Exprimer l’inexprimable
Chacun d’entre nous est, à un moment ou un autre, confronté à un dilemme : comment exprimer une pensée, un sentiment, une sensation, quand le terme adéquat n’existe pas dans le lexique de sa langue ? Nous sommes alors contraints de recourir à des phrases explicatives plus ou moins alambiquées, souvent maladroites et bancales. Autre solution à notre disposition : utiliser des néologismes créés de toutes pièces ou forgés à partir de mots existants, parfois empruntés à une autre langue. Nombre de mots, désormais utilisés au quotidien, ont commencé par être des néologismes, en réponse à une demande implicite engendrée par l’époque pour venir combler des lacunes lexicales. Souvent, après avoir été adoptés par un groupe de plus en plus large, ils finissent par être officiellement adoubés en intégrant le corpus des dictionnaires. Avec sa verve coutumière, Frédéric DARD, lui même inventeur de près de 20 000 néologismes, résumait ainsi ce phénomène : “Le néologisme, c’est la langue qui fait ses besoins.”
Dans le domaine lexicographique, nous avons déjà évoqué, dans Dicos-Blogue, plusieurs répertoires de néologismes. Rappelons-nous des ouvrages humoristiques et parodiques, à l’image de l’hilarant Baleinié, ou des répertoires de mots étrangers sans équivalent dans notre langue maternelle, comme la série des Tingo.
Bonjour tristesses obscures !
Sur Internet, une autre tentative est engagée depuis 2009, sous le titre mélancolique et évocateur de Dictionary of obscure sorrows, qui peut être traduit par « le Dictionnaire des tristesses (ou encore des peines ou des douleurs) obscures ». Graphiste, designer et éditeur, John KOENIG a conçu ce projet quand il était étudiant au Macalester College de Saint Paul, dans le Minnesota. Alors qu’il tente de composer de la poésie, il s’aperçoit que bien souvent il lui manque des mots pour définir une émotion, une sensation ou un état d’esprit. Effectivement, comment exprimer, par exemple, en un mot, une conversation hypothétique que l’on entretient dans sa tête, ou le désir de se soucier moins des choses, de relâcher son contrôle sur sa propre vie ? Afin de “combler un trou dans la langue”, il se décide finalement à créer ses propres mots, et à les partager grâce à l’outil de diffusion, large et bien commode, que constitue Internet.
À partir de 2009, il met en place un “compendium de mots inventés”, en s’appuyant sur trois canaux : des vidéos, un site web et les réseaux sociaux comme Facebook, Twitter et Instagram. Mais c’est surtout grâce à YouTube qu’il a fait connaître son travail. Sur cette plateforme, il diffuse des petits films, artistiquement mis en images et en musique, dans lesquels il déclame ses définitions. Pour se faire une idée, voir ci-dessous la vidéo consacrée à Sonder, une de ses définitions qui a connu le plus de succès. Elle correspond à la “réalisation que chaque passant aléatoire vit une vie aussi vivante et complexe que la vôtre – peuplée de ses propres ambitions, amis, routine, soucis et folie héritée -, une histoire épique qui se poursuit invisiblement autour de vous comme une fourmilière de passage vers des milliers d’autres vies que vous ne connaîtrez jamais, dans lesquelles vous pourriez apparaître seulement une fois, comme un café supplémentaire en arrière-plan, comme un flou de circulation passant sur l’autoroute, comme une fenêtre éclairée au crépuscule”.
Autre exemple avec le mot Opia, qui correspond à la sensation ambigüe, à la fois intense et invasive, que l’on éprouve en regardant quelqu’un dans les yeux.
Comme on peut le constater, les définitions élaborées par KOENIG n’ont rien d’académique et sont autant de brefs textes littéraires imprégnés de poésie, de psychologie, voire de la philosophie existentialiste.
À côté de sa websérie de petits films, qui, en 2017, comptait jusqu’à 250 000 abonnés, The Dictionary of obscure sorrows est également accessible sur un site Internet, qui permet à l’auteur d’échanger avec ses lecteurs et, le cas échéant, d’expliciter certains de ses concepts (ci-dessous, deux pages du site), ce qui se révèle parfois bien utile.
Des mots indéfinissables
Bien que parfois un peu tortueuses, les définitions proposées par KOENIG nous semblent familières, pour avoir effectivement déjà ressenti ce qu’il décrit. Quelques exemples ci-dessous :
Vermödalen : “La frustration de photographier quelque chose d’extraordinaire quand des milliers de photos identiques existent déjà – le même coucher de soleil, la même chute d’eau, la même courbe d’une hanche, le même gros plan d’œil -, qui peut transformer un sujet unique en un sujet creux et banal, comme un meuble produit à la chaîne que vous assemblez vous-même. »
Lachesism : “Le désir d’être frappé par un désastre – de survivre à un accident d’avion, de tout perdre dans un incendie, de plonger dans une cascade – qui créerait une anomalie sur la route harmonieuse de votre vie, la transformerait en quelque chose d’endurci, de flexible, de tranchant, qu’elle ne soit pas juste un chemin préfabriqué recouvrant à peine le fossé entre les deux extrémités de votre vie.”
Onism : ʺLa frustration d’être bloqué dans un seul corps seulement à un endroit à la fois, comme se tenir face à l’écran des départs d’un aéroport, vacillant entre des noms de lieux étranges tels les mots de passe d’autres gens, chacun représentant une chose de plus que vous ne pourrez voir avant de mourir – et tout cela parce que, comme le point sur la carte, vous êtes là. ʺ
Qui n’a jamais été impliqué dans une Anecdoche (une conversation dans laquelle tout le monde parle et personne n’écoute les autres), n’a jamais éprouvé un Moledro (connexion totale avec un écrivain ou artiste que l’on n’a jamais rencontré) ou un Morii (envie soudaine de mettre la vie sur pause pour capturer une émotion passagère) ?
S’il est bien l’auteur des définitions, KOENIG n’a pas créé son lexique de manière aléatoire. Par souci étymologique, les mots s’appuient sur des racines, des préfixes ou des suffixes préexistants, parfois “empruntés” en l’état mais avec une modification de leur signification. En outre, notre lexicographe ne s’est pas cantonné à l’anglais (Moment of tangency, Heartworm, Midding), ce qui donne un répertoire très bigarré. C’est ainsi que nous trouvons aussi bien du vocabulaire construit à partir du grec et du latin (Chrysalism, Koinophobia, Monachopsis, Nodus Tollens, Kenopsia) que des termes issus, entre autres, de l’allemand (Altschmerz, Mauerbauertraurigkeit, Zielschmerz), du japonais (Kuebiko, qui désigne à l’origine un personnage mythologique), du chinois (Yu Yi) ou encore du français (Mal de coucou, Énouement, Dès vu).
Pour autant, l’auteur ne prétend pas que ces nouveaux mots seront un jour adoptés dans la conversation courante, mais il soutient qu’ils doivent exister pour que le locuteur de langue anglaise ne se retrouve pas pris au dépourvu au détour d’une phrase. Ce lexique a rencontré un incontestable succès public, même s’il reste encore limité. Les critiques de nombreux journaux, ou des écrivains comme John GREEN et Anita ROY, blogueurs et artistes, en ont fait la promotion, et certains mots se sont trouvés popularisés, à une échelle encore modeste, par une multitude de blogueurs et de forums. Bien des créateurs se sont inspirés de ces nouveaux mots, comme en témoignent des albums de musique, des chansons, des courts-métrages, des peintures, des expositions de photos, des illustrations, des créations graphiques, de la danse contemporaine, et bien sûr de la poésie. Beaucoup de ces néologismes se retrouvent sur le site du très populaire Urban Dictionary.
Depuis près d’un an, ses publications ayant cessé, le Dictionary of obscure sorrows paraît être en hibernation. La raison en est très certainement qu’une version “livre”, jusqu’ici reportée, est annoncée depuis 2017, et que KOENIG semble désormais consacrer toute son énergie à cette publication. Entretemps, des vidéos, abondamment relayées, continuent à populariser le site et, petit à petit, à accroître sa notoriété internationale.
Mise à jour du 30 novembre 2021
Après des années d’attente, le livre en question a enfin été publié aux éditions Simon & Schuster le 16 novembre dernier.
Dans la vidéo ci-dessous, prise au cours d’une conférence donnée à Berkeley en février 2016, KOENIG lui-même présente et explique son travail.