La lecture intégrale d’un dictionnaire ou d’une encyclopédie : fantasme ou réalité ?
Les dictionnaires et encyclopédies occupent généralement une place de choix dans les bibliothèques. Ce statut privilégié s’explique par leur taille, la masse du savoir contenu dans leurs volumes et leurs belles reliures ; autant de caractéristiques qui leur confèrent un prestige évident. Pour autant, peu d’entre nous, à commencer par les « dicopathes » que nous sommes, peuvent se vanter d’avoir lu l’intégralité d’un ouvrage qui, par sa conception, n’est destiné qu’à des consultations ponctuelles. Contrairement à la plupart des livres, littéraires ou techniques, voués à être lus de la première à la dernière page sous peine d’en perdre le sens, la lecture in extenso d’un dictionnaire ou d’une encyclopédie n’a rien d’une démarche usuelle tant elle semble hors de portée d’un lecteur ordinaire. En effet, le Petit Robert, dans sa dernière édition, ne renferme pas moins de 2 836 pages ainsi que 100 000 mots et expressions, tandis que son frère, le Grand Robert, en propose 500 000. Les 28 volumes de l’Encyclopédie regroupent, sur 18 000 pages, plus de 74 000 articles et 21 700 000 mots. La dernière version de l’Encyclopédia Universalis, éditée en 2012, compte trente volumes, et que dire des “monstres numériques” tels que la Britannica et surtout Wikipédia ?
Se lancer dans la lecture intégrale d’un dictionnaire ou d’une encyclopédie se présente comme une entreprise de très longue haleine, terriblement chronophage. De plus, malgré l’indéniable qualité littéraire d’une encyclopédie et le plaisir d’améliorer sa culture générale, la tâche paraît quelque peu fastidieuse et, pour tout dire, un peu vaine ; car, au final, qui peut dire ce que notre cerveau retiendra des milliers de mots au terme d’un exercice soumis au risque permanent d’une baisse d’attention, de fatigue et de lassitude ? Pour parler franc, s’astreindre à devenir un “lecteur-marathonien” de ce type d’ouvrages s’apparente, pour la majorité des gens, à une certaine forme de masochisme. Des “aventuriers”, aux motivations très variées, se sont pourtant prêtés à cet exercice, et l’actualité récente nous en offre un “spécimen”, en la personne d’un youtubeur connu sous le pseudonyme d’ADRI GEEK.
La Toile et les réseaux sociaux drainent le pire comme le meilleur, mais nous ne pouvons bouder notre plaisir de voir un de ces fameux “influenceurs” utiliser son réseau et sa renommée numérique pour mettre en avant un dictionnaire bien connu (ci-dessous).
Comme beaucoup d’autres, ce jeune Lillois attiré par le journalisme a démarré en 2015 une chaîne YouTube au contenu somme toute assez classique, alliant des jeux vidéo, des tests de produits high tech et des défis en tous genres ; l’ensemble centré, comme son nom d’emprunt l’indique, sur l’univers geek. Grâce à son bagout et son humour, Adri GEEK s’est rapidement fait connaître et rassemble désormais près d’un million d’afficionados et autres “followers”.
Le challenge d’Adri GEEK
En juin 2022, notre youtubeur s’est lancé dans un nouveau “challenge” : lire l’intégralité du Petit Larousse 2023 en direct sur sa chaîne. Rappelons que ce dictionnaire de 2048 pages renferme 63 800 mots, 125 000 sens, 20 000 locutions et 28 000 noms propres. Admirateur de la langue française, c’est ainsi qu’il précise la motivation de sa démarche: “Mon projet s’appuie sur deux piliers, l’aspect ludique du défi et le caractère éducatif du projet. L’idée est d’enrichir le vocabulaire du public et le mien en découvrant les ‘’pépites’’ qui se glissent à chaque page.”
Au moment de débuter sa lecture, notre geek a estimé qu’il lui faudrait “entre 100 et 300 heures, ce qui correspond à plusieurs semaines de vidéos live”. Dans le monde des “blogueurs” et autres influenceurs, cette durée représente un temps considérable, surtout pour un projet bien éloigné des thématiques habituelles. Autre inquiétude légitime, celle de savoir s’il parviendrait à capter l’adhésion de son public cible, surtout composé d’adolescents et de jeunes adultes. Saluons donc son mérite d’avoir relevé un véritable défi et réalisé un petit “buzz” en amenant la presse à relayer son initiative. Après avoir débuté son challenge sur la plateforme Twitch, le 15 juin dernier, le « cyberlecteur » était rendu le 4 août à 12 800 définitions, soit à 20% du Petit Larousse. Précisons que la lecture, qui a lieu en direct dans la bonne humeur, est régulièrement agrémentée de petits quiz.
Nombreux sont ceux, à commencer par ADRI GEEK lui-même, qui ont insisté sur le caractère inédit du projet. Pourtant, il convient de relativiser l’affirmation car, si cette performance n’avait encore jamais été réalisée en direct dans un service de streaming vidéo, ce n’est pas la première fois qu’un être humain s’attaque à la lecture d’ouvrages de cette taille. Nous aurons d’abord une pensée pour tous les anonymes érudits qui ont réalisé cet exploit loin des projecteurs dans le secret de leur bibliothèque, mais aussi pour les personnes qui, chez les éditeurs, sont amenées à lire et à relire l’ensemble d’une œuvre encyclopédique ou lexicographique pour réaliser une nouvelle édition.
A contrario, certains lecteurs prestigieux n’ont pas manqué de laisser le témoignage de leur “prouesse” à la postérité. C’est ainsi qu’en Chine, sous la brillante dynastie des Tang, l’empereur TAIZONG, qui a régné au Xe siècle, aurait lu en l’espace d’une seule année l’intégralité du Tàipíng Yùlǎn, une monumentale encyclopédie réalisée sous les Song et répartie en près de mille volumes. S’astreignant à en lire trois par jour, le souverain serait parvenu à lire en totalité cet ouvrage complexe divisé en 55 sections et ne comprenant pas moins de 4,7 millions de caractères.
En Perse, le shah FATH ALI CHAH QADJAR, très désireux de s’ouvrir à l’Occident, avait fait l’acquisition, grâce à l’ambassadeur britannique, des 18 volumes de la troisième édition de l’Encyclopédia Britannica. Après l’avoir lu en entier, il ajoutera fièrement à la liste de son interminable titulature, où figuraient déjà des titres tels que “Joyau du monde“, “Miroir de justice” et “Ombre de Dieu“, celui de “Plus extraordinaire seigneur et maître de l’Encyclopedia Britannica“. Par la suite, des écrivains comme C.S. FORESTER et George Bernard SHAW consacreront leur temps libre à réitérer cet “exploit”. En France, le scientifique André-Marie AMPÈRE aurait achevé de lire la totalité de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert à l’âge de 14 ans. Enfin, dans un autre registre, souvenons-nous également de l’hypermnésique Nigel RICHARDS. Ce champion néozélandais du scrabble avait enregistré dans son cerveau l’ensemble du Dictionnaire du scrabble francophone sans connaître un traître mot de français et sans même comprendre le sens des mots qu’il apprenait.
Les forçats de la Britannica
Dans ce palmarès il faut également citer Amos Urban SHIRK, un homme d’affaires de l’industrie agroalimentaire, connu pour être un lecteur compulsif capable de s’attaquer à des “monuments” faits de plusieurs épais volumes. Il aurait ainsi dévoré, en quatre ans et demi, les 23 volumes de la 11e édition de la Britannica, au rythme de trois heures par soir, la lecture d’un seul volume lui prenant entre deux et six mois. À partir de 1934, il attaquera la lecture exhaustive de la 14e édition, qu’il aurait, semble-t-il, menée à bien. Plus près de nous, Elon MUSK laissera entendre, au détour d’une phrase, qu’il aurait également lu la totalité de la même encyclopédie à l’âge de 9 ans.
Plus médiatisé, Arnold Stephen JACOBS Junior, plus connu sous le nom de plume de A.J. JACOBS, a “ingurgité” les 32 volumes, soit 33 000 pages et 44 millions de mots, de la 15e édition de 2002. Amateur du journalisme d’expérimentation et d’immersion – par la suite il vivra toute une année en respectant toutes les règles morales inscrites dans la Bible, et une autre en externalisant l’ensemble de sa vie personnelle -, ce rédacteur en chef du magazine Esquire a dressé le bilan de son expérience encyclopédique dans un ouvrage publié en 2004 : The Know-It-All : One Man’s Humble Quest to Become the Smartest Person in the World (Tout savoir : l’humble quête d’un homme pour devenir l’homme le plus intelligent du monde), dont nous avons la couverture ci-dessous :
Avec beaucoup d’humour et de second degré, JACOBS relate les plus marquantes découvertes qu’il ait faites. Son récit est émaillé d’anecdotes personnelles, comme celle où il explique que son propre père avait tenté avant lui de lire toute la Britannica, pour abandonner à l’article Bornéo. Il fait également part de ses interrogations sur le sens de sa démarche et la quête du savoir en général. “J’essayais de comprendre la différence entre la connaissance, l’intelligence et la sagesse”, déclarera-t-il par la suite, prenant le risque de passer pour un candide et d’avouer sans fard ses limites et ses lacunes. Il regrette qu’en dépit de ses efforts de concentration et de sa volonté d’apprendre, les définitions de certains mots qu’il avait pourtant lues avec beaucoup d’assiduité et pensait avoir assimilées une fois pour toutes, lui échapperont au terme de sa lecture. Il déplore que l’esprit humain, dont les capacités mémorielles ne sont pas infinies, ne se domestique pas si facilement, notre cerveau effectuant de lui-même une certaine sélection. Ce livre, devenu un « best-seller », connaîtra un beau succès critique et public.
Le défi d’Ammon SHEA, un vrai dicopathe…
Quelques années plus tard, un écrivain américain du nom d’Ammon SHEA se lance dans un projet presque similaire, avec cette fois comme cible un grand ouvrage lexicographique de référence. Auteur de livres remarqués sur la langue anglaise, il avait contracté le virus de la passion des dictionnaires, considérant que “les dictionnaires sont bien plus intéressants que les gens ne le pensent. Et je pense que tout ce que vous trouvez dans un bon livre se trouve dans un bon dictionnaire, à l’exception de l’intrigue”. Ammon SHEA se lance à son tour dans un défi titanesque : lire l’intégralité de la seconde édition de l’Oxford English Dictionary (OED), soit un “monstre” en 20 volumes totalisant 21 730 pages et 59 millions de mots. Il mettra près d’une année pour arriver à la dernière page de celui qu’il nomme affectueusement “l’Everest des dictionnaires”. Poursuivant sa tâche avec ténacité, il s’astreindra à plus de 10 heures de lecture quotidienne, qui lui occasionneront des terribles migraines, des troubles de la vue, un mal de dos récurrent et des difficultés dans la vie quotidienne pour retrouver, dans une mémoire encombrée, un mot pourtant d’usage courant. En 2008, il relate son expérience ou plutôt son “voyage d’exploration” au cœur du plus “volumineux” dictionnaire de la langue anglaise dans un livre intitulé Reading the OED (ci-dessous).
Si, comme JACOBS, SHEA doit bien confesser qu’il n’a pu retenir autant de mots qu’il aurait souhaité, il en a tout de même profité pour réaliser une belle moisson de termes très peu connus, pour ne pas dire oubliés, qu’il entreprend de faire redécouvrir. Voici quelques-uns de ces trésors cachés, tour à tour insolites, amusants et poétiques :
– Psiturism : bruissement des feuilles dans les arbres.
– Philodox : personne amoureuse de sa propre opinion.
– Apricity : chaleur produite par le soleil hivernal.
– Sialoquent : personne qui a la manie de cracher tout en parlant.
– Onomatomania : vexation de ne pas pouvoir trouver le mot juste.
– Pejorist : quelqu’un pour qui le monde va de plus en plus mal.
– Father-Waur : être pire que son père.
– Cachinnator : personne qui rit excessivement et trop fort.
– Petrichor : odeur que dégage la terre mouillée lors de la première pluie qui survient après une période de sécheresse.
Nous vous proposons ci-dessous un entretien donné par SHEA. Il revient sur sa performance et partage certaines de ses trouvailles “linguistiques” avec son intervieweur.
Au terme de ce billet, nous laissons à chacun le soin de juger de l’utilité ou non de s’engager dans une entreprise aussi immense que chronophage. Pour notre part, nous estimons que les dictionnaires et les encyclopédies sont avant tout des invitations au voyage et à la découverte. Le mot de la fin revient au dramaturge britannique W. H. AUDEN, qui a ainsi résumé la qualité intrinsèque de ce type de livres : “Pour une île déserte, on choisirait un bon dictionnaire plutôt que le plus grand chef-d’œuvre littéraire imaginable, car, par rapport à ses lecteurs, un dictionnaire est absolument passif et peut légitimement être lu d’une infinité de façons.”