En bons dicopathes, nous serions naturellement disposés à penser qu’il est forcément possible d’établir un dictionnaire pour chaque langue, qu’elle soit vivante ou morte. A priori, la condition principale, mais on ne peut plus essentielle, est qu’elle dispose d’un alphabet ou d’un mode de transcription “intelligible”. Or, si bien sûr les langues anciennes, éteintes ou disparues brutalement, dont l’écriture n’a jamais été déchiffrée – véritable défi pour les lexicographes du futur, sujet sur lequel nous reviendrons -, nous échappent encore, il est une autre catégorie pour laquelle il semble impossible d’établir de lexique ou de dictionnaire d’un format “académique” : celle des langages sifflés.
Cette manière bien particulière de s’exprimer, qui n’est pas comparable au chant ou aux onomatopées, ne constitue pas une langue en soi mais un moyen bien spécifique d’exprimer une langue déjà existante. Elle obéit à une logique qui rend difficile l’établissement d’un lexique classique, ne serait-ce que par la difficulté de retranscrire avec exactitude ce qui appartient à un autre domaine que l’écrit. S’il existe bien des moyens de retranscrire la musique ou la phonétique, il est quasiment impossible de reproduire les infinies nuances d’un sifflement. Comment rendre compte avec précision de l’intensité, des nuances, de la durée, des pauses, des tons, en ne recourant qu’aux mots et sans l’aide d’une démonstration ? Ces langages, qui font intervenir de manière complexe la langue, les dents et les doigts, semblent donc condamnés à un apprentissage et une transmission par voie empirique, ce qui bien sûr ne peut que nuire à leur survie à long terme.
Peu médiatisés et le plus souvent inconnus du grand public, ces langages sifflés sont pourtant pratiqués par un nombre non négligeable de communautés humaines réparties dans le monde entier (voir la carte ci-dessous), le plus souvent de taille très réduite.
Ces langages hors normes ont bénéficié de l’attention croissante des chercheurs, qui en étudient la structure, mais observent également que cette pratique fait travailler simultanément les deux hémisphères du cerveau, ce qui n’est pas le cas avec une langue “ordinaire”, qui n’active le plus souvent que l’hémisphère gauche.
On serait tenté de penser que la raison principale de la création de ces langages correspond à l’envie ou la nécessité de disposer d’un moyen d’expression codé, incompréhensible pour les personnes “étrangères”. Mais la motivation essentielle est, semble-t-il, beaucoup plus prosaïque. Le berceau de ces modes de communication est immanquablement une région relativement isolée, soit au relief très accidenté, soit recouverte de forêts ou d’une jungle épaisse, ou encore située dans de vastes espaces aux conditions climatiques très rudes ; ces trois types de paysages pouvant bien sûr se combiner. Le langage sifflé, par sa portée, sa puissance sonore et sa concision, permet de communiquer sur une longue distance et de manière plus rapide qu’avec la parole. De plus, il faut signaler qu’il ne s’agit pas uniquement d’un langage d’appoint, mais que le langage sifflé permet des dialogues et des conversations assez complexes.
Sorte de “S.M.S. vocal” ou de tweet avant l’heure, ce moyen s’avère plus efficace et plus fiable que de s’époumoner sans être sûr d’être intelligible pour son interlocuteur, la voix seule portant beaucoup moins loin. Il s’avère donc particulièrement utile dans des vallées escarpées et dans les régions montagneuses. Dans la jungle, il est également utilisé dans le cadre de la chasse pour coordonner avec discrétion l’action des participants.
Si cette forme de langage est attestée depuis l’Antiquité, elle n’a commencé à être recensée, et parfois même étudiée, que tardivement par les missionnaires, les explorateurs, et les ethnologues. Au XXe siècle, on connaissait l’existence d’une douzaine de “whistled languages”. Ces dernières décennies, des études anthropologiques et linguistiques ont permis de recenser près de 70 langages sifflés actuellement utilisés dans le monde.
Il est d’ailleurs frappant de constater que ce phénomène est présent sur tous les continents, du Mexique à la Papouasie, du Mozambique à l’Atlas, de l’Amazonie au Sud-Est asiatique, des Andes au golfe de Guinée, du Yunnan à la mer de Béring, ou encore de la Grèce aux Pyrénées. Parmi les peuples pratiquant ce mode de communication, on peut citer, parmi les plus étudiés, les Bench d’Éthiopie, les Banen du Cameroun, les Chepang du Népal, les Pirahã du Brésil, les Wayãpi de Guyane, les Hmong du Laos et les Yupik d’Alaska. À noter quand même que le nombre de “locuteurs” est le plus souvent très réduit, certains de ces langages voyant leur effectif diminuer dangereusement du fait du vieillissement de leurs pratiquants, au point d’en faire des “langues” menacées de disparition prochaine. Ainsi le Sfyria, pratiqué depuis près de 2 500 ans par les habitants du village d’Antia sur l’île d’Eubée, et qui n’a été découvert fortuitement qu’en 1969, est classé comme un langage en voie d’extinction. A contrario, certains de ces langages font l’objet de mesures de protection et de promotion, afin d’en assurer la pérennité.
Sur l’île de La Gomera, dans l’archipel des Canaries, le Silbo Gomero (voir le documentaire ci-dessous) fait figure de cas particulier.
Sans doute emprunté à la population guanche qui vivait là avant l’arrivée des Espagnols, ce langage sifflé, qui est ainsi devenu un “dialecte” castillan, est encore pratiqué, ou du moins compris, par près de 20 000 personnes, soit l’effectif le plus conséquent connu pour ce genre de moyen de communication. Dans cette île au relief volcanique particulièrement tourmenté et abrupt, les habitants ont trouvé un moyen de communiquer sur une distance pouvant aller à plus de huit kilomètres. Chaque voyelle ou consonne correspond à un sifflement donné, qui se caractérise ensuite par sa hauteur et le fait qu’il soit interrompu ou continu. Avec de la pratique, les locuteurs peuvent transmettre n’importe quel message. Des variantes locales permettent même d’identifier l’origine des locuteurs.
Depuis 1999, le Silbo Gomero est enseigné dans les écoles de l’île. Il figure également depuis 2009 sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité protégé par l’Unesco. L’enregistrement et la numérisation des sources audio sont également entrepris, tandis que du matériel pédagogique a été élaboré sous l’égide du gouvernement des Canaries.
Des milliers de kilomètres plus à l’est, c’est dans une région reculée de la chaîne pontique, à quelque distance de la mer Noire et à une centaine de kilomètres au sud-ouest de la ville turque de Trébizonde, qu’est pratiqué un autre de ces langages, le Kuş Dili. Dans la région très montagneuse de Kuşköy, nom qui signifie littéralement “village des oiseaux”, les habitants utilisent avec beaucoup d’habileté ce moyen de communication qui permet de s’affranchir des longues distances (voir la vidéo ci-dessous).
Même si le Kuş Dili (“chant des oiseaux”) a été valorisé par un festival datant de 1997 et des manifestations culturelles ponctuelles, sa pratique a considérablement reculé depuis une vingtaine d’années. Là comme ailleurs, le téléphone portable a généré de nouvelles habitudes, et la jeune génération ne prend plus la peine de l’apprendre. Malgré son déclin, le Kuş Dili compte encore pas moins de 10 000 locuteurs. En 2017, l’Unesco l’a à son tour inscrit sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité en danger, classement qui devrait être suivi de mesures assurant sa protection et sa diffusion.
La France possède également son idiome sifflé, dans la vallée pyrénéenne d’Ossau, et plus précisément dans le petit village d’Aas, longtemps surnommé le “pays des siffleurs”. Ce langage, à base d’occitan gascon béarnais, a permis aux habitants, et en particulier aux bergers, de communiquer d’un flanc de vallée à un autre, profitant de la configuration du lieu qui permet de guider le son sur plusieurs kilomètres (petite vidéo de présentation ci-dessous).
Longtemps transmis de génération en génération, ce langage sifflé périclite à son tour pour les mêmes raisons que celles citées précédemment. Ne voulant pas voir ce patrimoine disparaître, des autochtones ont créé une association et entrepris des actions pour le préserver. Dans ce but, ils se sont même rendus à La Gomera pour s’inspirer de ce qui y a été entrepris. Depuis 2015 cette pratique est désormais enseignée au collège de Laruns, dans le cadre des classes bilingues français-occitan, ainsi qu’à l’université de Pau.
L’avenir nous dira si ce moyen de communication particulièrement original se maintiendra face à la technologie. Mais c’est sans doute grâce à cette dernière qu’il pourrait devenir un jour possible de l’enregistrer, de le codifier et même d’inventer des lexiques et des dictionnaires d’un nouveau type.
Pour aller plus loin, nous vous proposons de consulter Whistled Languages : A Worldwide Inquiry on Human Whistled Speech de Julien MEYER, ou encore le site de l’association Le monde siffle.
Passionnant !