Le califat abbasside, après avoir définitivement renversé la dynastie omeyyade en 750, va inaugurer un véritable âge d’or de la civilisation arabo-musulmane, tant dans le domaine littéraire qu’artistique ou scientifique. Bagdad, nouvelle capitale cosmopolite d’un empire qui s’étend désormais de l’Afrique du Nord aux confins de l’Indus, est devenue l’un des plus importants pôles culturels du monde. Cette effervescence intellectuelle se manifeste par la redécouverte des civilisations qui ont précédé l’avènement de l’Islam, en particulier celles de la Perse, de l’Inde et du monde hellénistique.
Arrivé sur le trône en 775, le calife AL-MAHDI engage une vaste entreprise de traduction des écrits traitant de philosophie, de médecine, d’astrologie et de science à partir du syriaque et des textes grecs antiques. Ce travail prendra encore de l’ampleur sous les califes suivants, dont les célèbres HAROUN AL-RACHID et AL-MAMUN. C’est dans ces conditions que la pensée d’ARISTOTE et des néoplatoniciens va se diffuser et influencer durablement les milieux savants et intellectuels du monde arabo-musulman. Ce mouvement aura des conséquences dans le domaine théologique, certains penseurs cherchant désormais à concilier la révélation coranique avec les principes philosophiques de logique et du rationalisme. Cette tentative de synthèse sera un temps soutenue par le pouvoir sunnite à travers le mutazilisme, mais elle fera également débat au sein du chiisme, l’autre branche de l’Islam auquel se rattache le groupe des ismaéliens.
Cette branche “hétérodoxe”, constamment en conflit avec le califat de Bagdad, sera plus tard à l’origine du califat fatimide, éternel rival du califat abbasside. C’est chez ces ismaéliens que va prendre corps le projet d’une encyclopédie d’inspiration philosophico-religieuse, influencée par les principes pythagoriciens et les théories aristotéliciennes. Réalisé à Bassorah, dans l’actuel Irak, ce livre est une œuvre collective, comme l’indique son titre, Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’, c’est-à-dire Épîtres des Frères de la pureté (ci-dessous un exemplaire daté de 1287).
Les spécialistes qui ont tenté de dater la compilation de cette encyclopédie en se basant sur les auteurs et les événements cités s’accorderont sur une période de publication allant de 961 à 1051. Quant aux auteurs, désignés sous le nom mystérieux de Frères de la pureté, ils appartenaient à une confrérie de sages et d’intellectuels qui se réunissait régulièrement pour organiser des séances de discussion, de lectures et de récitation. Ses adeptes considéraient que la connaissance du savoir et du monde était une condition indispensable à toute élévation spirituelle et mystique. À l’origine, les membres de ce groupe étaient anonymes, mais un écrivain contemporain du nom d’Abu HAYYAN AL-TAWIDI a révélé les noms de certains contributeurs comme appartenant tous à l’“intelligentsia” chiite de Bassorah.
Le Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ se compose de 52 traités, ou épîtres, répartis entre quatre sections, ce chiffre étant une référence à la numérologie néoplatonicienne : les sciences mathématiques, auxquelles sont associées la géographie, l’astronomie et la musique (17 chapitres), les sciences naturelles (17 chapitres), la psychologie et la philosophie (10 chapitres), la théologie et la religion (11 chapitres). À ce corpus s’ajoutent deux épîtres additionnelles qui apportent des éclaircissements et des suppléments d’information sur le sens caché de certains termes spécifiques, dont beaucoup d’origine persane.
Le contenu en lui-même est très éclectique. Nous y retrouvons tout à la fois des explications techniques, des descriptions scientifiques et cosmologiques, des développements sur la magie et l’astrologie, des considérations métaphysiques complexes sur l’être et la création, des fables didactiques, des théories et des travaux de savants et de philosophes grecs tels que PTOLÉMÉE et PYTHAGORE ainsi que des citations et exégèses de passages du Coran. Une des épîtres va jusqu’à expliquer la vie sur terre par un enchaînement de phases et par une succession de strates qui n’est pas sans évoquer pour nous la théorie de l’évolution.
Ci-dessous, quelques pages du livre tirées de manuscrits des XIIIe et XIVe siècles.
Œuvre originale et foisonnante, le Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ connaîtra une large diffusion. Traduite en turc et en persan, elle se retrouvera également étudiée au Maghreb et en Andalousie, en dépit de la condamnation de nombreux dignitaires religieux sunnites qui la considèreront comme une œuvre hérétique. Vers 1160, le calife AL-MUSTANJID ordonnera de faire brûler tous les exemplaires des bibliothèques publiques et privées ; mais sous son règne l’autorité des abbassides était déjà en fort déclin, et l’œuvre survivra à la disparition de la dynastie.
Première encyclopédie collective connue, ce livre est une véritable œuvre universaliste, ses auteurs ayant placé en exergue ce principe : « Nos frères ne doivent médire d’aucune science, mépriser aucun livre des Sages, haïr aucune croyance, car notre système et notre croyance dépassent toutes les croyances et réunissent toutes les sciences. » Elle précède de deux siècles les grandes encyclopédies latines du Moyen Âge classique, et témoigne du travail de collecte d’une part importante de l’héritage antique par le biais de la civilisation arabo-musulmane, qui la transmettra ensuite à l’Occident chrétien.
Pour connaître plus en détail l’histoire de cette encyclopédie médiévale, vous pouvez consulter le livre d’Yves MARQUET, Les frères de la pureté, pythagoriciens de l’Islam, écouter cette émission de France culture, ou encore lire l’article très détaillé de la Stanford Encyclopedia of Philosophy.
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