apologie de faits qualifiés de crimes ou délits”. Il se voit en outre condamner à une amende de 6000 francs et à cinq ans de prison. Sans attendre, il part se réfugier à Barcelone, fuite qui ne lui épargne pas un troisième procès en avril 1859, cette fois pour le Dictionnaire français illustré. Toujours pour les mêmes raisons, cet ouvrage subit la même condamnation que les deux précédents. Le livre va continuer à circuler sous le manteau, mais en moins d’une année, par le fait d’un acharnement exceptionnel, même pour l’époque, le travail encyclopédique de LACHÂTRE est quasiment réduit à néant.
Après plusieurs années d’exil en Espagne, pendant lesquelles il exerce une activité de commerçant en librairie, il sera mêlé à un épisode tragi-comique au cours de l’automne 1861. Ayant commandé 300 exemplaires d’ouvrages spirites, ces volumes sont saisis et, à la demande de l’évêque de Barcelone, détruits par le feu en place publique. Enfin autorisé en 1864 à rentrer en France et de retour à Paris, il crée une librairie tournée vers le courtage et la vente par mensualités, qui fonctionne en gestion coopérative : les Docks du commerce. Bien qu’il ait désormais en Pierre LAROUSSE un concurrent de grande envergure, il ne désarme pas et relance son dictionnaire encyclopédique, dont il publie une nouvelle version. Les deux tomes du Nouveau Dictionnaire universel, dont le contenu est de nouveau émaillé de phrases irrévérencieuses telles que “L’incohérence des religions est un sujet d’étude pour le libre penseur” et “Le républicanisme lutte avec le napoléonisme”. Ces ouvrages sont respectivement publiés en 1865 et 1870.
Infatigable, notre homme entame, dans le même temps, la publication de la Nouvelle Encyclopédie nationale (ci-dessous), dont la carrière sera brisée net par le déclenchement de la guerre franco-allemande de 1870-1871.
Au service de la Commune
Lorsque survient la Commune, LACHÂTRE met sa plume à son service dans le journal Le Vengeur de son ami PYAT. Lorsque les troupes versaillaises reprennent la ville, il réussit à se cacher pendant plus de deux mois avant de s’enfuir et gagner de nouveau l’Espagne. C’est à Saint-Sébastien qu’il rencontre Paul LAFARGUE, le gendre de MARX, qui lui propose de faire traduire en français et d’éditer « Le Capital ». Cette traduction, qui sera adoubée par l’auteur lui-même, est imprimée à Paris puis publiée, d’abord en fascicule entre août 1872 et mai 1875, avant d’être mise en vente en version intégrale.
Pendant ses années d’exil, il continue de publier des œuvres militantes qui lui valent de nouveaux ennuis, comme celui d’être expulsé de Belgique avant d’y être condamné par contumace. Gracié en 1879, il regagne la capitale et reprend une activité d’éditeur en publiant toujours et encore les écrits de ses amis socialistes. Pour autant, il n’oublie pas de rééditer son Nouveau Dictionnaire universel, titre qui, preuve en est, lui tient particulièrement à cœur. Quelques années plus tard, il entend donner un supplément au livre par la publication d’un Dictionnaire-Journal qui, sous la forme d’une publication périodique, va s’échelonner entre 1894 et 1899, avant de se trouver regroupé en trois volumes. Mais cette formule ne trouve pas grâce à ses yeux et, alors qu’il a déjà 84 ans, il entame, avec l’assistance d’André GIRARD, la rédaction d’une ultime révision de son livre qui, par la suite, prendra le titre de « Dictionnaire Lachâtre» (ci-dessous).
LACHÂTRE, qui ne verra pas la fin de cette œuvre ultime, décèdera en mars 1900, de sorte que la publication complète des quatre tomes ne sera achevée qu’en 1907. L’ouvrage permet de mesurer l’évolution idéologique d’un personnage qui, sur la fin de sa vie, s’est beaucoup rapproché des idées anarchistes. Ce dernier opus, auquel ont collaboré Victor MERIC, Henri FABRE et Miguel ALMEREYDA, nous permet de constater que, jusqu’au bout, notre éditeur aura utilisé le format lexicographique et encyclopédique pour promouvoir les idées révolutionnaires, socialistes et libertaires, toutes imprégnées d’un farouche anticléricalisme.
Malgré la constance et l’importance d’une production éditoriale et encyclopédique étalée sur un demi-siècle, le nom de LACHÂTRE s’est effacé de la mémoire collective, n’ayant pas égalé dans le domaine lexicographique la notoriété d’un Pierre LAROUSSE ou d’un Émile LITTRÉ. Son principal biographe, François GAUDIN, est amené à faire ce constat : “J’ai beaucoup travaillé sur ce personnage et son œuvre et je ne m’explique pas pourquoi il est resté inconnu et continue d’être occulté par la mémoire collective, alors que beaucoup de ses thèmes ne sont pas sans résonance aujourd’hui.” D’autres critiques, comme Alain REY, avancent que l’œuvre lexicographique de LACHÂTRE est avant tout militante, idéologique voire pamphlétaire et que, de ce fait, son auteur ne s’est guère soucié de linguistique, de sémantique ou d’étymologie. Bien qu’intéressé aux projets de réforme de l’orthographe, LACHÂTRE ne place manifestement pas la langue au centre de son œuvre, d’autant que les parties encyclopédiques sont le plus souvent le fruit d’un travail de compilation et de synthèse qui nuit à l’originalité du contenu. Mais, quoi qu’il en soit, à travers sa vie tumultueuse notre homme a déployé beaucoup d’énergie et de moyens pour créer “son” dictionnaire, et il a, à ce titre, largement gagné le droit de figurer dans le panthéon des lexicographes du “siècle des dictionnaires”.
Pour finir, nous vous orientons vers les ouvrages écrits ou dirigés par GAUDIN, dont Maurice Lachâtre, éditeur socialiste et Le monde perdu de Maurice Lachâtre.