Il existe, dans la grande famille des lexicographes et des concepteurs de dictionnaire, un sous-groupe un peu particulier : celui des collectionneurs de mots. Mûs par la passion, ils sélectionnent patiemment un vocabulaire choisi selon des critères bien spécifiques. Qu’ils s’intéressent à l’argot, aux vieux jurons, aux dialectes plus ou moins confidentiels ou à des termes techniques propres à un domaine précis, nous avons souvent, sur Dicopathe, eu l’occasion d’en croiser.
Aujourd’hui nous portons à l’attention de nos lecteurs le travail de l’un de ces compilateurs, méconnu de ce côté-ci de la Manche : Adam JACOT de BOINOD. Celui-ci s’est fixé une mission particulièrement originale et réjouissante : recenser les mots et les expressions propres à une culture particulière. De ce fait, ces termes sont sans équivalent dans les autres langues et, par là même, difficilement traduisibles sans nécessiter une explication un tant soit peu élaborée et une phrase plus ou moins longue. Pour caractériser cette famille lexicographique, il choisit le mot tingo, originaire de l’île de Pâques, qui signifie grosso modo “emprunter une à une les affaires d’un ami jusqu’à ce qu’il n’ait plus rien chez lui”. C’est ce terme qui lui sert de titre pour son premier livre, The Meaning of Tingo, publié en 2005 aux éditions Penguin.
Écrivain britannique, comme son nom d’origine suisse ne le laisse pas deviner, JACOT de BOINOD travaille dans l’équipe de QI (Quite Interesting), un célèbre jeu télévisé diffusé sur la BBC et animé par le comédien Stephen FRY. Basé sur des questions difficiles soumises à un panel de candidats, ce jeu donne à notre auteur l’occasion de consulter un dictionnaire albanais et de découvrir que cette langue ne possédait pas moins de 27 mots différents pour qualifier la moustache et 27 autres les sourcils. Ainsi holl signifie une fine moustache, madh une moustache broussailleuse, glemb une moustache aux pointes effilées, alors que dir us désigne la moustache naissante d’un adolescent et posht une moustache qui retombe à ses extrémités.
De cette découverte naît une vocation qui conduit désormais notre chercheur à passer ses jours à parcourir les dictionnaires et les lexiques de toutes les langues imaginables — entre 600 et 700 selon ses dires — afin de débusquer ces mots singuliers qui, tout en faisant partie intégrante d’une langue et d’une culture bien précise, ont la particularité de résumer en un petit groupe de lettres une idée ou une sensation. Pour vérifier certaines définitions, notre cueilleur de mots n’hésite pas à contacter les ambassades et les centres culturels. Dans ce catalogue de curiosités linguistiques, qui recourt souvent à l’anthropologie et à la sociologie, nous allons de découverte en découverte, et nous découvrons un répertoire inconnu, dont voici quelques exemples :
– presezny (tchèque) : être engourdi d’être resté assis trop longtemps dans la même position
– Kiebitz (allemand) : un spectateur d’une partie de cartes qui donne inopportunément un conseil à un joueur [ce mot désigne à la base un oiseau]
– sivjot (sami) : le mari de sa sœur aînée, tandis que muotta désigne les sœurs cadettes de sa mère et siessa celles de son père
– pukajaw (inuit) : une neige ferme facile à manipuler pour construire un abri chaud [NB : on estime que les peuples inuits ont plus d’une cinquantaine de mots différents pour désigner la neige et la glace]
– purik (indonésien) : retourner chez ses parents en signe de protestation contre son mari
– mokita (papou) : une vérité que tout le monde connaît mais dont personne ne parle
– nyelonong (indonésien) : interrompre quelqu’un sans s’excuser
– iktsuarpok (inuit) : sortir régulièrement pour voir si quelqu’un arrive
– dozvonit’sya (russe) : sonner à la porte sans s’arrêter jusqu’à ce que quelqu’un vienne ouvrir
– pana po’o (hawaïen) : se gratter la tête pour essayer de se souvenir de quelque chose que l’on a oublié
– aaberdi (algérien) : exclamation lorsque l’on vient d’apprendre une nouvelle effrayante
– mingmu (chinois) : mourir sans regrets
– potto (japonais) : être si distrait ou préoccupé qu’on ne remarque pas ce qui se passe juste devant soi
– wo-mba (bakweri du Cameroun) : le sourire des enfants pendant leur sommeil
– nakhur (persan) : une chamelle qui ne donne du lait que si on lui chatouille le nez
– hanyauku (Namibie et Angola) : marcher sur la pointe des pieds sur du sable brûlant
– butika roka (îles Gilbert) : un beau-frère qui rend visite trop souvent
– pisan zapra (malais) : unité de temps correspondant à celui nécessaire pour manger une banane
Cet ouvrage présente l’avantage de faire découvrir au lecteur des mœurs et des coutumes très diverses, mais aussi de lui permettre de mesurer la complexité et la beauté des langues. Le recueil n’adopte pas un plan alphabétique, qui serait ici totalement inutile, mais thématique (boire et manger, l’amour, du berceau à la tombe, la famille, se déplacer, etc.).
On apprend ainsi les différents noms du salut à la japonaise. Si le terme générique est oiji, eshaku désigne une légère flexion de 15° environ, kerei une courbette de 45°, saikeri un lent salut où le nez touche presque les mains, alors que pekopeko implique de baisser la tête de manière rapide et répétée comme une marque d’obséquiosité envers quelqu’un d’important. Dans la langue aborigène iwarli, ngali signifie “nous deux, toi et moi”, ngaliju, “nous deux, sans toi”, nganthurru “nous tous, toi compris” et nganthuraju, “nous tous, sans toi”.
Il compare également les onomatopées, les expressions idiomatiques, les proverbes, voire le langage non verbal, souvent source de malentendus. Nous vous laissons deviner ce que peuvent signifier estar durmiendo con la mona et die beleidigte lebenwurst spielen. Les bruits d’animaux étonnent toujours par leur diversité. C’est ainsi que pour les Afrikaans l’abeille fait zoem-zoem, pour le bengali bohnbohn, pour l’estonien summ-summ, tandis que les Japonais ont adopté le terme bunbun et les Coréens boong-boong.
The Meaning of Tingo a connu un beau succès, étant traduit en une douzaine de langues. En France, il est sorti directement en poche en 2007, aux éditions 10-18 sous le titre de Tingo, drôles de mots, drôles de mondes.
Fort de cet accueil critique et public, en 2007 JACOT de BOINOD a publié Toujours tingo dans lequel il aborde de nouvelles thématiques comme le changement climatique, le monde criminel, la politique ou encore le monde du travail.
Devenu entre-temps journaliste, par la suite il a publié en 2009 The Wonder of Whiffling, livre dans lequel il s’intéresse à la grande richesse de la langue anglaise, aussi bien parlée dans les différentes régions britanniques que dans le monde anglophone. Enfin, un recueil de ses trois ouvrages a vu le jour en 2010 sous le titre cette fois-ci plus explicite de I Never Knew There Was a Word for It.
Pour compléter notre article, voici une interview de JACOT de BOINOD datée de décembre 2012, et ci-dessous un petit film de présentation de The Meaning of Tingo.
Pour conclure, nous voudrions évoquer le fait qu’il existe un équivalent français du Tingo, du à Yolande ZAUBERMANN et Paulina MIKOL SPIECHOWITZ qui ont publié en octobre 2016, Les mots qui nous manquent.
Séduite par l’entreprise, l’équipe du Courrier international a édité un supplément sur ce thème et réalisé des petites vidéos.
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