L’abbé de GUA, l’illustre inconu
Véritable manifeste de la pensée des Lumières françasies, L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers est également passée à la postérité sous le nom de l'”Encyclopédie de Diderot et d’Alembert”, hommage légitime aux deux directeurs qui se sont totalement investis dans l’entreprise et lui ont permis d’aboutir après une longue “bataille” qui a duré plus d’une vingtaine d’années. Mais le fait d’associer pour l’éternité DIDEROT et d’ALEMBERT à cette œuvre devenue un symbole à la fois politique, intellectuel et philosophique, a eu également pour conséquence de reléguer très loin au second plan un autre personnage qui fut pourtant le premier responsable scientifique et éditorial du projet et y laissa sa marque. Ainsi Jean-Paul DE GUA baron de MALVES, dit l’abbé DE GUA de MALVES, est devenu par les caprices de l’histoire et de la notoriété un “illustre inconnu”, au point d’ailleurs qu’il nous a été impossible de trouver un portrait le représentant et que son nom est le plus souvent absent des articles et des brochures relatant l’histoire de l’Encyclopédie.
Notre futur encyclopédiste voit le jour à Carcassonne en avril 1710. Son père -qui avait alors pour patronyme DEGUA, avant de le scinder -, originaire de Limoux, y exerce alors le métier de marchand drapier. Ayant occupé par la suite des postes à responsabilité, dont celui de directeur de la monnaie de Montpellier, il connaît une grande ascension sociale et achète en 1720 la baronnie de Malves et le titre de noblesse correspondant qu’il léguera ensuite à ses descendants. Mais éprouvée financièrement par la banqueroute du système de LAW, la famille doit quelques années plus tard vendre ses terres. Tandis que ses frères choisissent l’armée, Jean-Paul est destiné à la prêtrise et suit des études pour devenir ecclésiastique. S’il est un chrétien sourcilleux, ce sont les sciences et surtout les mathématiques qui vont devenir sa grande passion.
Après un séjour en Italie il s’installe à Paris, bien décidé à faire reconnaître ses talents par ses pairs, sa grande ambition étant d’intégrer l’Académie royale des sciences. En 1728, il devient membre de la Société des arts, importante société savante parisienne, qui sera dissoute en 1737. Il y fait la rencontre de personnalités et commence à se faire un nom. C’est finalement grâce à un texte assez pointu, édité en 1740, intitulé Usages de l’analyse de Descartes pour découvrir, sans le secours du calcul différentiel, les propriétés, ou affections principales des lignes géométriques de tous les ordres qu’il parvient l’année suivante à être admis à l’Académie en tant qu'”adjoint géomètre”. Comblé d’avoir enfin atteint son but, il s’empresse de publier deux études sur les équations dans les Mémoires de l’Académie. Ces textes, bien construits et solidement argumentés, lui valent des éloges de certains de ses collègues dont un certain Jean LE ROND d’ALEMBERT.
Une intelligence brillante gâtée par un caractère difficile…
Curieusement, après ce début en fanfare, de GUA se met assez rapidement en retrait, cessant de publier pour l’Académie pendant plus de quarante ans. D’un caractère entier et volontiers cassant, il se met à dos plusieurs membres éminents de l’institution, attitude qui va accentuer son isolement. Depuis 1742, il occupe également un poste de professeur de philosophie latine et grecque au Collège de France mais, cette discipline étant très loin d’être sa spécialité, ses cours dévient le plus souvent vers les mathématiques ou la pensée de LOCKE et de NEWTON. C’est au moment où sa carrière semble marquer le pas que le destin va lui permettre de s’engager dans un projet d’envergure.
En effet, c’est au moment même où notre mathématicien semble être dans une impasse que le libraire André LE BRETON s’engage dans un ambitieux projet : la traduction de la Cyclopaedia d’Ephraïm CHAMBERS, ouvrage pionnier qui a connu un grand retentissement en Angleterre mais qui, jusqu’alors, n’a pas été publié en langue française. Après une première collaboration compliquée, houleuse et infructueuse avec Gottfried SELLIUS et John MILLS, LE BRETON, qui a compris que le coût financier de l’entreprise s’annonce important, décide de s’associer avec trois autres libraires. Il lui reste à trouver une personne qualifiée pour planifier et organiser le travail de traduction et de rédaction de l’ouvrage. Malgré son caractère difficile, bien connu de tous, c’est donc vers de GUA que se porte le choix du libraire.
Un contrat, signé le 27 juin 1746, prévoit un ouvrage en cinq volumes, dont un dernier uniquement composé de planches. Il est stipulé dès le départ que la version à paraître doit être une “adaptation” de la Cyclopaedia, choix éditorial qui engage de GUA à ne pas se contenter d’une traduction à la lettre mais à effectuer les corrections et les améliorations nécessaires pour que le livre soit au fait des dernières avancées de la science. Le projet se voit attribuer la coquette somme de 18 000 livres. Plusieurs contributeurs, choisis par de GUA ou imposés par les libraires, l’accompagnent dans l’aventure, à commencer par deux connaissances, qui lui servent de témoins lors de la signature du fameux contrat : d’ALEMBERT et DIDEROT. Ce dernier est alors engagé dans la traduction du Dictionnaire universel de médecine de Robert JAMES pour le compte d’Antoine-Claude BRIASSON, un associé de LE BRETON.
Si tout semble s’annoncer sous les meilleurs auspices, les divergences de vue entre le nouveau directeur et ses mandants ne vont pas tarder à se manifester. Assez logiquement, les libraires veulent publier au plus vite une œuvre à coût de revient modéré, susceptible d’être rapidement mise sur le marché à un prix de vente abordable ; projet qui implique un nombre de tomes limité. De GUA, de son côté, considère que s’offre à lui une occasion historique de dépasser le modèle et de réaliser un ouvrage beaucoup plus ambitieux. Son ami CONDORCET dira plus tard qu’il avait en vue “un ouvrage nouveau, entrepris sur un plan plus vaste”.
Le rédacteur recommande à ses auteurs de doubler le volume des articles de la Cyclopaedia et, très sourcilleux quant à l’homogénéité stylistique de l’ensemble, il s’attribue le droit de corriger et de reformuler les articles qui lui seront livrés. Cette contrainte ne sera pas reprise par ses successeurs, qui laisseront chaque rédacteur de l’Encyclopédie libre du contenu et de la forme de ses articles. Une des idées maîtresses de de GUA est de donner aux arts mécaniques une place plus importante qu’elle n’occupe dans le livre de CHAMBERS et de les décrire de manière beaucoup plus détaillée ; caractéristique qui, considérée comme une des grandes originalités de l’Encyclopédie, sera incontestablement un de ses points forts. Enfin, sachant que pour mener à bien son projet il lui faut faire appel à l’expertise de nombreux collaborateurs, il rédige un plan général dans lequel il expose les lignes directrices et la philosophie du projet. Ce document est adressé à différentes sociétés savantes ainsi qu’à des particuliers pressentis pour étoffer une équipe de rédacteurs très modeste, limitée au départ à dix ou quinze personnes.
De GUA en situation d’échec
Malgré les ambitions affichées, le chantier ne progresse guère malgré le travail des traducteurs et des contributeurs. De GUA, qui a perdu son bel optimisme de départ, ne parvient pas à donner un élan décisif au chantier. Rigide dans ses principes et perfectionniste à l’extrême, il se veut seul maître à bord, rabrouant sans ménagement les libraires quand ces derniers viennent empiéter sur son terrain. “Je me vis obligé de leur mander que j’entendais faire cet ouvrage à ma façon“, écrira-t-il par la suite. Il ne les considère finalement que comme des bailleurs de fonds sans droit de regard sur le contenu scientifique. De fait, visiblement débordé par l’ampleur de la tâche, une fois confronté aux objectifs ambitieux qu’il s’est pourtant lui-même fixés, il semble avoir perdu pied, n’arrivant pas à tenir le cap. D’un caractère à la fois impulsif et velléitaire, il se perd en tergiversations et en récriminations et, finalement, dépense son énergie en vain. De plus, il s’avère piètre trésorier, oubliant en particulier de régler des sommes dues à certains membres de son équipe. C’est ainsi que Johann FORMEY doit faire appel au chancelier royal et menacer le rédacteur en chef de faire saisir le revenu de l’un de ses bénéfices pour qu’il consente enfin à le payer.
L’aventure encyclopédique reprise par DIDEROT et d’ALEMBERT
Au bout d’une année, la rupture est consommée et, d’un commun accord, les deux parties annulent le contrat le 3 août 1747. Un temps découragés, les Libraires Associés se ressaisissent et, en octobre de la même année, choisissent DIDEROT et d’ALEMBERT pour reprendre le projet. Le reste de l’histoire est connu… Grâce au dévouement et à la ténacité de ces deux nouveaux directeurs, et plus particulièrement de DIDEROT, malgré les aléas, les coups durs et la longue durée de l’entreprise, l’Encyclopédie (ci-dessous) verra enfin le jour entre 1751 et 1772.
Au final, l’ouvrage outrepasse largement le but initial, qui ne portait que sur une traduction en cinq volumes. Comportant 17 volumes de textes et 11 de planches, ce “monstre éditorial” se révèle une œuvre novatrice qui va servir de modèle et devenir un emblème de la vie intellectuelle de son temps.
Il est difficile de savoir dans quelle mesure de GUA a réellement contribué à faire de ce dictionnaire encyclopédique l’ouvrage d’exception qu’il est devenu. Dans l’éloge qu’il rédigera en 1786, CONDORCET attribuera à son collègue de l’Académie des sciences le grand mérite d’avoir transformé le projet en une œuvre collective de grande ampleur : “M. l’abbé de GUA entreprit de réunir dans un dépôt commun tout ce qui formait alors l’ensemble de nos connaissances.” De même, il porte au crédit de son ami l’initiative d’avoir recruté de nombreuses personnalités des arts, des sciences et des lettres, comme l’abbé MABLY, CONDILLAC et Jean-Baptiste LE ROY. Cet éloge semble très exagéré car la grande majorité des ralliements évoqués sont plus tardifs. Premier maître d’œuvre de l’entreprise, il a certes établi un cahier des charges, mais il est peu probable que ses instructions aient été réellement prises au sérieux par une équipe qui ne devait guère apprécier l’humeur difficile et sourcilleuse de leur patron. Par ailleurs, on peut supposer sans mal que notre abbé, à l’évidence chrétien scrupuleux et catholique fervent, ne restera pas insensible aux attaques contre la religion, les dogmes et l’Église, qui parsèmeront les nombreux articles de la future Encyclopédie.
Mais ce qui étonne le plus quand on s’interroge sur l'”héritage” de de GUA, c’est de constater que son nom n’est cité ni dans le prospectus et ni surtout dans le Discours préliminaire, qui relate pourtant la genèse de l’ouvrage. La mémoire du personnage y est pour ainsi dire gommée. Pourtant, dans ses articles, d’ALEMBERT n’hésitera pas à citer et louer les travaux mathématiques et scientifiques de son ancien camarade. Rien de tel du côté de DIDEROT qui, au détour de l’article « Encyclopédie », fait cette critique indirecte mais acerbe du travail de son ancien directeur : “L’ouvrage auquel nous travaillons n’est point de notre choix : nous n’avons point ordonné les premiers matériaux qu’on nous a remis, & on nous les a, pour ainsi dire, jetés dans une confusion bien capable de rebuter quiconque aurait eu ou moins d’honnêteté ou moins de courage.” Il n’en reste pas moins que de GUA a eu au moins deux grands mérites. C’est bien lui qui a donné au projet une ampleur nouvelle en lui donnant un objectif beaucoup plus ambitieux et universel que celui d’origine. Il est ensuite légitime de lui attribuer le mérite d’avoir d’emblée placé les arts mécaniques et la technique au centre de l’ouvrage, choix décisif qui sera repris par ses successeurs.
De GUA conservera une certaine rancœur vis-à-vis de ses anciens collaborateurs et des commanditaires, qui batailleront longtemps pour qu’il leur rembourse une dette dont il leur était redevable. Pourtant, il se tournera rapidement vers d’autres chantiers, devenant en particulier traducteur apprécié de livres en langue anglaise. Il rédigera aussi la préface d’un traité en six tomes sur les mathématiques, qui ne verra jamais le jour et réussira à faire subventionner une expédition pour rechercher des gisements aurifères dans les rivières du Languedoc et du pays de Foix. Parmi les multiples projets qu’il débutera sans les mener à terme, le plus ambitieux sera celui des Mémoires périodiques traitant consécutivement de divers sujets utiles, recueil périodique destiné à informer et instruire le public sur les avancées dans différents domaines de la connaissance tels que les mathématiques, l’histoire naturelle, la philosophie, l’économie et les arts. Marqué par une succession d’échecs, il aura l’ultime satisfaction de devenir pensionnaire de l’Académie française avant de décéder en avril 1786.
Pour en savoir plus sur cet “oublié”, nous vous renvoyons à l’article de Frank A. KAFKER et Jeff LOVELAND présenté en 2012 par la revue Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie : La Vie agitée de l’abbé De Gua de Malves et sa direction de l’Encyclopédie .
Une veritable révélation pour moi . Aucune des nombreuses histoires littéraires mises à la disposition des élèves et des endeignants ne mentionne son nom -du moins à ma connaissance . UN article documenté et très intéressant comme tous ceux qui suivent l’annonce de nouveaux dictionnaires . Marie-Josiane LACOUT lacout2017@gmail.com