La Corée constitue une zone de tension géopolitique et militaire aigüe depuis 1953. Cette date est celle d’un armistice qui n’a jamais débouché sur un véritable traité de paix. Ce pays occupe régulièrement les premiers titres de l’actualité, en particulier à l’occasion des démonstrations de force de l’ubuesque régime nord-coréen qui a désormais acquis un rang de puissance nucléaire. Depuis le printemps 2018, un relatif “réchauffement” des relations diplomatiques entre les deux Corée d’une part, entre les États-Unis et la Corée du Nord d’autre part, est observé avec attention par l’ensemble de la communauté internationale. Le sommet inter-coréen du 27 avril 2018 et la rencontre entre Donald TRUMP et KIM JONG-UN, qui s’est tenue le 12 juin suivant à Singapour, ont été accueillis avec un optimisme prudent, car le dirigeant nord-coréen est connu, comme ses prédécesseurs, pour souffler alternativement le chaud et le froid selon les circonstances.
Pays divisé et toujours sur le pied de guerre, la Corée est également le théâtre d’une curieuse épopée lexicographique qui reflète son histoire très agitée.
À l’origine d’un dictionnaire se trouve souvent l’histoire d’une langue. Offrant des similitudes avec le japonais, le coréen est classé comme un isolat linguistique, même si son vocabulaire a été largement influencé par la Chine. D’abord écrite en sinogrammes, cette langue est dotée au XVe siècle d’une écriture spécifique, le hangeul (ou hangul) qui est officiellement promulgué en 1446 avant que le roi de Corée, neuf ans plus tard, n’interdise cet alphabet sous prétexte qu’il aurait été utilisé pour le tourner en dérision. Son usage se perpétuera malgré tout sous une forme semi-clandestine.
Le pays s’ouvre au XIXe siècle et voit affluer les missionnaires, les commerçants, les aventuriers et les diplomates. C’est alors qu’apparaissent les premiers dictionnaires coréens bilingues comme le Dictionnaire russe-coréen (à gauche) de Mikhail PUTSILLO, daté de 1874, et le Dictionnaire coréen-français (à droite) de la Société des missions étrangères, publié à Yokohama en 1880.
Devenu un protectorat japonais à la suite de la guerre sino-japonaise de 1895, la Corée est annexée le 29 août 1910 et devient une simple province japonaise. Occupé militairement, le pays est ouvert à la colonisation pendant que la langue et la culture japonaise sont imposées à la population. L’ancien système d’écriture en sinogrammes est aboli, ainsi que l’usage du chinois qui était demeuré jusqu’alors la langue savante, intellectuelle et administrative.
Mais, au moment où la Corée perd son indépendance et son identité, elle connaît un courant de renaissance culturelle et linguistique. Dès 1896, JU SI-GYEONG crée la Société de la langue coréenne, basée sur la promotion du hangeul comme le système orthographique d’une langue unifiée, les caractères chinois étant désormais rejetés par les élites coréennes. Dans ce cercle de lettrés, qui changera plusieurs fois d’appellation, naît l’idée de réaliser un grand dictionnaire monolingue coréen. Alors que la répression japonaise continue à se durcir, le projet réussit à prendre de l’ampleur.
En 1929, 108 personnes se réunissent et fondent un comité pour la compilation du dictionnaire coréen : Joseoneo Sajeon Pyeonchanhoe. Cet organisme lance un programme de recherches à travers tout le pays afin de pouvoir compiler le premier grand lexique coréen, opération qui prend le nom de Malmoï, qui signifie “collection de mots”. Le fruit des collectes est ensuite retranscrit dans des cahiers : au printemps 1942, un tiers du corpus est réalisé… Mais à l’automne, de manière inattendue et brutale, les autorités japonaises, qui jusqu’ici avaient fait preuve d’indifférence à l’égard du groupe d’intellectuels, optent pour la répression policière. Le mouvement est dissous et interdit, ses travaux confisqués, une trentaine de ses membres arrêtés, dont certains seront torturés et mourront en prison.
À la libération du pays, la société de la langue coréenne, reconstituée, reprend ses travaux avec d’autant plus de motivation que les manuscrits confisqués par les Japonais ont été retrouvés dans un entrepôt de la gare de Séoul. Les deux premiers volumes voient le jour, respectivement en 1947 et en 1949 (ci-dessous).
Alors que les tomes 3 et 4 sont quasiment achevés, la guerre de Corée, qui éclate le 25 juin 1950, suspend la publication pendant les trois années que durera ce terrible conflit. Il faudra attendre 1957 pour voir publier les six tomes du Grand dictionnaire coréen qui voit enfin le jour près de 28 ans après sa mise en chantier. La langue coréenne dispose désormais d’un grand dictionnaire de référence qui sera régulièrement complété et amélioré au cours des années par d’autres publications. Mais entre-temps la Corée du Nord a poursuivi son propre chemin sous l’impulsion de KIM DU-BONG.
Celui-ci, fondateur de la Ligue de l’indépendance populaire en 1942, occupe, à la proclamation de la République populaire démocratique de Corée, la présidence du comité permanent de l’assemblée populaire. KIM DU-BONG est aussi un linguiste qui dans sa jeunesse a participé aux travaux lexicographiques initiés par JU SI-GYEONG. Farouche partisan d’un travail lexicographique purement nord-coréen, il met tout en œuvre pour qu’en 1955 l’académie de Pyongyang publie son premier dictionnaire, Chosonmal sajon, qui est suivi l’année suivante par un dictionnaire orthographique.
En plus d’une fracture politique, matérialisée par un véritable rideau de fer qui prend l’allure d’une ligne de front, la Corée connaît une fracture lexicographique et linguistique que les deux pays tentent de résorber en collaborant, ainsi que nous le verrons dans un second billet.
Ci-dessous, un petit film de présentation du Musée national du hangeul à Séoul. Les Coréens sont particulièrement fiers de leur langue et de leur écriture. Chacun des deux pays lui a dédié un jour spécial, le 9 octobre pour la Corée du Sud et le 15 janvier pour Corée du Nord ; là non plus, l’unité n’est pas encore de mise !