Les « rats » de bibliothèques
En règle générale les bibliothèques, les archives, et plus généralement les centres de documentation, imposent le respect comme sanctuaires dédiés à la noble mission de conserver, protéger et transmettre des documents de diverses natures et origines. Pour autant, ces “temples du savoir” ne sont pas à l’abri de certaines dérives, voire de malversations d’autant plus graves et lourdes de conséquences qu’elles peuvent provenir de l’intérieur même de l’institution. Ces cas sont très rares car l’immense majorité des bibliothécaires et des documentalistes ne perdent jamais de vue leurs obligations liées à l’éthique de leur profession. On se souvient néanmoins du scandale causé en son temps par le comte LIBRI, qui avait abusé de ses fonctions officielles pour voler des ouvrages ; ou de la lamentable “mise à sac” de la Bibliotheca dei Girolmani par son propre directeur. Nous allons évoquer aujourd’hui une nouvelle affaire, cette fois-ci franco-française, qui vient de connaître un dénouement tragique. Elle a pour théâtre un prestigieux établissement parisien : la bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
Celle-ci, couramment désignée sous le sigle BLJD porte le nom d’un couturier (ci-dessous) très en vogue dans le Paris de la Belle Époque. Mécène et esthète, ce dernier utilisera sa fortune à bon escient pour constituer de très riches collections, composées de mobiliers du XVIIIe siècle et d’œuvres d’art contemporaines ; c’est dans ces conditions qu’il sera, un temps, propriétaire des Demoiselles d’Avignon de Pablo PICASSO. Bibliophile averti, il partage une autre ambition : celle de contribuer à développer dans son pays les études en histoire de l’art. Jugeant que la matière ne dispose pas en France d’un fonds documentaire suffisamment conséquent, il consacre, à partir de 1905, une grande partie de son temps et de son argent à rassembler un fonds documentaire d’une ampleur inédite destiné aux futurs historiens.
Jacques DOUCET, un mécène éclairé
Avec l’aide précieuse d’un bibliothécaire critique d’art, RENÉ-JEAN, il acquiert des ouvrages et des catalogues rares, ainsi que des documents exceptionnels. Il concentre ses recherches sur l’achat de manuscrits, de carnets de notes et de textes autographes d’artistes et de critiques. Cette magnifique collection, également réputée pour ses estampes, ses dessins et ses photographies, sera brièvement ouverte aux étudiants et aux chercheurs, avant de devoir fermer ses portes pendant la Grande Guerre. À partir de 1916, suivant le conseil de son ami André SUARÈS, DOUCET, changeant d’objectif, consacre désormais ses acquisitions aux écrivains “modernistes” représentatifs de « l’avant-garde d’hier et d’aujourd’hui ». C’est dans ce contexte qu’une seconde bibliothèque, cette fois-ci qualifiée de “littéraire”, se constitue rapidement. Cette collection, identifiée par des reliures atypiques, présente la particularité d’intégrer aussi bien des auteurs anciens, tels que BAUDELAIRE, MALLARMÉ, RIMBAUD et VERLAINE, que des auteurs contemporains, dont certains encore peu connus, comme APOLLINAIRE, CENDRARS, REVERDY ou JACOB. À partir de 1920, DOUCET est conseillé par le jeune André BRETON, qui est devenu son bibliothécaire. Assisté par Louis ARAGON, qui lui sert de secrétaire, ce dernier va, en l’espace de quatre années, enrichir le fonds en le diversifiant grâce à l’achat d’écrits de LAUTRÉAMONT et d’auteurs surréalistes comme ÉLUARD et TZARA. Marie DORMOY prendra la suite d’ARAGON, tandis que Robert DESNOS sera recruté comme conseiller littéraire.
DOUCET, décédé le 30 octobre 1929, transmet par testament sa bibliothèque à l’université de Paris. En 1932, une fois le legs officiellement accepté, il est décidé d’installer la collection dans une salle de la nouvelle réserve de la bibliothèque Sainte-Geneviève, sise place du Panthéon. Administrée depuis 1972 par la chancellerie des universités de Paris, la BLJD ne va cesser de compléter un fonds patrimonial déjà exceptionnel par la qualité et la rareté des documents qu’elle renferme. Elle abrite aujourd’hui près de 140 000 manuscrits, 50 000 livres imprimés, 800 revues littéraires et poétiques, plus d’un millier de reliures d’art. Certains auteurs, comme BRETON, MAURIAC et GIDE, offriront d’eux-mêmes des manuscrits et des archives. À ces dons viennent s’ajouter divers legs – pas toujours exempts de déconvenues – consentis par des tiers et des héritiers. C’est justement à l’occasion du traitement d’un de ces legs récents que va surgir le scandale qui nous intéresse.
Le legs BÉLIAS
En 2010, Jean BÉLIAS, courtier en livres anciens, lègue à cette vénérable institution, outre une fortune personnelle estimée à trois millions d’euros, les 20 000 ouvrages de sa collection personnelle. Ce bibliophile accompli a accumulé tout au long d’une vie discrète et solitaire, dans son appartement du Xe arrondissement, un fonds de grande qualité, fait en particulier de très rares éditions originales. Rendue sur place, Sabine CORON, alors directrice de la BLJD, s’émerveille du véritable trésor dont hérite son institution. Partie à la retraite l’année suivante et confiante dans le fait que sa successeure, Isabelle DIU, que l’on voit ci-dessous dans une vidéo datée de juin 2017 tournée à l’occasion de la présentation de la bibliothèque Jacques Doucet, saura mettre en valeur ce cadeau inattendu. Deux mois après l’arrivée de cette dernière, un arrêté autorise la chancellerie des universités de Paris à accepter le legs.
Pour diriger une bibliothèque qui a pris beaucoup d’ampleur depuis sa création, Isabelle DIU nomme deux directrices adjointes, Marie-Dominique NOBÉCOURT MUTARELLI et Sophie LESIEWICZ. Curieusement, entre 2010 et 2014, la collection de BÉLIAS va végéter et demeurer dans l’appartement du défunt, au lieu, comme le préconiserait la procédure habituelle, de faire l’objet d’un inventaire détaillé, permettant de décider la part du fonds destinée à rejoindre le bâtiment de la place du Panthéon.
La situation n’évolue que sous la pression de la chancellerie qui, très prosaïquement, aimerait que l’appartement, dont elle a la gérance, soit vidé pour pouvoir le mettre en location. En quelques mois, les ouvrages sont rangés dans des cartons et transférés dans un garde-meuble d’où, tous les quinze jours, certains d’entre eux sont extraits pour faire l’objet d’un tri à la BLJD. C’est lors de cette étape que l’affaire va prendre un tour quelque peu rocambolesque. À la suite d’un accord informel avec la direction, aux termes duquel il doit, en échange de « prélèvements », fournir à la BLJD d’autres ouvrages, plus susceptibles d’intéresser la bibliothèque, le libraire Jean-Yves LACROIX va littéralement se servir en premier, à commencer, bien entendu, par les ouvrages les plus intéressants. Plus tard, Dominique NOBÉCOURT MUTARELLI, alors responsable de la gestion du legs, justifiera un accord qui permettait de pallier un manque chronique de moyens : “La chancellerie n’en a rien à foutre de la bibliothèque ! Ils ont mis la main sur le pactole Bélias, des millions d’euros dont on n’a jamais plus entendu parler. Et, dans le même temps, nos acquisitions étaient limitées. Il fallait qu’on se débrouille seuls.”
Reste que la pratique bien peu orthodoxe de se servir d’un legs comme monnaie d’échange se déroule dans une opacité ahurissante d’un point de vue déontologique. LACROIX lui-même déclarera qu’il arrivait qu’on lui remette directement des cartons en lui laissant la charge d’établir les listes ; manège qui va durer plusieurs années, même si, dans le milieu des libraires et des documentalistes, l’information d’un détournement frauduleux commencera à fuiter dès 2015. Selon les dires de LACROIX, il aurait été alors invité à signer un protocole antidaté et incomplet afin de conférer un cadre “officiel” à l’ensemble. Le libraire affirme également qu’on lui aurait demandé par la suite d’acheter, sur ses deniers, des documents dans les ventes aux enchères pour les céder à la BLJD contre des ouvrages du fonds Bélias.
Peu après cet épisode, Sophie LESIEWICZ remplace sa collègue comme responsable de la gestion du fonds Bélias. Mais cette nomination est loin de contribuer à apaiser les tensions, car de nouvelles accusations vont bientôt viser la jeune directrice. Cette fois, les faits sont plus graves, plusieurs employés, affirmant qu’elle sortirait des documents du fonds en dehors de toute procédure, évoquant un véritable trafic de livres. Deux archivistes et une bibliothécaire de la maison prennent sur eux de rédiger un rapport sur les étranges pratiques qui ont cours à la BLJD, et le font parvenir à la chancellerie et à son ministère de tutelle. Le 25 avril 2018, un article publié dans le Canard enchaîné rend l’affaire publique ; il sera suivi par d’autres parutions, comme dans Le Figaro.
Devant la polémique qui enfle – des familles de donateurs rédigent même une tribune pour que la lumière soit faite sur les faits -, l’inspection générale des bibliothèques (IGB) est mandatée pour réaliser un audit. Dénonçant une cabale calomnieuse, la direction, maintenue dans ses fonctions, campe sur ses positions, tandis que les “lanceurs d’alerte” se plaignent d’être en butte à des représailles. De son côté, dans son rapport annuel, l’IGB pointe les dysfonctionnements de la Doucet et l’étrange gestion de la collection Bélias, dont moins de 2000 documents ont intégré le catalogue
Malgré quelques remous ponctuels, la polémique semble se tasser, au moment où Sophie LESIEWICZ devient, en septembre 2021, responsable du service patrimoine de la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA). Alors que l’histoire semblait quelque peu oubliée, elle ressurgit de manière spectaculaire lors de la publication, dans Le Monde du 17 octobre 2022, d’un article signé Victor CASTANET. Connu pour son enquête retentissante sur le groupe ORPÉA, ce journaliste décrit une institution placée sous la mainmise d’une direction paranoïaque et, s’appuyant sur les témoignages d’employés et de chercheurs, pointe des déplacements de livres “hors radars” ainsi que des nombreuses et mystérieuses disparitions de documents issus du legs Bélias, dont certains seraient déjà passés en ventes publiques. Lors d’une vente organisée en juin 2022, un dessin de COCTEAU et une gravure de CHAGALL ne manquent pas d’attirer l’attention d’un archiviste, qui reconnaît deux documents censément conservés à la BLJD. L’institution proteste de sa bonne foi puisque, les œuvres n’ayant pas été déclarées volées, aucune alerte n’a été déclenchée. Saisie, l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche mène une enquête et, sur sa recommandation, la chancellerie dépose plainte pour vol le 21 septembre.
Une issue dramatique
La publication du Monde, longue et détaillée, lui confère aussitôt une audience inédite. DIU, et surtout Sophie LIESEWICZ, particulièrement incriminée par l’article, se retrouvent placées sur la sellette. La première nie en bloc en déclarant : “Je n’étais évidemment pas au courant de ces disparitions et du rôle qu’aurait pu jouer mon adjointe, j’en tombe de ma chaise. J’ai essayé de travailler le plus sérieusement possible et d’ouvrir cette bibliothèque vers l’extérieur, mais j’ai fait face à des résistances de la part de certaines personnes réfractaires au changement.” Même son de cloche chez son adjointe, qui dénonce un harcèlement de la part de certains de ses collègues depuis 2018.
L’affaire prend une tournure tragique le 18 octobre, soit au lendemain même de la parution de l’article, lorsque l’on apprend que Sophie LESIEWICZ s’est donné la mort. Le choc est immense et l’émotion prend le pas sur toute autre considération. La direction de la bibliothèque Doucet reçoit le soutien de personnalités des milieux du livre et de la culture, tandis qu’un journaliste s’interroge sur les conclusions de l’enquête du Monde, dont il est difficile de croire qu’elle ne sont pas à l’origine du geste fatal de la conservatrice. Les investigations et les procédures, qui reprendront certainement un jour, permettront peut-être de démêler les tenants et les aboutissants et de dégager les responsabilités dans cette affaire encore bien obscure…
Je suis un ancien collaborateur de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Je tenais à préciser que je n’ai jamais entendu nommer l’institution “la Doucet”… Tout le personnel, les lecteurs et les chercheurs avaient plutôt l’habitude de l’appeler simplement “la BLJD”…
Sinon, merci pour cet article non partisan !
Un lecteur, atteint lui-même de “dicopathie”…
Bonjour,
J’avais croisé cette appellation lors de mes recherches (https://www.facebook.com/bibliothequesenlutte/posts/d41d8cd9/693575738859510/?paipv=0&eav=AfYYpQCgPogslwuzCd6m5DNO-wvMnor8Tkz7M4IjgRgcOkJjrtqDuPim83HaoMANGWI&_rdr) et je la pensais familière, ce qui n’était donc pas le cas. Je corrrige.