Umberto ECO, le dernier des humanistes
Décédé le 19 février 2016, Umberto ECO était considéré comme le digne descendant des humanistes et, à ce titre, souvent comparé à PIC de LA MIRANDOLE, le savant italien du Quattrocento qui avait fait sienne cette devise : “De toutes les choses qu’on peut savoir, et même de plusieurs autres.” Eco était avant tout connu du grand public pour ses romans Le Nom de la rose et le Pendule de Foucault, et son inépuisable verve érudite lorsqu’il était invité dans des émissions littéraires. Mais l’homme était avant tout un brillant universitaire, spécialiste pointu de la sémiotique, de l’herméneutique et de la linguistique. Ses centres d’intérêt étaient multiples, allant de la théologie à la philosophie, de la scolastique médiévale à l’histoire de l’art, la bande dessinée, la science-fiction, la littérature policière, la musique et l’ésotérisme.
Au cours de sa vie, ce bibliophile averti a réuni une très impressionnante collection d’ouvrages qui, à sa mort, comptera plus de 50 000 références ; chiffre très conséquent pour une bibliothèque privée. Ce goût de l’écrit définissait un homme qui avait déclaré : “Lire, c’est prolonger sa propre vie. Qui ne lit pas, à 70 ans, aura vécu une vie solitaire. Celui qui lit aura vécu 5 000 ans. La lecture, c’est l’immortalité à rebours.”
L’appartement-bibliothèque-bureau milanais
Ce trésor accumulé avec patience et amour pendant des décennies se répartissait entre plusieurs fonds. Sa bibliothèque principale, riche de plus de 30 000 ouvrages, était hébergée dans son appartement milanais de la Piazza Castello, en plein cœur du centre historique de la capitale lombarde. ECO avait renoncé à abattre les murs et les cloisons de son logement, indispensables pour y appliquer des étagères. Il avait également veillé, à l’occasion de travaux, à renforcer la structure porteuse des pièces dont les lourds rayonnages couvraient les murs du sol au plafond. Dans un véritable dédale de couloirs, dont l’un faisait dix-sept mètres de long, il avait réparti ses ouvrages selon un classement qui se voulait tout à la fois thématique, chronologique et alphabétique. Eco souhaitait également que la disposition des lieux favorise le hasard, l’accidentel mais aussi l’instinctif. “Dans une bibliothèque, avait-il déclaré à un journaliste en 2002, il faut certes pouvoir aller à bon port, mais accepter aussi de se perdre et de se laisser porter au large.”
Dans son “studiolo” milanais, “Il Professore“, comme il était surnommé, avait aménagé une pièce spéciale, baptisée avec humour Bibliotheca semiologica Curiosa, lunatica, magica et pneumatica (Bibliothèque sémiologique, curieuse, fantaisiste, magique et pneumatique). Cet appartement était équipé d’un système de climatisation destiné à éviter les variations de température et d’hygrométrie, et d’un système d’alarme autonome. ECO y conservait les ouvrages les plus anciens, les plus fragiles, les plus singuliers, les plus précieux, mais aussi ceux qui avaient pour lui une valeur sentimentale particulière. C’est ainsi qu’on pouvait y trouver des éditions originales, comme celles d’Ulysse de James JOYCE et de Pinocchio de COLLODI, 36 incunables et 1 200 raretés imprimées entre le XVIe et le XIXe siècle. Une des fiertés du collectionneur était de posséder un exemplaire de la première édition d’un ouvrage rare et très atypique : l’Hypnerotomachia Poliphili (Le Songe de Poliphile).
Dans la vidéo ci-dessous, tournée en 2015, ECO lui-même nous entraîne, à l’occasion de la sortie de son roman Numéro zéro, dans une visite guidée de son labyrinthe.
Notre érudit bibliophile s’était imposé une règle afin de maintenir un nombre de livres constant dans son appartement milanais, vaste mais non extensible à l’infini. Tous les six mois environ, il effectuait un tri pour déterminer ceux de ses ouvrages qui pouvaient être transférés dans sa deuxième bibliothèque, celle de sa maison de campagne à Monte Cerignone dans la région des Marches. C’est à cet endroit, là où il venait se retirer au calme pour écrire, qu’étaient conservés plus de 10 000 ouvrages. À Bologne, où il enseignait depuis 1971 avant d’être titulaire de la chaire de sémiotique, de devenir directeur de l’École supérieure des études humanistes puis, depuis 2008, professeur émérite, il possédait également une bibliothèque de 3 000 titres, essentiellement constituée d’outils de travail. Enfin, pour compléter cet inventaire, il convient d’ajouter plus d’un millier de livres stockés dans son pied-à-terre parisien.
Le devenir de la collection
À la mort du “maître”, qui n’a pris aucune disposition testamentaire sur la répartition posthume de sa collection, la question se pose inévitablement : que faire de ce trésor, en particulier de la bibliothèque milanaise ? Le temps passant, les rumeurs iront bon train et, en avril 2018, la famille du défunt, qui est favorable depuis le début à l’idée d’une donation, doit mettre les choses au point : “Les hypothèses de transferts vers des universités étrangères ou de ventes à l’étranger n’ont jamais été prises en considération, ni la vente aux enchères ou le fractionnement des collections individuelles de livres. La famille estime qu’il est juste que la bibliothèque reste en Italie.” Finalement, l’idée d’un partage de 35 000 ouvrages est entérinée : une partie doit être accueillie par la Braidense, autre nom de la Bibliothèque nationale de Brera à Milan ; la seconde par l’université de Bologne. Si le projet est désormais en bonne voie, il reste de nombreux détails à régler. En effet, la division du fonds à deux entités différentes implique une collaboration étroite entre les deux institutions, afin de préserver la cohérence et l’unité de la collection initiale. Reste la question financière, cruciale pour organiser le transfert, la conservation et le futur accès au public de cette énorme documentation. De surcroit, l’affaire se complique du fait que la famille exige que l’ordre original de la disposition des volumes soit respecté dans leurs nouveaux emplacements.
Afin de pouvoir mener cette transmission à son terme, le ministère des Biens et Activités Culturelles et du Tourisme (MiBACT) entre en scène et entame des négociations avec les descendants d’ECO et les deux institutions candidates. En décembre 2020, un accord enfin trouvé fait l’objet de communiqués de presse. La bibliothèque ancienne est acquise par l’État italien pour 2 millions d’euros. Elle est confiée à la Bibliothèque nationale Braidense, mais “l’État garantira sa conservation, sa mise en valeur et son utilisation pour les étudiants et les universitaires. Un comité scientifique, composé de cinq membres, dont deux nommés par les héritiers de Eco et deux autres par le MiBACT, sera chargé d’établir les modalités de conservation et ce, pour en assurer également l’unité dans la consultation numérique”. Comme prévu, la bibliothèque moderne et les archives de l’écrivain font l’objet d’une donation à l’État, qui les prêtent pour une durée de 90 ans à l’université de Bologne. Sans attendre, cette dernière engage des travaux d’aménagement qui, victimes de plusieurs retards, ne seront achevés que vers 2026 ; de sorte que, jusqu’à son déménagement, la collection demeurera dans son écrin initial.
En mai 2022, la Braidense ouvre ainsi au public le studiolo recréé dans ses locaux (ci-dessous). Mais cet épisode se trouve perturbé par un imbroglio administratif inattendu.
Un avatar judiciaire
En effet, au moment du partage de 2018, la Direction générale des archives a fait valoir que, selon une obligation légale, comme “patrimoine d’intérêt historique particulièrement important“, ce fonds ne devrait pas être scindé mais conservé au Palazzo del Senato à Milan, institution qui abrite les Archives de l’Ėtat italien. L’épouse et les enfants d’ECO ont alors, pour s’y opposer, formé un recours devant le tribunal administratif régional de Lombardie. Or, alors que la procédure est toujours pendante, le 17 février 2023 la famille renonce – sans fournir d’explications à ce revirement – à son appel. Dès lors c’est l’accord de 2020 qui se trouve remis en cause…
Malgré ce coup de théâtre, le ministère de la Culture, qui reste confiant, affirme par la voix de son sous-secrétaire que : “L’ordre contraignant existe et doit être respecté, mais il s’agit d’une contrainte culturelle, sur le patrimoine, et non physique, sur les lieux. Si on me demandait ce que je pense, je dirais qu’il n’y a aucun obstacle à avoir deux lieux d’accueil.” L’université de Bologne comme la bibliothèque nationale de Brera poursuivent leurs aménagements comme si de rien n’était, pariant sur le fait que le temps joue en leur faveur et que la numérisation permettra, à terme, de réunir virtuellement la bibliothèque d’origine. Mais, de son côté, la surintendance de Lombardie ne renonce pas à rassembler l’ensemble au sein de sa juridiction : “La protection s’exerce sur la base de prescriptions constitutionnelles. Ce qui s’est passé reconnaît pleinement la mission de la surintendance : avoir identifié la valeur culturelle de l’héritage d’Umberto Eco et l’avoir défini comme un ensemble (“compendio”) d’archives, unique et indivisible.” Pour l’heure, la situation est pour le moins confuse et le dénouement de cette querelle opposant deux entités administratives aux vues totalement opposées sur le sujet risque de s’éterniser quelque peu. Le legs de “l’homme-bibliothèque” n’a donc pas fini de faire parler de lui.
En attendant la conclusion de cette histoire, le grand public a pu découvrir la bibliothèque du “maestro” dans un documentaire sorti en octobre 2022 : Umberto Eco – La Biblioteca del mondo.
Avant de mettre un point final à ce billet, rappelons qu’ECO avait lui-même fait part, avec beaucoup d’humour, de ses réflexions sur les finalités, les enjeux et le bon fonctionnement des bibliothèques institutionnelles dans un essai intitulé De Bibliotheca, édité en 1986.
Pour en savoir plus sur cet étonnant personnage, nous vous invitons à visionner cette longue interview.