Thomas DOBSON, un immigré de fraîche date
Avec la signature du traité de Paris en septembre 1783, les treize colonies américaines obtiennent la reconnaissance officielle d’une indépendance qu’elles avaient proclamée unilatéralement à Philadelphie le 4 juillet 1776. Le nouveau pays, sous système fédéral, se dote d’une constitution en 1788, élisant George WASHINGTON comme premier président. Mais, malgré la rupture avec le Royaume-Uni, d’un point de vue culturel la jeune nation reste sous la dépendance de son ancienne métropole. Afin d’émanciper les États-Unis de cette tutelle persistante et d’en affirmer la singularité, une initiative patriotique va aboutir à la création de la première encyclopédie américaine qui sera publiée quelques années seulement après la fin des hostilités.
À l’origine du projet nous trouvons un immigré récent du nom de Thomas DOBSON, dont on ne connaît aucun portrait et dont la vie avant son émigration nous reste inconnue. Seul élément biographique, nous savons qu’il est né en Écosse en 1751, dans la région d’Édimbourg, et qu’en 1784, juste après la paix, il débarque avec sa famille en Pennsylvanie. Installé à Philadelphie, à l’époque la ville la plus peuplée d’Amérique du Nord, il débute une carrière d’imprimeur-libraire. Au XVIIe siècle l‘industrie de l’imprimerie a déjà été introduite dans le Massachusetts, à Cambridge, une ville qui verra en 1636 la fondation de l’université de Harvard. En 1639, le premier texte édité dans la cité est The Freemans Oath. En raison d’un niveau d’alphabétisation particulièrement élevé, dû à la tradition protestante de lire les Écritures et au délai nécessaire pour faire parvenir les livres d’outre-Atlantique, de nombreux autres ateliers se créent dans la même ville, comme à Baltimore, New York et Boston, où Benjamin FRANKLIN entamera sa carrière comme apprenti imprimeur.
Lorsque DOBSON arrive en Amérique, il doit se faire une place dans une industrie florissante dominée par des entrepreneurs locaux déjà bien installés, tels Francis BAILEY ou Robert AITKEN. Ce dernier, également originaire d’Écosse, est connu pour avoir imprimé une Bible à fort tirage. La période est très favorable au développement des imprimeries “étatsuniennes” qui n’hésitent pas à faire jouer l’argument patriotique pour bénéficier de la bienveillance des autorités et élargir leur marché. Notre ambitieux libraire se fait connaître une première fois en 1788 en publiant une œuvre écrite par Francis HOPKINSON, un des signataires de la Déclaration d’indépendance, qui devient ainsi le premier compositeur de musique non sacrée, né dans les anciennes colonies, à voir son travail imprimé. Mais l’opportunité de réaliser un grand coup éditorial va lui être fournie par la parution de la troisième édition de l’Encyclopædia Britannica (ci-dessous).
La Britannica pour modèle
Publiée pour la première fois à Édimbourg à l’initiative de deux imprimeurs, cette version écossaise de l’Encyclopédie française qui, elle-même au départ, n’était qu’une simple adaptation de la Cyclopaedia “britannique”, est très prisée dans le monde anglophone. Elle s’étoffe considérablement dès la deuxième édition, passant de trois à dix volumes. Mais sa parution à peine finalisée, un nouveau projet voit le jour, plus ambitieux que le précédent, qui consiste à doubler le contenu de l’ouvrage pour en faire une des plus grandes encyclopédies de l’époque. Sa rédaction va s’étaler sur une période de neuf années, la vente s’effectuant dans un premier temps sous forme de livraisons aux abonnés. La parution est donc très attendue outre-Atlantique et, au lieu de se contenter de distribuer l’ouvrage en l’état, DOBSON va se démarquer en réalisant une belle « opération de communication », comme nous le dirions de nos jours.
Rédigée en Grande-Bretagne par des sujets du roi d’Angleterre, l’Encyclopædia Britannica rend compte de la situation de ses anciennes colonies en adoptant un point de vue résolument britannique, tout particulièrement sur la guerre d’Indépendance. DOBSON a beau jeu de dénoncer le parti pris idéologique de l’ouvrage et de regretter que les thèmes typiquement américains, non prioritaires de l’autre côté de l’Atlantique, soient sous-représentés ou traités de manière beaucoup plus sommaire que les sujets qui intéressent plus directement le public des îles Britanniques. Partant de ces constatations, notre imprimeur se propose d’adapter et d’amender l’ouvrage en cours de parution pour en faire une encyclopédie centrée sur la nouvelle nation devenue sa patrie.
Brandissant ostensiblement la bannière étoilée, DOBSON publie par voie de presse des appels à souscription dans lesquels il s’engage à effectuer une impression de qualité à un prix inférieur à celui de l’édition originale qui, au même moment, est en vente chez un autre libraire de Philadelphie. Le fait que les ouvrages importés soient frappés d’une taxe permet à l’encyclopédie de DOBSON d’être aisément compétitive, son imprimeur, en bon commercial, faisant valoir que le papier de l’ouvrage est fabriqué dans une usine de Pennsylvanie et que les nombreuses illustrations sont dessinées par des artistes américains. Grâce à cette publicité, d’une ampleur encore inédite sur le continent, relayée par plusieurs journaux et un efficace réseau de libraires répartis dans différents États, le projet prend rapidement de l’ampleur. Consécration suprême, des personnages aussi éminents que George WASHINGTON, Thomas JEFFERSON, Aaron BURR, Alexander HAMILTON et Benjamin FRANKLIN, appuient ouvertement le projet en adressant leurs souscriptions, le nouveau président tout récemment investi commandant lui-même deux encyclopédies pour inciter ses concitoyens à suivre son exemple.
Une Encyclopædia américanisée
Ne pouvant pas, pour des raisons évidentes, conserver le terme “Britannica”, DOBSON choisit de gommer purement et simplement un terme litigieux qui aurait à coup sûr froissé la fibre patriotique des lecteurs pour ne conserver que le mot Encyclopædia. À noter qu’à ce détail près la page de titre (ci-dessous) est similaire – illustration de frontispice incluse – à celle de la Britannica (voir plus haut).
Les premières livraisons débutent le 2 janvier 1790 et, comme le livre est le « miroir » de l’édition écossaise, sa publication va se révéler une entreprise de longue haleine d’autant que la version de Philadelphie doit s’enrichir d’ajouts importants et subir de nombreuses corrections. Mais, malgré la charge de travail et un incendie qui, ravageant l’atelier en septembre 1793, fait fondre une partie du matériel d’impression, DOBSON réussit à maintenir un rythme d’impression soutenu et à respecter son programme de livraison hebdomadaire.
En grande partie grâce à la contribution de Jedidiah MORSE, la géographie et l’ethnographie de l’Amérique du Nord font l’objet d’un soin particulier. Alors que la troisième mouture de la Britannica utilise la même carte que dans les deux premières éditions, la “Dobson’s Encyclopædia” va en proposer une nouvelle, infiniment plus détaillée (ci-dessous).
Les planches d’illustrations bénéficient de la rigoureuse supervision du graveur Robert SCOT, un immigrant écossais qui, après avoir travaillé pour le gouvernement, a dessiné les premières pièces de monnaie des États-Unis. Un exemple ci-dessous, avec la planche consacrée aux abeilles.
La rédaction et l’impression ne sont pas de tout repos. Dans le quinzième tome, DOBSON commet l’imprudence de reproduire en l’état l’article consacré aux Quakers. Malheureusement la personne qui l’a rédigé pour la Britannica est un anglican fervent qui attaque violemment FOX, le fondateur de ce mouvement évangélique dissident. Or, les membres de cette Église sont nombreux et influents en Pennsylvanie où la ville de Philadelphie ont été fondées par l’un des leurs, William PENN. L’éditeur, contraint de faire amende honorable, devra se répandre en éloges à l’égard de cette congrégation.
L’Encyclopædia est achevée en 1798, soit un an environ après que la troisième édition de la Britannica ne soit arrivée à son terme. DOBSON, qui a gagné son pari, peut légitimement se féliciter du résultat obtenu : 18 volumes, 16 650 pages et 595 planches gravées, soit d’avantage que son modèle et concurrent. Sur sa lancée et précédant en cela ses confrères de la Britannica, il entreprend la rédaction de trois tomes de suppléments qui, publiés en 1803, proposent un volume d’informations quantitativement supérieur aux deux tomes édités en 1801 par les encyclopédistes d’Édimbourg.
Malgré un tirage relativement modeste – deux mille exemplaires qui ne seront totalement écoulés qu’en 1818 -, l’ouvrage a un fort retentissement, qui a pour effet de stimuler la concurrence. En effet, dès 1805, un jeune imprimeur, Samuel Fischer BRADFORD, se lance dans une réédition de la New Cyclopædia d’Abraham REES qui, deux ans auparavant, a commencé à paraître à Londres, en reprenant le même procédé que celui de DOBSON, c’est-à-dire en “américanisant” le contenu d’un livre britannique. La même année sort la Low’s Encyclopædia, éditée à New York, moins imposante que les deux précédentes mais aussi meilleur marché et destinée à un public plus large. Cette encyclopédie en sept volumes jouit d’un atout majeur : elle ne se contente pas d’être la traduction ou l’adaptation d’un titre britannique mais une œuvre originale totalement conçue aux États-Unis. Enfin, en 1829, débute la parution de ce qui va devenir pour longtemps l’encyclopédie américaine de référence : l’Encyclopædia Américana.
Mort en 1823, DOBSON n’aura pas profité très longtemps de sa position de précurseur et, malgré l’importance historique de son ouvrage, son encyclopédie va finalement se trouver rapidement déclassée. En dépit de ses mérites, le personnage reste de nos jours quelque peu oublié. Il sortira plus tard de l’ombre grâce à une biographie que lui consacrera Robert D. ARNER : Dobson’s encyclopaedia : the Publisher, Text, and Publication of America’s First Britannica, livre qui a le mérite de restituer au personnage sa stature de pionnier.