Le mystère du déclin de la civilisation pascuane
Quand on cherche pour la première fois l’Île de Pâques – Rapa Nui dans la langue locale – sur un planisphère, il n’est guère aisé de localiser d’emblée ce confetti perdu dans l’immensité du Pacifique sud, à 4 200 km de l’archipel de Tahiti et 3 500 km de la côte du Chili. D’une superficie de 164 km2, l’île se situe à plus de 2 000 km de la première terre habitée, la déjà très reculée Pitcairn, ce qui fait d’elle un des endroits peuplés les plus isolés de la planète. C’est pourtant sur cette terre du bout du monde que s’est épanouie une brillante culture, dont témoignent aujourd’hui 15 000 sites archéologiques. L’héritage le plus fascinant reste bien sûr les fameuses statues géantes, appelées les moaï, dont près de 900 sont recensées à ce jour. Ce patrimoine extraordinaire alimente toujours des hypothèses et des controverses d’ordre archéologique, mais la plus grande énigme que pose l’île demeure la raison de l’effondrement soudain de sa civilisation, événement déjà ancien, puisque lors de la découverte accidentelle de l’île en 1722 par un navigateur hollandais, elle était déjà sur le déclin.
Une des raisons de la célébrité actuelle de l’Île de Pâques est le fait que beaucoup de chercheurs, historiens et ethnologues ont voulu y voir le symbole d’une société avancée victime d’un véritable suicide écologique qui l’aurait menée à sa perte. Cette thèse défend en effet l’idée que la surexploitation des ressources naturelles, en particulier une déforestation effrénée, aurait abouti à une explosion de l’organisation sociale puis à une guerre civile qui aurait causé la chute brutale de la civilisation, la famine et un déclin démographique fatal. Écologistes et collapsologues voient dans ce scénario l’illustration parfaite de l’autodestruction inéluctable d’une société qui, ne respectant pas son milieu de vie, aurait causé ce que nous appellerions aujourd’hui un véritable écocide. De nos jours, cette théorie “catastrophiste” est contestée par d’autres travaux qui ont mis l’accent sur une conjonction dans le temps long de facteurs climatiques, environnementaux et humains ; passionnant débat qui se poursuit encore de nos jours.
Les « bois parlants »
L’ethnologie, l’archéologie et la tradition orale ont permis de retracer en partie l’épopée des Pascuans, mais un autre mystère demeure intact, celui de l’écriture propre à l’île, baptisée Rongorongo (ou Rongo-Rongo), qui n’a toujours pas été déchiffrée. Longtemps ignorée par les Occidentaux, l’existence de plaquettes en bois de toromiro, poétiquement désignées sous le nom “bois parlants”, est signalée pour la première fois en 1864 par le missionnaire catholique Eugène EYRAUD, qui relève que les îliens sont incapables de les déchiffrer. Il écrit que ces caractères “sont les restes d’une écriture primitive que les Pascuans reproduisent sans chercher à en connaître le sens”.
À l’origine, les kohau (plaquettes) avaient une fonction cultuelle mais, ne sachant plus les lire, certains îliens les ont utilisées comme combustible ou s’en sont servis pour y enrouler leurs lignes de pêche. Le malheur veut qu’au moment où ces bois gravés sortent de l’oubli, les quelques personnes qui auraient éventuellement permis de les déchiffrer ont toutes disparu dans des circonstances particulièrement tragiques. Déjà victimes d’abus et de violences par le passé, les Pascuans voient en effet arriver sur leurs côtes une flottille de huit navires péruviens affrétés par des esclavagistes qui, au cours d’un raid violent et meurtrier, capturent 1 407 personnes sur une population insulaire totale de 4 000 individus. Vendus à Callao, les esclaves sont employés dans les mines de guano à un travail particulièrement pénible. Nombre d’entre eux périssent sur place, victimes de mauvais traitements et de maladies mais, grâce à l’intervention de l’évêque de Tahiti et à l’issue de tractations diplomatiques, ils finissent par être libérés et peuvent regagner Rapanui. Malheureusement, à leur retour les survivants introduisent la variole qui décime la population pascuane, au point qu’en 1877 elle se réduit à 111 individus. Conséquence de cette hécatombe, les élites, dont les familles princières et les prêtres, ont toutes disparu, et avec elles le secret de leur écriture.
Les tablettes (ci-dessous deux exemplaires) sont recouvertes d’une écriture de type hiéroglyphique, cas unique d’écriture indigène dans l’espace polynésien. Dans un premier temps, cette particularité génère d’ailleurs le scepticisme des savants sur l’origine et l’ancienneté de ces artefacts et des symboles qui les recouvrent. Aujourd’hui, 26 tablettes et objets, dont une boîte et un bâton, portant du Rongorongo ont été identifiés, mais se trouvent dispersés dans le monde entier sans qu’il en reste un seul sur l’Île de Pâques. Ces vestiges, qui totalisent 14 021 signes, parfois géométriques, parfois anthropomorphes ou zoomorphes, portent des textes rédigés selon la technique du boustrophédon inverse : la lecture se fait de haut en bas et de gauche à droite, la tablette devant être tournée à 180° à la fin de chaque ligne.
Dans l’attente d’un Champollion polynésien
En 1869, une plaque gravée est envoyée à Tépano JAUSSEN, l’évêque de Tahiti qui, intrigué, va entreprendre une première tentative de traduction, tout en faisant connaître au monde entier ces singuliers hiéroglyphes que certains iront jusqu’à rapprocher de ceux des civilisations de l’Indus. L’ancienneté de l’écriture elle-même a soulevé beaucoup de questions car, si la tradition orale semble y faire référence, certains linguistes avancent qu’elle aurait pu être forgée au contact des Européens qui ont visité l’île au XVIIIe siècle ; mais cette théorie est désormais très contestée.
Plus de 600 caractères sont recensés, mais beaucoup sont des variantes de 120 éléments de base. Nul n’est parvenu à ce jour à fournir une traduction satisfaisante d’un seul texte en Rongorongo. Plusieurs chercheurs et spécialistes, voire même de simples amateurs, se sont intéressés à la question depuis 1869 – citons entre autres Thomas BARTHEL, Yuri KNOROZOV, Nikolaï BUTINOV et Irina FEDOROVA -, mais le déchiffrement de cette écriture n’est toujours pas réalisé. En 1995, le linguiste Steven FISCHER, connu pour ses travaux sur le Disque de Phaistos, annonce avoir percé le code grâce au bâton de Santiago, mais l’accueil de sa théorie s’avère plus que mitigé. FEDOROVA propose en 2001 une traduction intégrale des textes pascuans, mais sans s’appuyer sur un vrai raisonnement scientifique. Ainsi, controverses et hypothèses sont légion. Le Rongorongo constitue-t-il réellement une écriture ou s’agirait-il plutôt d’un système mnémotechnique appliqué à la mythologie et aux généalogies ? Aurions-nous affaire à la transcription de formules rituelles, à des calendriers astronomiques ou à de longs récits sur les ancêtres et le peuplement de Rapanui ? Enfin, autre question, le Rongorongo est-il une écriture syllabique ou idéographique, voire une transcription phonétique ?
Pour lever le mystère, l’Île de Pâques attend toujours un algorithme adéquat ou l’inspiration géniale d’un nouveau CHAMPOLLION. En attendant ce jour, nous vous proposons de consulter la page Wikipédia consacrée au déchiffrement du Rongorongo et visionner la conférence donnée sur le sujet à Toulouse en 2018 par le linguiste Konstantin POZDNIAKOV.