La genèse des écritures
À un moment ou un autre de leur histoire, toutes les langues ont été confrontées à la nécessité d’inventer un système d’écriture à base de signes. Une fois ce travail achevé, la graphie devient un élément central de l’identité d’une population, qu’elle prenne une forme alphabétique, syllabique ou logographique. Mais, à l’image des civilisations, les écritures ne sont jamais immuables… L’histoire, et même l’actualité récente, nous proposent des exemples de pays qui, pour des impératifs culturels ou géopolitiques, ont décidé de changer la manière de transcrire leur langue officielle. Ce sont quelques-unes de ces mutations, souvent radicales, que nous allons évoquer dans le présent billet.
L’écriture apparaît il y a près de 5 000 ans en Mésopotamie. Pourtant, la plupart des idiomes ne seront dotés d’un système d’écriture qu’au terme d’un long processus historique parfois chaotique. Pendant que certaines graphies, comme le cunéiforme, les runes et les hiéroglyphes, disparaissent, certains peuples font le choix d’emprunter leur écriture à une civilisation étrangère. Selon les pays, cette appropriation peut résulter d’une conquête militaire, d’une imprégnation culturelle, d’un choix politique ou d’une domination socioéconomique. Exemple emblématique, l’écriture arabe se diffusera sur une large partie du globe, portée par une expansion à la fois politico-religieuse, culturelle et commerciale, qui conduira le persan, l’ourdou et les langues turques à adopter cette graphie.
Les écritures d’Extrême-Orient
En Extrême-Orient, le système des sinogrammes va longtemps être prééminent. L’écriture chinoise reste en effet souvent privilégiée par les administrations, mais certains États-nations en développement vont chercher à s’émanciper de cette domination culturelle en imaginant un système plus facile à enseigner et plus apte à reproduire leur langue. C’est le cas en Corée où, au XVe siècle, le roi SEJONG tente d’imposer une alternative aux caractères chinois hanja utilisés pour traduire la langue autochtone. Dans ce but, le souverain prend l’initiative de réunir des érudits et des savants afin d’élaborer une nouvelle graphie appelée “hunmin jongum” (soit les “sons corrects pour l’éducation du peuple”). Officialisé en 1446, le nouveau système d’écriture, baptisé hangeul, se heurte immédiatement à une très forte hostilité des élites, et son usage sera finalement interdit pendant plusieurs siècles, restant cantonné à certains milieux lettrés. Sous l’occupation de la péninsule par un Japon qui bannit toute influence et tout héritage chinois, le hangeul connaît une véritable renaissance comme emblème de résistance culturelle à l’envahisseur. Après la guerre, le hangeul acquiert le statut de langue officielle au Nord comme au Sud, un jour du calendrier lui étant dédié dans chacun des pays mais à des dates différentes. Notons au passage, qu’en dépit de leur hostilité, des travaux communs sont actuellement engagés entre les deux frères ennemis, en vue d’unifier le lexique coréen.
Dans ce qui deviendra le Vietnam, ce sont également les sinogrammes chữ nôm et chữ Hán qui sont utilisés, l’administration recourant même le plus souvent directement à la langue chinoise. À partir du XVIe siècle, les missionnaires catholiques transcrivent le vietnamien dans un alphabet latin enrichi de signes diacritiques destinés à restituer la grande diversité des tonalités. La publication du dictionnaire du jésuite ALEXANDRE de Rhodes en 1651 va servir de référence pour un nouvel alphabet phonétique riche de 37 graphèmes : le chữ quốc ngữ. Son usage se répand progressivement avant d’être encouragé par les autorités coloniales qui, en 1920, prennent un décret pour limiter l’usage des sinogrammes vietnamiens. De leur côté, les milieux nationalistes y voient à la fois un moyen d’émancipation culturelle vis-à-vis du chinois, mais aussi un outil capable d’unifier le pays et de développer l’alphabétisation à grande échelle. En 1954, le chữ quốc ngữ est officialisé comme la seule écriture officielle de l’administration et ce, de chaque côté d’un 17e parallèle qui divise le pays en deux entités politiques antagonistes. Le chữ nôm, utilisé pendant près d’un millénaire et, à ce titre, indissociable de l’histoire du pays, n’est plus guère compris de nos jours que par quelques spécialistes.
Dans la même région, les nationalistes malais et indonésiens finissent également par opter pour une graphie latine qui s’impose même si, à l’indépendance de la Malaisie, l’ancienne écriture jawi se maintient dans certaines régions du pays. En 1972, la Malaisie et l’Indonésie s’accordent pour réaliser une réforme commune destinée à harmoniser l’orthographe latine de leurs langues très proches.
Le Japon reste un cas singulier, car sa langue est une des rares à avoir recours conjointement à trois systèmes d’écriture, d’une part les hiragana et les katakana, des caractères “autochtones” forgés pour tous les sons et tonalités spécifiques, d’autre part les kanji issus directement des sinogrammes chinois.
La réforme autoritaire de Mustafa Kemal
Mais l’un des exemples les plus spectaculaires, du fait de son ampleur et de sa radicalité, reste le changement, pour ainsi dire du jour au lendemain, de l’alphabet en usage pour le turc au cours de l’année 1928. La “Révolution des signes” fait partie des réformes radicales entreprises par Mustafa KEMAL “ATATÜRK” au lendemain de sa guerre victorieuse contre la Grèce et ses alliés. Contrôlant tous les rouages de l’État et appuyé sur une puissante administration, le président du pays veut faire de la toute nouvelle république de Turquie une nation moderne et occidentalisée. Tournant résolument le dos au passé d’un empire ottoman multiculturel et multiethnique, il entend “turquiser” le pays et, à cette fin, imposer aux minorités l’usage exclusif de la langue turque ; obligation qu’il étend aux noms de famille. Cette politique s’accompagne d’une campagne massive d’alphabétisation, qui représente un immense défi puisqu’en 1927 seulement 10% de la population totale sait lire et écrire.
KEMAL opte pour un changement total. Il entend se débarrasser de l’ancienne écriture ottomane trop complexe, qu’il rejette comme relique d’un temps disparu. Il est vrai que son impression nécessitait la maîtrise de près de 480 signes typographiques, et que cette graphie, inspirée de l’arabe, n’était guère pratique pour traduire des nuances propres à une langue altaïque. En 1928, une commission linguistique est instituée avec une double tâche : “purifier” la langue de ses apports arabes et élaborer un nouveau système d’écriture inspiré de l’alphabet latin. Les buts assignés à cette nouvelle graphie sont de retranscrire au mieux le turc, de rapprocher la langue écrite de la langue orale et de servir d’outil pour la scolarisation et l’unification du pays.
Contre l’avis des experts, ATATÜRK entend imposer cette réforme en quelques mois. Dès octobre, le nouvel alphabet est obligatoire dans les écoles et universités. Le nouveau mode d’écriture retenu compte 29 lettres dont huit voyelles. Il reprend en partie l’alphabet latin – le Q, le W et le Z étant absents – et comprend six lettres “modifiées”. Le 1er novembre 1928, une loi en fait la seule écriture officielle et quelques jours plus tard les alphabets arabes se voient interdits et prohibés. Imposée avec fermeté par l’Institut de la langue turque (Türk Dil Kurumu, ou TDK), fondé en 1932 pour unifier la grammaire et le lexique au niveau national, la réforme finit par se faire accepter, même s’il faut ensuite plusieurs décennies pour que la politique d’alphabétisation touche la majorité de la population. ATATÜRK lui-même paie de sa personne pour en faire la promotion (ci-dessous à gauche) ; l’administration et les instituteurs sont mobilisés et des campagnes d’affichage massives (ci-dessous à droite) sont lancées pour familiariser le public avec ce nouvel alphabet.
C’est ainsi qu’aboutira la réforme linguistique turque, ou “Dil devrimi“, qui sera également étendue aux kurdophones du pays. Conséquence inattendue de ce changement brutal : aujourd’hui, la plupart des Turcs ne sont plus en mesure de déchiffrer les documents antérieurs à la réforme, et donc toutes les archives antérieures à 1928.
La transcription des langues africaines
Autre continent, en Afrique, la situation se présente de manière très contrastée. Certains alphabets autochtones anciens se sont maintenus, comme le tifinagh berbère ou le guèze, mais beaucoup de langues qui ne disposaient pas de système d’écriture ont dû l’emprunter à d’autres cultures. Ainsi, les alphabets adjami, inspirés de l’écriture arabe, vont longtemps être utilisés pour permettre la transcription de langues vernaculaires comme le mandingue, le swahili, le wolof ou le peul. Par la suite, l’action des missionnaires chrétiens et la colonisation européenne auront pour corollaire de diffuser et d’imposer l’alphabet latin dans une grande partie du continent, où il sera adopté pour le malgache, le yoruba, le xhosa ou encore le lingala. Signalons enfin que des systèmes ont été forgés aux XIXe et XXe siècles par des Africains pour composer des syllabaires plus aptes à retranscrire leurs langues, comme le syllabaire vaï, créé au Libéria vers 1830, le bamoun, que la tradition attribue au roi NJOYA qui l’aurait inventé vers 1897, ou encore l’alphabet N’ko, largement diffusé à partir de 1949 par Solomana KANTE.
Dans la corne de l’Afrique, le somali a longtemps utilisé le wadaad, une écriture arabe adaptée. Mais à l’époque coloniale, des érudits et des savants vont chercher à développer un système alphabétique national somalien plus apte à transcrire phonétiquement la langue et en restituer les différentes tonalités. C’est dans ce but que le poète Osman Yusuf KENADID, également sultan du Hobyo, élaborera entre 1920 et 1922 l’alphabet osmanya, qui se voudra en rupture avec l’ancienne graphie tout en continuant à s’écrire de droite à gauche.
Ce projet d’implanter une écriture somalie sera suivi, une dizaine d’années plus tard, par l’apparition de l’alphabet boroma, conçu par le cadi Abdurahman Sh. NUR, mais la diffusion de cette nouvelle écriture se limitera finalement à son seul clan, celui des Gadabuursi. En 1952, un cheikh soufi proposera à son tour un alphabet adapté à l’écriture cursive du nom de son inventeur, le kaddare. Mais aucune de ces graphies ne parviendra à s’imposer comme écriture nationale ; au final, elles devront s’incliner face à un système basé sur l’alphabet latin, qui sera développé conjointement par Musa Haji Ismail GALAL et B.W. ANDRZEJEWSKI, un Britannique d’origine polonaise.
Lorsque la Somalie accède à l’indépendance en 1960, la question du choix de l’écriture officielle restera en suspens malgré la création d’un comité créé pour trancher cette délicate question. Le choix de l’alphabet latin somali sera défendu avec pugnacité par le linguiste Shire Jama AHMED. Les débats s’éterniseront jusqu’en 1969, date de la prise du pouvoir par le général Siad BARE, lequel, en quelques semaines, imposera la graphie latine à l’administration, d’abord de manière officieuse, puis officielle à partir de 1972. En 1973, une vaste campagne d’alphabétisation sera lancée, basée sur ce nouvel alphabet rapidement adopté par la population.
De nos jours, une autre région du monde, comprenant différents territoires autrefois intégrés à l’Union soviétique, est le théâtre de grands bouleversements linguistiques liés au choix d’un système d’écriture. C’est un sujet que nous évoquerons dans un prochain billet…
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