Herculanum, la cité ensevelie
Le 24 octobre de l’an 79, le Vésuve, après un long sommeil, entre dans une très violente éruption qui, en quelques heures, va ravager le territoire situé entre le volcan et la mer. Une nuée ardente, mélange brûlant de gaz et de cendres, décime une grande partie de la population des villes de Pompéi, Herculanum, Stabies et Oplonte. Ce terrible drame aura une conséquence inattendue et bénéfique pour les historiens et les archéologues car, en effet, ensevelis sous des couches de coulées pyroclastiques, les vestiges de ces cités seront mis au jour à partir de la fin du XVIe siècle, avant de faire l’objet de fouilles de plus grande ampleur au XVIIIe siècle. Conservé sous une gangue de cendres, de pierres ponces et de boues, c’est un inestimable témoignage historique figé dans le temps par la catastrophe qui sera exhumé, permettant de reconstituer la vie quotidienne des habitants des cités détruites, dont plus de 1150 corps seront retrouvés pétrifiés dans la posture dans laquelle la mort les a brutalement saisis.
En 1709, les premières fouilles organisées ont lieu dans un périmètre limité puis, en 1738, avec le soutien du roi de Naples, elles reprennent sur le site d’Herculanum. Dix ans plus tard, c’est l’emplacement de la ville de Pompéi qui est retrouvé quelques kilomètres plus loin, et dès lors les prospections vont se concentrer prioritairement sur ce nouveau secteur qui présente le double avantage d’avoir été le plus densément peuplé et d’être recouvert par une couche de débris volcaniques moins épaisse qu’ailleurs.
En 1750, à l’occasion du forage d’un puits, des terrassiers découvrent à la périphérie d’Herculanum l’existence d’une gigantesque et somptueuse villa qui faisait partie des plus belles que les patriciens avaient fait bâtir avant l’éruption de 79. Les ouvriers, qui creusent des galeries de manière un peu désordonnée à grands coups de pioche dans le tuf volcanique, finissent par mettre au jour de magnifiques statues de bronze et de marbre, dans un excellent état de conservation. Encouragées par la richesse des trouvailles, les fouilles se poursuivront jusqu’en 1765, date à laquelle, en raison de l’émanation permanente de gaz carbonique dans les galeries, le travail de fouilles sera interrompu sine die. Il faudra attendre plus de deux siècles pour que soit reprise, en 1996, l’excavation de l’ensemble de cette somptueuse villa de 253 mètres de long, idéalement placée au bord du rivage (ci-dessous une reconstitution de la villa réalisée par Rocio Espin PINAR).
Une bibliothèque carbonisée
C’est à ce stade des fouilles qu’un autre formidable trésor est fortuitement découvert. Il s’en faut de peu que la trouvaille ne passe inaperçue aux yeux des explorateurs de ce dédale souterrain. En effet, dans plusieurs pièces, les chercheurs découvrent, entreposés en grande quantité, des objets qui ont l’apparence de cylindres oblongs irréguliers et écrasés. Il est vrai qu’au premier regard il n’est pas aisé de déceler la réelle nature de ces masses noirâtres (voir ci-dessous).
Ces vestiges, identifiés au premier abord comme des morceaux de bois calciné ou des briquettes de charbon, sont mis au rebut avec d’autres détritus, ou servent même parfois de combustible. Il faudra près de deux années avant que quelqu’un ne reconnaisse des traces d’écriture sur ces vestiges informes, qui s’avèrent finalement être des rouleaux de papyrus calcinés. Il s’agit là d’une découverte exceptionnelle, dans la mesure où la grande majorité de la littérature antique gréco-romaine a disparu, certaines œuvres ne nous étant connues que grâce à des allusions, des citations, des catalogues ou des extraits. La surprise est d’autant plus grande que c’est désormais par centaines que les documents sont exhumés d’une construction qui, par la suite, sera surnommée « la villa des papyrus », ou papyri si on se veut un latiniste intransigeant. Aujourd’hui, ce sont 1826 documents qui ont été recensés, allant de simples fragments à des rouleaux complets.
Dès lors un problème de taille va se poser aux archéologues : comment dérouler et lire ces fragiles manuscrits ? Contrairement à ce qui s’est passé à Pompéi, les textes retrouvés à Herculanum ne sont pas partis en fumée, en raison d’un heureux concours de circonstances. En effet, après que les gaz et les cendres brûlantes ont carbonisé les rouleaux sans les désintégrer, ceux-ci se sont retrouvés emprisonnés dans une gangue de boue volcanique. La question qui se pose aux chercheurs consiste donc à savoir comment déplier des papyrus très friables sans les détruire irrémédiablement. Autre difficulté de taille : le texte n’est souvent réellement lisible que dans le cœur du rouleau.
Les exégètes commencent par adopter une méthode sommaire, consistant à couper en deux les rouleaux pour n’en recopier que les fragments visibles, le reste des papyrus se trouvant sacrifiés dans l’opération. Devant ce gâchis, CHARLES III prend la décision de rassembler les rouleaux dans sa résidence royale de Portici et de nommer une commission spéciale pour tenter de résoudre ce casse-tête. Pour y parvenir, il fait appel à l’abbé Antonio PIAGGIO, spécialiste des miniatures du Vatican et expert en manuscrits difficiles à déchiffrer. Ce dernier conçoit une ingénieuse machine, dont nous pouvons voir ci-dessous la représentation :
Le lent déroulement des papyrus
La méthode préconisée par PIAGGIO est la suivante : une fois repéré le début du rouleau, celui-ci est amolli, puis collé au fur et à mesure sur la partie extérieure d’une bande faite de vessie de porc, et enfin fixé par des fils de soie à la partie supérieure du cadre de la machine. Ainsi apprêté, le volume est posé sur une tablette qui est sensiblement abaissée. En jouant sur la gravité, PIAGGIO arrive à dérouler très lentement, feuille après feuille, les manuscrits exploitables, à raison de quelques millimètres par jour. Sachant que certains rouleaux font entre 10 et 15 mètres de long, leur déroulement s’avère d’une grande lenteur. Il faut compter en moyenne près de 30 jours pour découvrir 20 centimètres et donc une année pour une longueur de deux à trois mètres. Ce procédé n’est pas sans inconvénient, car une partie du texte est malgré tout perdu et le manuscrit finit par se détériorer au fil du temps. En 1905, cette méthode aura cependant permis de dérouler entièrement ou partiellement 663 rouleaux, qui seront ensuite scrupuleusement recopiés. D’autres techniques, en particulier basées sur la chimie, seront expérimentées, mais se révèleront peu concluantes.
Les historiens attendaient beaucoup du déchiffrement des papyrus d’Herculanum, en majorité rédigés en grec. Ils espéraient exhumer des textes perdus ou oubliés de PLATON, ARISTOTE, TITE-LIVE, SOPHOCLE ou VIRGILE ; mais le premier auteur identifié est un poète et philosophe hellénistique peu connu du premier siècle avant notre ère : PHILODÈME. Né à Gadara dans l’actuelle Jordanie, ce dernier a rejoint à Athènes le Cercle des épicuriens rassemblés autour de ZÉNON de SIDON. PHILODÈME, protégé de Lucius Calpurnius PISON, beau-père de CÉSAR et ennemi intime de CICÉRON, est connu comme étant un des maîtres de VIRGILE. Il vient s’installer en Campanie où il semble avoir animé un foyer d’épicurisme, dans une région où la culture grecque reste très prisée. Un grand nombre des textes exhumés, parfois rédigés en plusieurs exemplaires, sont de sa main, tandis que d’autres écrits sont clairement issus de l’École épicurienne. Les archéologues sont donc tentés de penser qu’ils ont retrouvé la bibliothèque personnelle de PHILODÈME, d’autant que les historiens avancent que la villa qui l’abrite est celle de PISON lui-même. La bibliothèque du philosophe, mort vers 40 avant J.C., à Herculanum justement, aurait ainsi été conservée avec celle de son bienfaiteur et de ses descendants jusqu’au cataclysme de 79.
Les « rouleaux Napoléon »
La majeure partie des manuscrits carbonisés, les plus endommagés, reste encore à traiter. Ce challenge aiguise l’intérêt des chercheurs qui, tirant les leçons des erreurs du passé, sont à la recherche de méthodes nouvelles. Ils espèrent que, grâce aux nouveaux progrès scientifiques et techniques, ils pourront lire le contenu des rouleaux plus rapidement, sans les endommager, voire sans avoir à les dérouler. C’est ainsi que les fleurons de la technologie moderne, en particulier les scanners et les rayons X, sont sollicités pour relever le défi. L’idée de recourir à des logiciels, permettant un “déroulement virtuel”, fait son chemin et mobilise plusieurs spécialistes, dont le professeur Brent SEALES, de l’université du Kentucky. En 2009, ce dernier est déjà connu pour avoir supervisé l’analyse de quelques papyrus d’Herculanum, jadis offerts à Napoléon Ier et conservés à l’Institut de France. Mais, s’ils se montrent instructifs sur bien des points, les résultats des scanners ne permettent pas de déchiffrer les textes écrits sur les rouleaux.
En 2015 et 2016, le synchrotron de Grenoble, ou European Synchrotron Radiation Facility, est utilisé par une équipe franco-italienne pour percer les secrets des « rouleaux Napoléon ». Grâce à la technique dite tomographique X en contraste de phase ou XPCT, on découvre la présence de métal dans certaines des encres utilisées. Cette information fournit une piste pour lire à travers les épaisseurs d’un rouleau et même pour retrouver des textes effacés. Au terme de cette première tentative prometteuse, des lettres grecques sont identifiées, mais on s’aperçoit que sur la plupart des rouleaux les textes sont rédigés avec des encres à base de carbone ou de matière végétale, de sorte qu’il est quasiment impossible de lire les documents sans les ouvrir.
Réputé pour avoir réussi, en 2015, à reconstituer des lettres effacées sur un rouleau de la mer Morte, SEALES s’attaque de nouveau aux papyrus d’Herculanum en reprenant son étroite et fructueuse collaboration avec l’Institut de France. Finalement, grâce à un mécénat qui permet de financer cette très coûteuse opération, le professeur fait appel à l’un des outils les plus performants du monde en termes d’imagerie : le Diamond Light Source. Hébergé dans un campus de la région d’Oxford, ce synchrotron, capable d’émettre une lumière 10 000 fois plus puissante que celle du Soleil, est un microscope électronique insurpassable. Les fragiles rouleaux de Paris font donc le voyage outre-Manche, pour y effectuer des reconstitutions très précises modélisées en trois dimensions, et “ faire comme avec un scanner de tomodensitométrie, qui prendrait une image en trois dimensions d’une personne, que vous pouvez ensuite découper pour voir les différents organes… Nous faisons passer une lumière très intense à travers [le rouleau] et puis nous détectons de l’autre côté un certain nombre d’images en deux dimensionsʺ. Ci-dessous, une présentation de la méthode utilisée.
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Malgré une analyse très poussée, les résultats restent limités en ce qui concerne la lecture du texte et le déchiffrement complet des rouleaux. Mais, porté par un optimisme sans faille, SEALES estime que cette étape est indispensable pour établir ensuite des algorithmes qui permettront de reconstituer toutes les lettres avec ou sans marqueur métallique, de sorte que tous les espoirs restent encore permis. Si cette bibliothèque était bien modeste par rapport à celle de CELSUS ou celle d’Alexandrie, elle reste la seule bibliothèque de l’Antiquité gréco-romaine qui nous soit parvenue, sinon intacte, du moins quasiment complète. Les archéologues continuent à s’interroger sur l’existence, encore cachée, d’une autre section cette fois consacrée aux manuscrits en écriture latine. Une éventuelle découverte de ce type pourrait nous réserver de belles surprises, en nous permettant de découvrir des textes majeurs que l’on croyait à jamais disparus.
Le film ci-dessous retrace l’histoire de cette bibliothèque “miraculée”. Pour plus de détails techniques sur les dernières avancées réalisées, vous pouvez lire cet article de Futura Sciences. Dans un registre plus ludique, mais toujours instructif, nous vous conseillons également l’agréable lecture de ce billet, publié par le “blog-bd” L’Avventura, hébergé par Le Monde.
Mise à jour du 11 février 2024
Dans le cadre d’un concours international, trois jeunes chercheurs sont parvenus à déchiffrer un des rouleaux. Voir le détail dans cet article du site de Radio France.