Les alphabets de l’URSS
À la fin de la guerre civile et à leur prise de pouvoir, les bolcheviques héritent d’un immense territoire multiethnique, multiculturel et donc multilingue. Bien qu’amputé de nombreux territoires européens devenus indépendants ou annexés par d’autres nations, le nouveau régime contrôle une grande partie de l’ancien empire des tsars. Le nouvel État, qui se présente comme une fédération de républiques fédérées, voit officiellement le jour le 30 décembre 1922, sous le nom d’Union des républiques socialistes soviétiques ou URSS.
Sans compter les dialectes, le nouveau pays compte près de 200 langues, qui appartiennent à des familles linguistiques très différentes : indo-européennes, dont le russe de loin la langue majoritaire, altaïques, caucasiennes, ouraliennes ou encore sibériennes. Une partie de ces langues ont déjà une tradition écrite différente du cyrillique, tels l’azéri, le géorgien, l’arménien, le bouriate ou le turkmène. À l’origine, les communistes sont bien disposés vis-à-vis des langues minoritaires, bien qu’ils aient eu à réprimer les mouvements indépendantistes de certains peuples pour les faire rentrer de force dans le giron soviétique. À rebours de la politique de russification pratiquée sous les tsars, LÉNINE se déclare “pour la suppression de tout privilège pour quelque nation et quelque langue que ce soit”. Dans un premier temps, les langues non russes vont donc bénéficier de la bienveillance des autorités, qui promeuvent une “indigénisation” de la Révolution. Voulant émanciper les populations du Caucase, de Sibérie et d’Asie centrale, et assurer leur développement économique et social, le gouvernement lance une vaste campagne d’alphabétisation qui va s’appuyer sur les langues locales.
Pour mener ce projet à bien, il faut, en premier lieu, choisir l’écriture la plus adaptée pour transcrire chacune de ces langues. Certaines d’entre elles, qui ont déjà adopté un système de graphie emprunté à l’arabe, au persan ou au mongol, peuvent même revendiquer une tradition littéraire ancienne. Dans un premier temps, le pouvoir soviétique, soucieux de ne pas imposer le russe et l’alphabet cyrillique, a recours à une solution consistant à élaborer un alphabet latin adapté à chaque idiome. C’est ainsi qu’à partir de 1920 se met en place une politique dite de latinisation, n’épargnant que l’arménien, le géorgien et le iakoute, qui fait l’objet d’une expérimentation unique basée sur l’alphabet phonétique international. La république d’Azerbaïdjan ouvre le bal en 1922, en adoptant un nouvel alphabet latin qui va cohabiter avec l’ancienne écriture arabe pendant quelques années, avant de devenir obligatoire en 1929. À cette date, ce mouvement de latinisation connaît une brusque accélération, le pouvoir soviétique envisageant même un temps de l’étendre à la langue russe.
Jusqu’en 1934, ce ne sont pas moins de 52 alphabets “latinisés”, dont ceux consacrés au bachkir, au kazakh, à l’azéri, au kalmouk, à l’ouïghour, à l’ouzbek, au tadjik, au tatar de Crimée, au doungane et à l’ingouche, qui vont faire leur apparition. Afin d’assurer une certaine cohésion au sein de la fédération, à partir de 1928 un alphabet spécialement adapté pour les langues turques, le yanalif, est imposé en remplacement de l’écriture arabe. Notons au passage qu’au même moment, de l’autre côté du Caucase, ATATÜRK prépare une réforme similaire pour son pays.
Ci-dessous, deux exemples de nouveaux alphabets issus de la latinisation avec, à gauche, celui créé pour la petite communauté oudihé qui vit aux confins de la Mandchourie, et à droite un modèle adapté du yanalif destiné à la langue de l’Altaï, laquelle avait pourtant déjà été transcrite par des missionnaires orthodoxes au siècle précédent.
Le revirement de Staline
Pourtant, la plupart de ces alphabets latins vont avoir une existence éphémère, sans avoir le temps d’être appliqués à grande échelle. En effet, à rebours de la politique Korenizatsiya (indigénisation) qu’il avait pourtant lui-même promue, STALINE finit par fustiger le “danger du nationalisme minoritaire”. C’est ainsi qu’à partir de 1933 il exalte un patriotisme soviétique centré sur la Russie, et entame une série de purges qui visent des cadres et des intellectuels des territoires autonomes et des républiques “nationales”. La très originale expérience de la latinisation, brutalement interrompue, est suivie par une nouvelle phase de russification à partir de 1936. Dès lors, c’est une nouvelle campagne qui s’engage, mais cette fois pour réécrire les alphabets nationaux latinisés en cyrillique. À partir de 1938, le russe, qui auparavant n’était que la langue du pouvoir et de l’administration, devient dans toute l’URSS une matière obligatoire dès l’école primaire, tandis que chaque langue maternelle doit désormais s’écrire en caractères cyrilliques. En 1940, la bascule est faite pour la plupart des langues, à l’exception du géorgien, de l’arménien, du yiddish, de l’allemand, du finnois, du polonais et des langues baltes. Malgré la déstalinisation, les gouvernements suivants continuent à favoriser le russe, que les “allophones” sont tenus d’apprendre alors que les populations russophones ne sont soumises à aucune obligation d’apprendre la langue locale.
Après la chute de l’URSS et l’indépendance, de nombreuses républiques vont opter pour un changement de leur type d’écriture. Le 20 décembre 1991, l’Azerbaïdjan choisit de nouveau un alphabet latin adapté, mais dans les faits le cyrillique et l’azerbaïdjanais vont cohabiter pendant une décennie, comme le montre la page du manuel scolaire ci-dessous. En 2001, le président du pays décrète finalement “un passage obligatoire de l’alphabet cyrillique à l’alphabet latin”. En Ouzbékistan, le gouvernement décide également, en septembre 1993, de revenir à un alphabet latin remanié par rapport à celui des années 1930, tout comme le Turkménistan qui, par décret en avril 1993, adopte l’alphabet latin alors que d’autres pays comme le Tadjikistan ou le Kirghizistan font le choix de conserver leur alphabet cyrillique.
L’actualité récente nous amène à nous attarder plus longuement sur le cas du Kazakhstan.
Les tâtonnements alphabétiques du Kazakhstan
Lorsqu’en 1920 cet immense territoire devient une république socialiste soviétique, il est majoritairement peuplé de Kazakhs, mais les Russes y représentent plus du tiers de la population totale et sont même majoritaires dans certaines régions. La langue kazakhe, qui appartient au groupe altaïque turc, a été dotée en 1927 d’un alphabet latin remplacé en 1940 par un alphabet cyrillique de 42 lettres. Le 16 décembre 1991, le Kazakhstan est la dernière des quinze anciennes républiques soviétiques à proclamer son indépendance. L’évolution démographique, marquée par l’émigration massive de la population russophone, permet aux Kazakhs de redevenir en quelques décennies une population plus largement majoritaire, même si le poids de la population russe reste autour de 20%. Longtemps très proche de Moscou, le président NAZARBAYEV choisit, à partir de 2012, de prendre ses distances en engageant des réformes de modernisation du pays, en l’ouvrant à l’international et en généralisant la pratique de l’anglais. Un des volets de ce programme prévoit un changement de système d’écriture, avec un nouvel alphabet prévu pour supplanter définitivement le cyrillique à l’horizon 2025.
Une quarantaine de versions sont étudiées par une commission d’experts et un système comprenant 32 caractères est finalement adopté. En avril 2017, NAZARBAYEV déclare qu'”après consultation d’universitaires et de représentants de la société publique, une nouvelle norme pour l’alphabet kazakh doit être mise en place. À partir de 2018, le Kazakhstan doit entraîner des spécialistes pour enseigner le nouvel alphabet et produire des livres de classe pour l’enseignement secondaire“. Le nouvel alphabet entre en vigueur le 27 octobre 2017, mais rien ne se passe comme prévu.
En effet, les apostrophes destinées à respecter toutes les sonorités de la langue déconcertent le grand public, qui ne parvient pas à se familiariser avec ce procédé. Les critiques sont nombreuses et cet échec patent devient rapidement un sujet de moquerie générale. Après quelques mois de chaos, en février 2018 est présentée une nouvelle version, dans laquelle les fameuses apostrophes honnies ont disparu pour être remplacées par des accents. On peut croire le problème définitivement réglé, mais cette seconde mouture suscite à son tour de nombreuses critiques, y compris au sein du monde politique, qui pointent la difficulté, avec cette méthode, de restituer certaines nuances de prononciation.
Dès son arrivée au pouvoir en 2019, le nouveau président Kassym-Jomart TOKAYEV entreprend à nouveau de réformer l’alphabet. L’Institut de linguistique Baitoursinov prend en main le projet de la commission nationale et parvient, dès novembre, à présenter une quatrième version de 31 lettres qui recourt aux trémas et aux cédilles, afin de pouvoir traduire les 28 phonèmes du kazakh. Pourtant, tous les problèmes linguistiques ne sont pas résolus et il faudra attendre le 28 janvier 2021 pour que la commission nationale en présente la version définitive (ci-dessous).
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Autre difficulté, le gouvernement doit faire face à l’inquiétude de l’importante minorité russophone et ménager les susceptibilités du Kremlin, blessé d’être écarté sans ménagement par un ancien allié. Le directeur de l’Institut Baitoursinov, se voulant particulièrement rassurant à ce sujet, déclare : “Si nous regardons de près, toutes leurs lettres sont similaires, donc le nouvel alphabet ne sera pas visuellement complètement différent.” Ces données géopolitiques incitent désormais le pouvoir kazakh à faire preuve de plus de prudence et à prévoir une plus longue période de transition. Selon les dernières informations, la nouvelle écriture ne devrait être obligatoire dans les écoles qu’à partir de 2023, pour devenir la seule graphie officielle à l’horizon 2031. En moins de quatre années, ce ne sont pas moins de cinq versions d’alphabet latin qui se sont succédé. Même si des discussions publiques ont eu lieu au printemps dernier, il est légitime de se demander si le feuilleton est réellement clos, alors que le très important coût financier de cette transformation à rebondissements ne cesse d’être revu à la hausse.
Ci-dessous, un reportage de Qazak TV présentant le nouvel alphabet en janvier 2021.