Un guide de conversation… qui fait parler !
Qui n’a jamais fait l’expérience, au détour d’une navigation sur le Net, de se retrouver face à une traduction hasardeuse ? Les traducteurs automatiques, ou l’utilisation hâtive d’un dictionnaire, peuvent engendrer des confusions, qui se transforment en véritables perles humoristiques, d’autant plus savoureuses qu’elles sont involontaires. La maîtrise de toute langue nécessite de la vigilance, sous peine de tomber dans les pièges des homophones, des homonymes et des faux amis. Autre difficulté : traduire une phrase ne peut se faire au mot à mot, sans tenir compte de son contexte ni de son sens.
Dans le cas d’un dictionnaire de langue, il ne viendrait pas à l’idée d’un éditeur digne de ce nom de recourir à un non-spécialiste qui, sans aucun recul ni analyse, se contenterait de traduire les mots un par un dans une autre langue. Ce serait la catastrophe assurée, avec le risque d’écorner à jamais la réputation de la maison d’édition. Pourtant, ce cas de figure a bel et bien existé, suscitant un éclat de rire général et transformant le livre ainsi traduit en un véritable objet culte !
Cet ouvrage n’est pas un dictionnaire à proprement parler mais, et c’est peut-être encore plus grave, un guide de conversation portugais-anglais, O Novo Guia da Conversação em Portuguez e Inglez (ci-dessous).
Pourtant bien inoffensif à première vue, il est publié pour la première fois en 1855 par la très sérieuse maison d’édition de Jean-Pierre AILLAUD. Basée à Paris depuis sa création en 1823, elle est spécialisée dans les ouvrages en langue portugaise, et a, jusque-là, rempli sa mission sans accroc, bénéficiant jusqu’au Brésil d’une solide réputation dans le monde lusophone. Deux auteurs sont à l’origine de cette étonnante « bavure littéraire ».
Le premier est José DA FONSECA, philologue, polyglotte et grammairien, auteur de nombreux dictionnaires multilingues, de grammaires et de traductions. En 1836, il réalise pour la maison Aillaud un guide de conversation portugais-français, parfaitement correct, qui sera réédité en 1853. C’est cet ouvrage qui sera à la base du travail de traduction du second membre du binôme : Pedro CAROLINO. Auteur brésilien, celui-ci est alors fixé à Paris où il œuvre comme traducteur.
De toute évidence, ce dernier ne maîtrise absolument pas l’anglais, mais ce handicap ne l’empêche pas pour autant de se lancer dans une aventure de traduction pour laquelle il n’est manifestement pas armé. Laborieusement, en prenant les phrases françaises du guide de DA FONSECA, il va les traduire en anglais, littéralement, pour les intégrer dans le guide de conversation portugais-anglais. Il le fait sans même se poser la question de savoir si, traduites dans la langue de SHAKESPEARE, elles sont correctes d’un point de vue grammatical, et si leur sens est bien strictement équivalent à celui de la phrase d’origine. Il paraît pourtant inconcevable de transposer mot à mot des idiotismes dans une autre langue, surtout lorsqu’il s’agit de proverbes et d’expressions imagées !
Traduction surréaliste
S’ensuit donc un véritable festival de phrases incongrues, bourrées de fautes d’orthographe et de syntaxe, assimilables à une sorte de patois. Des phrases (ici suivies du sens qu’elles sont censées avoir en français) comme : What o’clock is it (quelle heure-est-il ?) ; This girl have a beauty edge (cette jeune fille a une silhouette élégante) ; I’m catched cold in the brain (j’ai attrapé un rhume de cerveau) ; Why you no helps me to (Pourquoi ne m’aidez-vous pas ?) ; What do him ? (Que fait-il ?) ; ou encore : He laughs at my nose, he jest by me (Il me rit au nez, il se moque de moi), auraient de quoi faire s’évanouir le moindre professeur de collège. Notre homme va même jusqu’à traduire en The Spanishesmen believe him Spanishing, and the Englishes, Englisman (Les Espagnols le croient espagnol, et les Anglais, anglais) cette phrase type, du style My Taylor is rich, popularisée par VENERONI depuis le XVIIe siècle.
CAROLINO aggrave son cas en ne tenant aucun compte des nuances et des différences entre des verbes voisins en français, tels Get et Catch, Do et make, ou en ignorant que la préposition française de peut se traduire soit par un s final, soit par of selon le sens. Les dégâts sont particulièrement considérables dans les domaines des expressions courantes. Par exemple, Por dinheiro baila o perro (approximativement Avec de l’argent, le chien danse, c’est-à-dire que tout s’obtient avec de l’argent) était traduite dans le guide portugais-français de FONSECA par l’expression, datée et inusitée aujourd’hui, Point d’argent, point de Suisse. Notre brave traducteur du dimanche transcrit donc logiquement la phrase en Nothing some money, no Swiss, ce qui, bien entendu, n’évoque strictement rien à un locuteur anglophone. L’expression To craunch the marmoset (littéralement Dévorer le petit singe), traduction calamiteuse de Croquer le marmot, est même devenue proverbiale en anglais. Oubliée aujourd’hui, cette expression datant du XVIe siècle signifie « frapper avec impatience à une porte devant laquelle on attend en vain », le heurtoir étant autrefois le plus souvent orné d’un petit personnage grotesque. Quant au Marmouset, il s’agit, comme Marmot, d’un ancien synonyme de “petit garçon”, mais, en anglais et orthographié Marmoset, il désigne une famille de petits singes.
Et que dire encore des expressions suivantes, déchiffrables sans peine, bien qu’elles ne correspondent absolument pas à leur vraie traduction anglaise ?
– Walls have hearsay
– He sin in trouble water (bel exemple de confusion entre Pécher et Pêcher!)
– To build castles in espagnish
– It want to beat the iron during it is hot
– He has a good beak
– Burn the politeness
– He eat untill to can’t more
– Few, few the bird make her nest
– In the country of blinds, the one eyed man are kings
– The stone as roll not heap up not foam
Les dialogues ne sont guère mieux traités, comme l’atteste l’extrait suivant :
– The bridge is very fine, it have ten arches, and is constructed of free stone.
– The streets are very layed out by line and too paved.
– What is the circuit of this town ? Two leagues.
– There is it also hospitals here ? It not fail them.
– What are then the edifices the worthiest to have seen ?
– It is the arsnehal, the spectacle’s hall, the Cusiomhouse, and the Purse.
Ci-dessous un autre exemple, en image, de dialogue surréaliste extrait de l’ouvrage :
Un chef d’œuvre involontaire!
Le plus étonnant dans cette histoire, c’est que, loin de créer un scandale ou, comme on aurait pu s’y attendre, de couvrir de ridicule l’auteur et l’éditeur, ce livre va connaître un immense succès. Il sera même réédité en 1869, avec cette fois la mention de CAROLINO comme seul auteur. Cet engouement n’est pas le fait des locuteurs lusophones, mais de Britanniques qui ont découvert avec délice le fort potentiel comique de cet ouvrage. En 1858, une revue littéraire lui consacre cette critique pince-sans-rire : “C’est probablement le pire ouvrage de cette sorte au monde, qui mérite en tant que tel le respect dû à la prééminence, quelle qu’en soit la nature.” Pour l’anecdote, signalons que par la suite CAROLINO signera d’autres guides de conversation pour les éditions Garnier, mais en s’abstenant cette fois de toute faute grossière. Le plus incompréhensible dans l’affaire reste quand même le fait qu’une maison d’édition expérimentée ait pu laisser passer une bourde aussi énorme !
Contre toute attente, ce livre connaîtra une seconde carrière, encore plus brillante. En 1883, James MILLINGTON publie English As She Is Spoke, or A Jest In Sober Earnest (L’Anglais comme elle est parlait, ou une plaisanterie sobre et sérieuse).
Après une longue introduction présentant le livre original comme la “monstrueuse plaisanterie de publier un guide de conversation dans une langue dont il n’est que trop évident que tous les mots sont totalement étrangers à l’auteur”, MILLINGTON sélectionne, en anglais uniquement, les meilleurs morceaux. Le “chef-d’œuvre” absurde de CAROLINO acquiert définitivement une célébrité outre-Manche, en Australie, et même outre-Atlantique, puisque la même année English as she spoke est publié à New York.
La version américaine bénéficie du commentaire d’un admirateur inconditionnel, le grand Mark TWAIN, qui le gratifie de cette phrase élogieuse :“En littérature, tout ce qui est parfait dans son genre est impérissable : personne ne peut l’imiter avec succès, personne ne peut espérer produire son équivalent ; il est parfait, il doit rester unique et le restera : son immortalité est assurée.” Observons cependant que par le passé TWAIN n’a pas toujours été aussi indulgent envers les fautes de traduction. Mécontent de la version française de sa nouvelle La célèbre grenouille sauteuse du comté de Calaveras, il n’a pas hésité à retraduire littéralement ce texte en anglais pour démontrer que l’original avait été trahi.
Le texte de CAROLINO est toujours édité de nos jours dans les pays anglo-saxons, mais est resté longtemps inconnu dans les pays lusophones, l’édition brésilienne ne datant que de 2002. En France, une pièce de Tristan BERNARD datant de 1899, et intitulée L’Anglais tel qu’on le parle, s’inspire de la mésaventure de CAROLINO. Le personnage central est un interprète qui, ne connaissant pas un mot d’anglais, extrapole ce que déclare à un commissaire de police le père d’une fugueuse britannique réfugiée dans un hôtel parisien.
Pour plus de détails sur le sujet, la fiche Wikipédia consacrée à ce livre est particulièrement bien étoffée et détaillée ; elle peut être complétée par cet article du site Archimedes’ laboratory.
Champions incontestés de l’humour absurde, les Monty Python se sont inspirés de cette histoire pour réaliser en 1970 un sketch devenu un de leurs grands classiques : Dirty Hungarian Phrasebook.