Un géant sur le trottoir de Turin
Dans des billets précédents, nous avons déjà évoqué l’existence d’ouvrages de formats hors normes, qu’ils soient minuscules ou au contraire gigantesques. Depuis plus d’une décennie, ces derniers font l’objet d’une certaine vogue, mais contrairement au passé, les livres géants sont avant tout utilisés, non pour leur contenu mais pour leur apparence spectaculaire et ce, dans un but artistique ou pour servir de support publicitaire. C’est ainsi que certains d’entre eux ont dernièrement été mis en avant pour promouvoir une voiture et un savoir-faire, pour décorer un magasin ou pour servir d’œuvre d’art éphémère. Médias spectaculaires par essence, il était logique qu’ils soient un jour ou l’autre également réquisitionnés pour défendre la richesse et la diversité du vocabulaire.
Au cours du mois de septembre 2019, le promeneur, distrait et pressé, qui aurait déambulé les yeux rivés sur son téléphone dans la populeuse et commerçante Via Garibaldi de Turin, aurait pu faire la douloureuse expérience de percuter un livre géant disposé au milieu de la chaussée (ci-dessous).
Une fois remis de sa surprise, notre quidam aurait déchiffré sur la couverture Lo Zingarelli 2020, soit la dernière édition de l’un des dictionnaires de référence de la langue italienne.
Le ZINGARELLI, une institution italienne
Publié pour la première fois à Milan en 1917 sous forme de fascicules, puis en volume relié en 1922, le Vocabolario della lingua italiana est l’œuvre de Nicola ZINGARELLI. Linguiste polyglotte, philologue spécialiste du sanskrit et de l’italien médiéval, professeur en histoire comparée de la littérature romane, celui-ci contribue à toutes les éditions suivantes du dictionnaire éponyme, jusqu’à la cinquième, qui sort en août 1935, soit quelques mois après sa mort. Au départ, la préoccupation de notre philologue était de réaliser un lexique italien à la fois complet et moderne. C’est ainsi qu’il écrivait en 1925 : “Jamais auparavant la mutabilité des langues n’était apparue aussi évidente que depuis le début de la guerre jusqu’à nos jours. Les progrès de l’aviation, de la radiotélégraphie et de l’automobile ne sont pas moins révolutionnaires. Le vocabulaire m’a paru vieilli quelques années plus tard ; et il était donc nécessaire de le refaire en partie, en plus de le répéter.”
En 1941, la publication de ce dictionnaire est reprise par la maison d’édition Zanichelli basée à Bologne puis, dans les années 1970, son contenu est retravaillé en profondeur par une série de linguistes renommés, comme Luigi ROSIELLO et Paolo VALESIO. Depuis 1993, le Zingarelli, un des dictionnaires italiens les plus utilisés en Italie et à l’étranger, est devenu, à l’instar de notre Larousse, une publication annuelle.
Cette année, pour la sortie de son nouveau “millésime”, la société Zanichelli a décidé de frapper un grand coup médiatique en se faisant le porte-étendard de la sauvegarde lexicale de la langue italienne. Le constat posé par la maison d’édition est simple et observable dans la plupart des langues contemporaines : la langue dérive vers un appauvrissement continu de son vocabulaire. Ce diagnostic peut, bien sûr, paraître sévère et catastrophiste, dans la mesure où, malgré tout, chaque année des mots nouveaux continuent d’entrer dans les dictionnaires.
Pour nos lexicographes italiens, les néologismes sont les bienvenus car ils constituent un élément indispensable à l’évolution de la langue. Mais ils regrettent que ces termes aient tendance, à une époque de globalisation et de communication permanente, à s’imposer au détriment de synonymes existants plus riches en nuances et plus aptes à exprimer une pensée complexe. Il en résulte que, relayés avec facilité et paresse par les médias ou les réseaux sociaux, certains tics de langage, ou des anglicismes souvent surgis de nulle part, finissent par envahir le langage courant.
Dans son édition 2020, sur ses 145 000 définitions, le Zingarelli dénombre 3 126 mots en danger, qui sont signalés par un petit symbole en forme de fleur. Ce sont précisément ces termes, “en voie de disparition”, qui font l’objet de l’opération de communication des éditions Zanichelli.
Le projet #paroledasalvare propose d’établir, au cœur de grandes villes, une éphémère “zone de lexique illimité, dans laquelle trouver des mots justes pour exprimer le monde”. Cette expression, un peu pompeuse il faut le dire, s’applique au fameux livre géant baptisé l’Area Z .
Des mots à sauver de l’oubli
Comme nous pouvons le voir dans les images ci-dessous, ce “Dizionario Gigante” n’est pas – on pouvait s’en douter – un vrai livre en papier. Sur sa “couverture” apparaît un écran tactile proposant, de manière aléatoire, un échantillon régulièrement renouvelé de cinq mots menacés de disparaître, comme par exemple Quatto, Salamelecchi, Botolo, Disponorevole, Spaccone, Insaporire, Zampilli, Adombrarsi, etc.
Il y est proposé aux badauds « d’adopter » un mot menacé de mort lexicale. Une fois choisi, l’éditeur suggère au père adoptif d’afficher ce mot avec sa définition sur ses propres comptes Facebook et Instagram.
Le procédé, qui relève un peu d’un gadget médiatique très en phase avec les pratiques des réseaux sociaux de notre époque, peut légitimement prêter à sourire. De même, nous pouvons nous demander si les mots présentés sont réellement en danger de mort ou s’il s’agit d’une volonté de dramatisation de l’éditeur. Mais saluons quand même une initiative dont l’objectif relève clairement d’une mission d’intérêt général, consistant “non seulement à présenter une partie moins connue du patrimoine lexical italien, mais également à inviter à son utilisation, à redécouvrir le goût de préférer des mots moins usuels, enrichissant son propre mode de communication. La possibilité de choisir exactement le bon terme, plus adapté à ce que vous voulez dire, vous aide à vous exprimer aussi clairement et efficacement que possible. Même les synonymes n’expriment pas toujours exactement le même concept, il n’est presque jamais vrai qu’un mot soit l’autre”.
Nous ne pouvons qu’être d’accord avec le point de vue défendu par l’éditeur : “L’appauvrissement du vocabulaire implique souvent un appauvrissement de la pensée, du raisonnement et de la capacité à communiquer, et donc à être en relation avec l’autre. Élargir son propre vocabulaire ne signifie pas forcer, ni pis encore, adopter un ton snob, mais enrichir les outils disponibles pour développer sa personnalité et améliorer sa compréhension.”
Après avoir été exposé à Milan et à Turin, l’Area Z sera bientôt visible à Bologne, Florence, Bari et Palerme.
Si vous comprenez l’italien, nous vous proposons de lire cet article du Corriere della sierra, ou encore de visionner ci-dessous ce reportage de la chaîne locale piémontaise Retesette.
Mise à jour du 8 octobre 2020
L’éditeur Zanichelli a lancé cette année une nouvelle opération promotionnelle, baptisée #ciboperlamente, pour saluer la sortie de l’édition 2021 du Zingarelli: la livraison gratuite et à domicile de près d’un million de cartes postales, dont chacune racontant l’étymologie d’un mot. Les personnes désireuses d’en recevoir doivent les réserver via une plateforme numérique. Plus de détails sur cette initiative dans cet article du site actualitté.