Le POLARI, un cryptolecte pour initiés
Dans nos sociétés contemporaines, avec le temps certains argots ont revêtu une dimension “folklorique” voire ludique. Cependant, il faut se souvenir qu’à l’origine ce type de langage codé pouvait avoir une utilité bien réelle : d’abord, signifier son appartenance à un groupe ou une communauté ; ensuite, permettre de s’exprimer librement en présence de “non-initiés”. Ces usages expliquent que les parlers argotiques se soient surtout répandus dans le monde des marginaux et dans certaines professions ou corporations, avant d’être intégrés dans le parler des classes populaires urbaines. Comme toutes les langues vivantes, les argots vivent leur vie en évoluant sans cesse et, parfois même, en changeant de population de locuteurs. C’est ce qui est arrivé à un argot britannique, le polari, qui présente la particularité d’avoir migré de son groupe d’origine pour devenir, pendant plusieurs décennies, le langage secret de la communauté homosexuelle de Grande-Bretagne.
Les origines de ce “cryptolecte” (langage secret), dont le nom original, Parlyaree, résulte d’une déformation du verbe italien Parlare (Parler), restent encore mystérieuses. L’hétérogénéité de son vocabulaire composite, issu de différentes langues, idiomes et dialectes européens, accrédite l’idée que le polari s’est d’abord forgé – sans doute au cours du XVIIIe siècle – au sein de populations nomades faites de forains, saltimbanques, roms, vagabonds, travailleurs et marchands itinérants. Par la suite il se serait répandu plus largement dans le milieu des gens du spectacle, mais aussi parmi les matelots, ainsi que les personnes liées aux activités de prostitution et à divers trafics illégaux.
La répression impitoyable de l’homosexualité
Alors qu’au tournant du XXe siècle l’usage du polari a tendance à s’amenuiser, cet argot va être récupéré et revitalisé par la communauté homosexuelle britannique. Pour ses membres, la précaution de se doter d’une langue codée ne relève pas d’une lubie ou d’une forme de snobisme, mais s’impose comme une nécessité. Il s’agit en effet de contourner les affres d’une législation qui, bien qu’ayant aboli la peine de mort pour “crime de sodomie”, réprime avec beaucoup de sévérité les pratiques homosexuelles. Leurs conséquences, qui peuvent être dévastatrices pour celui qui est pris en flagrant délit, peuvent valoir des peines de prison et une véritable mise à mort sociale. Des scandales très médiatisés, comme l’affaire de Cleveland Street et le procès d’Oscar WILDE, prouvent que cet arsenal législatif très répressif n’est pas à prendre à la légère.
C’est ainsi que les homosexuels vont imaginer de recourir au polari pour communiquer dans les espaces publics, comme les bars, les dancings, les théâtres, les music-halls, les pubs, mais aussi les transports, les parcs et les soirées mondaines. Ce langage est également pratiqué par une grande partie du personnel des bateaux de la marine marchande et des navires de croisière. Il va permettre aux homosexuels de se reconnaître en toutes circonstances, grâce à quelques mots et expressions insérés dans la conversation, mais aussi d’échanger des informations diverses, d’engager en public des discussions sur des sujets “sensibles” et, bien sûr, de se moquer sans risque de leur entourage.
Le court-métrage ci-dessous – intitulé Putting on the dish (dish voulant dire “beau mec” ou “fesses“) -, réalisé en 2015 mais dont l’action se déroule en 1962, nous donne l’exemple d’un long dialogue en polari :
Le lexique du polari, qui ne dispose d’aucune grammaire spécifique, est extrêmement éclectique. Né dans les grandes villes et les ports, il emprunte à divers argots préexistants, comme l’argot des marins, le cant des mendiants, des voleurs et des trafiquants, le back slang ainsi que le cockney londonien. Comme son nom l’indique, il intègre beaucoup de mots ou de tournures pris à l’italien, dont le fameux Bona, ainsi que Camp (de Campare : vivre) qui, au départ, signifiera une attitude ou une posture exagérément efféminée, avant de désigner un travesti. Dans ce véritable « melting-pot » linguistique, nous retrouvons également des mots d’origine française (Bijou, utilisé à la place de Small, Yews pour Eyes), rom (Omi pour homme), gaélique et yiddish ((Gelt remplace Money, Meshigener au lieu de Crazy).
Une femme se dit Dona ou Palone (de l’italien Paglione). Trade désigne un partenaire sexuel, tandis que Vogue signifie cigarette, Lallies jambes, Riah cheveux (bel exemple de verlan), pendant que Bold, So et Fruit sont tous synonymes de gay. Un Cottage désigne des toilettes publiques qui servent de lieux de rencontre. Les policiers ont droit à de nombreux sobriquets, comme rozzer, charpering, omi sharpy, orderly daughters, lilly law. Pour saluer une vieille connaissance, le locuteur polari utilise l’expression familière “Bona to vada your dolly old eek “, soit “C’est bon de voir ton beau visage”. Vada signifie voir, tandis que Eek est une abréviation d’Efac, version backslang de Face. “I’ve nanti dinarly ; park me some handbag for another buvare” peut se traduire par “Je suis à court de monnaie ; prête-moi de l’argent pour un autre verre”.
Le polari vit son véritable âge d’or après la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que la répression, loin de s’apaiser en Grande-Bretagne, connaît un regain de sévérité. Classée dans la même catégorie de délits qu’un attentat à la pudeur, l’homosexualité est de plus en plus considérée par les hautes instances médicales comme une maladie mentale, ce qui vaut à des milliers de personnes de subir des “soins” expérimentaux farfelus, mais aussi parfois dangereux comme des séances d’électrochocs. Parmi les nombreuses victimes de cet arsenal répressif à la fois juridique et psychiatrique, figure Alan TURING. Ce dernier, arrêté en 1952 pour “indécence manifeste et perversion sexuelle”, doit faire un choix cornélien entre la prison ferme et la castration chimique. De son côté, lord MONTAGU of BEAULIEU, à l’issue d’un procès très médiatique, passera 12 mois en prison.
Malgré cette atmosphère on ne peut plus pesante, émerge alors un militantisme qui se mobilise pour la révision de la loi. Des projets de décriminalisation de l’homosexualité sont présentés devant la Chambre des lords et la Chambre des communes. En 1967, le Sexual Offences Act qui, dans un premier temps, n’est appliqué ni en Écosse ni en Irlande du Nord, dépénalise les actes homosexuels à condition que, pratiqués en privé, ils soient consensuels et n’impliquent que des personnes ayant atteint l’âge de 21 ans. Même si la loi reste encore assez restrictive, le mouvement de dépénalisation est bel et bien lancé et remportera de nouvelles batailles les décennies suivantes.
L’évolution des mœurs et le déclin du POLARI
Dès lors le polari, perdant peu à peu son utilité, décline inexorablement dès les années 1970. Une autre raison explique en partie ce rapide recul, car cette langue codée a déjà beaucoup perdu de son mystère. En effet, diffusée entre 1965 et 1968, l’émission radiophonique de la BBC Round the Horne met en scène, dans une réjouissante galerie de personnages, un couple d’acteurs homosexuels, Julian et Sandy qui, dans l’attente de propositions de rôles, font le ménage chez la vedette d’un show, Kenneth HORNE. Exubérants et adeptes d’un humour ravageur, les deux compères s’expriment le plus souvent en polari pour se moquer de leur patron. Très suivie, l’émission va avoir pour effet de populariser auprès du grand public les expressions d’un argot qui, au départ, n’était réservé qu’aux initiés. Ci-dessous, un épisode de 1968 mettant les deux complices en scène.
Le secret du polari se trouve donc largement éventé et, pire, beaucoup ne veulent plus le pratiquer pour ne pas être assimilés aux personnages sympathiques mais caricaturaux de Round the Horne. En l’espace d’une décennie, le polari va donc devenir quasiment une langue morte, même si certains mots et expressions vont être repris dans des milieux alternatifs et parfois même rentrer dans le langage courant, comme Scarper (s’enfuir), Beevy (boisson), ou Naff off (fiche le camp !).
Comme souvent, la disparition programmée d’une langue ou d’un argot a incité certains chercheurs ou passionnés à étudier et tenter de sauvegarder ce “patrimoine en péril”. Professeur à l’université de Lancaster, Paul BAKER a consacré sa thèse de doctorat au polari. Elle a fait l’objet d’une publication en 2002 – Polari, the lost language of the gay men -, suivie de peu par un lexique commenté qui a pour titre Fantabulosa : Dictionary of Polari and Gay Slang (ci-dessous).
Dans la vidéo ci-dessous (il est possible de faire apparaitre des sous-titres – en anglais seulement – en jouant avec les paramètres), BAKER revient en détail sur l’histoire et le curieux lexique de cet argot si singulier.
Malgré sa quasi-disparition, le polari fait encore des apparitions fugaces dans la littérature, les chansons ou le cinéma, et connaît un regain d’intérêt comme élément marquant de la culture gay britannique. Avant de conclure, rappelons que d’autres argots homosexuels ont toujours cours dans le monde, comme le IsiNgqumo et le Gayle en Afrique australe, le Swardspeak aux Philippines et le Pajuba au Brésil.