Les dictionnaires de langues africaines
La lexicographie présuppose l’existence d’un système d’écriture avancé et d’une classe lettrée en mesure d’étudier la codification d’une langue. Cette science verra le jour dans trois grandes aires culturelles : l’Occident, le monde arabo-musulman et l’Asie orientale. Dès la fin du Moyen Âge, les Européens sont amenés, au cours de leurs voyages de découverte, à être confrontés à des cultures et des langues qui leur sont inconnues. Tout naturellement, les colonisateurs, qu’ils soient explorateurs, commerçants, agents administratifs, militaires et, surtout, missionnaires catholiques ou protestants, ressentent le besoin de disposer de lexiques pour communiquer avec les populations locales.
En réponse à ce besoin, des dictionnaires sont édités pour faciliter la traduction des langues subsahariennes. Citons en particulier le dictionnaire latin-espagnol-kikongo des Capucins Georges DE GEEL et Buenaventura de CERDEGNA (1650), le Lexicon amharico-latinum (1698), le Lexicon aethiopico-latinum (1699) de Hiob LUDOLF et le Dictionnaire français-wolof et français-bambara (1825), publié par Jean DARD, un instituteur de Saint-Louis.
Au XIXe siècle, les puissances européennes engagées dans la conquête du continent africain fondent peu à peu des empires coloniaux où elles vont exercer directement leur autorité. Précédant ou accompagnant ce mouvement, les grammaires et les dictionnaires de langues africaines voient le jour, le plus souvent écrits par des Occidentaux qui ont eu l’occasion de séjourner dans le pays.
CROWTHER, le lexicographe yoruba
Il existe pourtant un cas atypique, celui de Samuel AJAYI CROWTHER (ci-dessous), qui peut se targuer d’avoir été le premier locuteur natif d’Afrique noire à rédiger le lexique de sa langue maternelle, en l’occurrence le yoruba parlé par plusieurs millions de personnes en Afrique de l’Ouest.
La vie de ce personnage, méconnu chez nous mais célèbre en Afrique anglophone, est remarquable à plus d’un titre. Né à Osoogun, au sud-ouest du Nigéria actuel, il est capturé à l’âge de douze ans par des Peuls trafiquants d’esclaves. Après avoir été vendu à six reprises, il est finalement acquis par des négriers portugais en partance pour le Brésil.
À l’époque, le Royaume-Uni, qui en 1807 a officiellement aboli la traite négrière, entend imposer cette décision aux autres nations esclavagistes. Dans ce but, le gouvernement britannique charge une flottille, le West Africa Squadron, de patrouiller dans le golfe de Guinée, afin d’appréhender les négriers, saisir leurs bateaux et ramener les esclaves libérés en Sierra Leone, alors colonie britannique, où ils sont libérés et installés.
C’est le sort réservé à notre futur lexicographe, dont le navire-prison est intercepté par la flotte anglaise en avril 1822. Conduit à Freetown, il est recueilli à l’internat de la mission anglicane, dans une ville en majeure partie peuplée d’esclaves libérés. Après avoir appris à lire et à écrire, il se convertit en décembre 1825 et change son nom pour adopter celui de Samuel AJAYI CROWTHER, en hommage à un membre éminent de la Church Mission Society. Dès lors, encouragé par ses nouveaux coreligionnaires, il entreprend de se consacrer à l’étude de sa langue natale.
Le comité de la mission anglicane basé à Londres, constatant que le climat est préjudiciable aux missionnaires britanniques et que la majorité d’entre eux peinent à s’initier aux langues locales, projette de former des cadres autochtones. C’est dans ce contexte qu’AJAYI CROWTHER, dont les dispositions pour l’étude et les langues ont été remarquées, part étudier à Islington en Grande-Bretagne. De retour l’année suivante à Freetown, il entre dans la toute nouvelle université de Fourah Bay, où il étudie la théologie, l’exégèse, la dogmatique, le latin, l’arabe, le grec et l’hébreu. À la fin de son cursus, il intègre l’université comme enseignant. En 1841, il accompagne le missionnaire et linguiste réputé James SCHÖN, dans une expédition qui entreprend de remonter le fleuve Niger pour mettre fin à la traite dans la région ; mais les équipages européens sont rapidement décimés par les fièvres, de sorte que le voyage restera inachevé.
À son retour, AJAYI CROWTHER repart pour l’Angleterre où il est ordonné pasteur anglican par l’évêque de Londres. C’est désormais en tant que missionnaire qu’il débarque en 1843 à Freetown, avant d’aller fonder une mission à Abeokuta, grande cité fortifiée dans laquelle il retrouve sa mère. Afin de pouvoir évangéliser les populations locales, il commence à traduire la Bible et le Book of Common prayers en yoruba, travail qui aboutit à la publication, dès 1843, d’une Grammar of the yoruba language.
AJAYI CROWTHER, devenu désormais une figure importante de la lutte contre l’esclavage, milite pour une lutte renforcée contre les réseaux de trafiquants, à l’intérieur du continent. En 1851, il se rend en Grande-Bretagne où, après avoir donné un grand nombre de conférences, il a le privilège d’être reçu par la reine VICTORIA et le gouvernement britannique.
Le Vocabulary of the yoruba language
Fort de son audience et de ses soutiens, en 1852 notre homme parvient à faire publier à Londres un Vocabulary of the yoruba language (ci-dessous), sur lequel il travaillait depuis de nombreuses années
Ce livre recense plus de 3 000 mots, mais également un grand nombre d’expressions, de proverbes et de tournures idiomatiques, qui lui confèrent une valeur inestimable car, comme le rappelle l’introduction : “Ils sont présentés ici pour illustrer le génie de la langue ; mais ils ne sont pas moins précieux ethnologiquement comme élucidant bon nombre des caractéristiques de l’esprit national de ce peuple très intéressant”( they are here introduced to illustrate the genius of the language ; but they are no less valuable ethnologically as elucidating many of the characteristics of the national mind of this very interesting people).
Par exemple, le terme Họ̀ ou Hà, qui signifie “étroit, resserré”, est illustré par l’expression “‘Ọnna họ̀ ẹ́sse kò gba eji”, soit “Le chemin est trop étroit pour laisser la place à deux pieds (ou se tenir côte à côte)”. Ṣiọ̀ ! est une interjection signifiant un mépris profond, tandis que Agbo̩ya correspond à une surdité feinte, comme dans la phrase “E̩nniti npe ‘o̩ kọ̀ sukonnu iwo̩ li o̩gbo̩ agbo̩ya”, qui se traduit par “Il est en train de t’appeler mais tu fais semblant d’être sourd”.
Comme nous pouvons le constater, la méthode adoptée pour retranscrire le yoruba consiste à utiliser l’alphabet latin – il existait également en parallèle un alphabet “adjami” – qui se révèle être parfaitement adapté à la prononciation du yoruba grâce à une série d’accents et de signes diacritiques capables de se combiner pour restituer les innombrables nuances et tons de la langue. Par exemple, si ‘Ogún désigne une divinité, Ogun est utilisé pour les termes « guerre, bataille ou armée », tandis qu’Ogùn veut dire poison ou remède et Ōgùn, transpiration. Grâce à ses livres, AJAYI CROWTHER est finalement parvenu à doter sa langue d’un alphabet (ci-dessous) qui, sous des formes réformées et simplifiées, a perduré jusqu’à nos jours.
En 1854, notre missionnaire-lexicographe participe à une seconde expédition sur le Niger, toujours pour lutter contre l’esclavage mais également pour recenser et découvrir de nouvelles populations à convertir au christianisme. Avec un interprète du nom de Simon JONAS, il travaille sur un vocabulaire igbo qui, publié en 1882, fera l’objet l’année suivante d’une version révisée et augmentée. Il s’intéresse également à la langue nupe, dont il rédige en 1864 une Grammar and vocabulary of the nupe language. Cette même année, AJAYI CROWTHER est consacré évêque anglican à Canterbury, devenant le premier homme de couleur à accéder à cette charge.
Désormais responsable du vaste “diocèse du Niger”, correspondant à une grande partie du Nigéria actuel, il favorise la création d’un pastorat autochtone, politique qui lui attire inimitié et jalousie dans sa propre congrégation. En 1866, il est l’un des créateurs d’une académie à Lagos, et il continue à travailler à la traduction de la Bible en yoruba, qu’il n’achèvera que peu d’années avant sa mort, qui surviendra en décembre 1891. Entretemps, il avait été écarté de ses fonctions sous la pression d’une nouvelle génération de missionnaires blancs, qui ne souhaitaient pas avoir à obéir à un supérieur africain. Un évêque européen, nommé pour le remplacer, mettra fin à l’expérience d’indigénisation du clergé qu’il avait entreprise. Dans sa lignée, son petit-fils, Herbert MACAULAY, se révèlera être un des leaders historiques du mouvement nationaliste nigérian.
Rappellons également qu’au cours des XIXe et XXe siècles, l’Afrique de l’ouest a également vu la création “autochtone” d’écritures nouvelles pour transcrire les langues locales, comme l‘alphabet bamoun du roi NJOYA et le syllabaire vai, qui ont ensuite débouché sur la création de lexiques.