Une malédiction en guise d’antivol
Que l’on soit collectionneur bibliophile, bibliothécaire ou archiviste, il est difficile, si nous constatons qu’un de nos ouvrages a été dérobé, de résister au réflexe de formuler des imprécations à l’adresse du coupable en souhaitant, dans son for intérieur, que la Providence se charge de le châtier. Dans ce cas de figure, il s’agit d’une simple pulsion “défoulatoire”, mais rappelons-nous que la malédiction a été également utilisée pendant des siècles – avec une efficacité certes relative – afin de servir de système antivol pour dissuader les chapardeurs potentiels de passer à l’acte. Les plus anciens vestiges recensés de ce procédé remontent à la Mésopotamie, où le roi ASSURBANIPAL avait fait graver, sur les fragiles tablettes conservées à Ninive, des phrases menaçantes du type : “Quiconque emportera cette tablette, ou y inscrira son nom, à côté du mien, qu’Assur et Belit le renversent dans la colère et qu’ils détruisent son nom et sa postérité dans le pays.” Mais c’est surtout dans l’Europe médiévale que cette pratique va se développer à partir du VIIe siècle.
En Occident, les livres étaient, à l’époque médiévale, des objets particulièrement précieux confectionnés dans du parchemin puis patiemment rédigés à la main, souvent enluminés et reliés à l’aide de matériaux coûteux. Nécessitant un travail exigeant, ils étaient donc par nature relativement rares et par là même très chers. Jusqu’à l’invention de l’imprimerie, leur production nécessitera du temps, et leur diffusion, en dehors des scriptoriums et des bibliothèques des monastères, restera longtemps très limitée. Le nombre de livres conservés au même endroit dépassait rarement quelques dizaines d’exemplaires et chaque perte pouvait se solder par la disparition définitive d’un texte, faute d’une copie disponible. Source de prestige pour les lieux qui les abritent, les livres suscitent donc légitimement fascination et convoitise. Personne ne pouvant espérer préserver éternellement les bibliothèques des dangers et des vicissitudes du monde extérieur, la protection “physique” des ouvrages – contre le vol mais aussi contre le vandalisme – devient un enjeu majeur, mais inscrire clairement le nom du propriétaire sur l’ouvrage peut ne pas se révéler suffisant. En dehors de l’enfermement dans une pièce barricadée ou dans un coffre-fort, d’autres solutions originales, comme les bibliothèques enchaînées ou les cages à livres, seront finalement imaginées pour permettre une consultation sécurisée des documents. Autre arme pour se prémunir des vols : la terreur psychologique…
Fondée sur la superstition, la religion et autres pratiques magiques, la malédiction, attestée depuis l’Antiquité, est sans doute aussi vieille que l’humanité ainsi qu’en témoignent les inscriptions sur des tombeaux, des lieux sacrés ou des artefacts. Cette tradition, qui survivra à l’avènement du christianisme, usera d’un vocabulaire et de thématiques propres. C’est ainsi que nous retrouvons, bien en évidence dans les livres de l’époque – le plus souvent dans le colophon, mais aussi parfois les marges -, de terribles sentences et imprécations à l’adresse des personnes tentées de s’emparer illégitimement de l’ouvrage. Nous vous proposons ci-dessous l’exemple d’une inscription sur un manuscrit du XVe siècle prêté au collège d’Oxford par le monastère Saint-Alban (il s’agit du paragraphe en bas à gauche).
Écrits en latin ou en langue vernaculaire, parfois sous la forme de courts poèmes, ces avertissements ne sont pas forcément des menaces. Certains scribes se sont même essayés à faire œuvre de pédagogie, à l’image du moine FLORENTIUS. Ce dernier, qui vécut au IXe siècle en Espagne, explique ainsi doctement au lecteur que l’ouvrage qu’il tient entre ses mains est le fruit d’un travail long et difficile : “Celui qui connaît peu l’écriture pense qu’il ne s’agit pas d’un travail. Car si tu veux savoir, je vais te décrire en détail quel est le poids du fardeau de l’écriture. Cela rend les yeux embués. Ça tord le dos. Ça casse les côtes et le ventre. Cela rend les reins douloureux et remplit tout le corps d’une sorte de gêne. Alors, lecteur, tourne les pages lentement et gardez vos doigts loin des lettres, car tout comme la grêle endommage les récoltes, un mauvais usage du lecteur ruine à la fois l’écriture et le livre.” À la même époque, WAREMBERT, du monastère de Corbie, ne disait pas autre chose dans cette apostrophe : “Je vous en supplie mon ami, lorsque vous lirez mon livre, gardez vos mains derrière le dos, de peur que vous n’abimiez le texte par quelque mouvement brusque ; car un homme qui ne connaît rien à l’écriture pense que cela ne le regarde pas. Alors que, pour un écrivain, la dernière ligne est aussi douce que le port l’est pour un marin. Trois doigts tiennent la plume, mais tout le corps peine.”
Des menaces effrayantes
Mais dans la très grande majorité des cas, les messages, loin d’être aussi bienveillants, n’y vont pas par quatre chemins pour intimider les “profanateurs”. Le plus classique est, bien entendu, de menacer le voleur de mille tourments et d’une mort douloureuse et infâmante ; soit “une mort due aux mauvaises choses” pour reprendre une formule utilisée dans un commentaire des Évangiles daté de 1381. Les scribes peuvent lâcher la bride à leur fertile imagination et à leur créativité débridée, et ils ne s’en privent guère. Petit florilège ci-dessous :
– “Ce livre est de St Aldate : celui qui prend ce livre sera tiré par le cou.ʺ
– “Ce livre des Distinctiones appartient au monastère de Rochester : quiconque le prendra, le cachera ou le gardera, ou endommagera ou effacera cette inscription, ou la fera effacer, pourra voir son nom être rayé du Livre de Vie.”
– “Si quelqu’un déchire ou enlève secrètement cette inscription, qu’il sente le nœud coulant ou les fourches de Judas.”
– “Celui qui volera ce livre sera pendu à une potence à Paris. Et s’il n’est pas pendu, il se noiera, et s’il ne se noie pas, il rôtira, et s’il ne rôtit pas, une fin pire lui arrivera.”
– “Celui qui volera ce livre de prières pourra être déchiqueté par des pourceaux, son cœur brisé, je le jure, et son corps traîné le long du Rhin.”
– “Pour voler ce livre, si tu essaies, c’est par la gorge que tu seras accroché haut. Et les corbeaux se rassembleront alors pour trouver vos yeux et les arracher. Et quand tu cries “oh, oh, oh !”, n’oublie pas que tu mérites ce malheur.”
Le but recherché consistant à frapper les esprits et à susciter une peur superstitieuse, les auteurs de ces malédictions multiplient les détails effrayants ou sordides. Ainsi, dans la Bible d’Arnstein datée de 1172, nous trouvons cette phrase terrible (ci-dessous) : “Ce livre appartient à l’abbaye Sainte-Marie et Saint-Nicolas d’Arnstein. Si quelqu’un le vole, qu’il meure, qu’il soit rôti dans une poêle, que l’épilepsie et la fièvre l’attaquent, et qu’il soit roué et pendu. Amen.ʺ (en version originale : Liber sancte Marie sancti que Nycolai in Arrinstein. Quem si quis abstulerit Morte moriatur in sartagine coquatur caducus morbus instet eum et febres et rotatur et suspendatur. Amen)
Enfer et damnation !
Mais pour être beaucoup plus inquiétante et donc plus efficace – du moins en théorie -, les malédictions ne tablent pas uniquement sur les souffrances corporelles et les tortures mais également sur la vie après la mort et le salut de l’âme ; ce qui n’a rien d’anodin dans une société où, pour tout un chacun, garantir son au-delà est l’une des préoccupations majeures de la vie terrestre. Assimilant quasiment ceux qui subtilisent ou mutilent les livres à de véritables blasphémateurs, les moines copistes, peu charitables, ne font guère preuve d’indulgence. En effet, généralement c’est le spectre de la damnation éternelle, assortie des tourments de l’enfer, qui est évoquée comme punition ultime pour un tel crime. Les phrases prennent alors la forme de véritables anathèmes, telle l’épitaphe latine présentée ci-dessous. Inscrite sur un livre du début du XIIIe siècle conservé à Bruges, “Liber Sancte Marie de Thosan ex dono domini Ioseph decani Sancti Donationi in Brugis. Si quis abstulerit uel folium deciderit seu decurtauerit anathema sit. Amen“, ce qui peut se traduire par “Livre de Notre-Dame Ter Doest offert par le doyen Joseph de Saint-Donaas à Bruges. Que celui qui l’enlève, en donne la propriété à quelqu’un d’autre ou en arrache une feuille, soit damné. Amen.”
L’utilisation de l’arme de l’excommunication devient rapidement quasi systématique, car les copistes médiévaux sont majoritairement des moines, et beaucoup de livres traitant de sujets religieux sont sanctifiés ipso facto. Voici quelques spécimens de ces sentences excommunicatoires :
– “Si quelqu’un vole cela, qu’il sache qu’au jour du jugement le plus saint martyr lui-même sera l’accusateur contre lui devant la face de Notre Seigneur Jésus-Christ.”
– “C’est le livre de saint Jacques de Wigmore. Si quelqu’un l’enlève ou détruit par malveillance cet avis en l’enlevant du lieu susdit, qu’il soit lié par la chaîne de la plus grande excommunication. Amen. Ainsi soit-il. Ainsi soit-il. Ainsi soit-il.”
– “Que quiconque vole ou aliène ce livre, ou le mutile, soit retranché du corps de l’Église et tenu pour une chose maudite.”
– “Ne vole pas ce livre, mon honnête ami, de peur que la potence ne soit ta fin. Et quand tu mourras, le Seigneur dira : Et où est le livre que tu as volé ?”
– “Que l’épée de l’anathème tue si quelqu’un vole ce livre.”
La formule théologique « Anathema maranatha » – ce dernier terme signifiant “Notre Seigneur est venu” – est parfois même utilisée. Il s’agit en quelque sorte d’un anathème de catégorie supérieure qui souligne la gravité de la faute, la rendant quasi équivalente à un acte d’hérésie. Il apparaît dans plusieurs ouvrages, dont l’ouvrage ci-dessous, un recueil de sermons datant du XIIIe siècle conservé à la British Library.
Un des plus beaux exemples de sort de protection connus – et à ce titre un des plus souvent cités – reste ce texte que l’on disait gravé sur le mur d’un monastère de Barcelone : “Pour celui qui vole, ou qui emprunte et ne rend pas ce livre à son propriétaire, qu’il se change en serpent dans sa main et le déchire. Qu’il soit frappé de paralysie et que tous ses membres soient foudroyés. Qu’il languisse dans la douleur en criant miséricorde à haute voix, et que son agonie ne cesse pas jusqu’à ce qu’il chante de dissolution. Que les rats de bibliothèque lui rongent les entrailles à la manière du ver qui ne meurt pas [il s’agit là d’une référence biblique], et quand enfin il ira à son châtiment final, que les flammes de l’Enfer le consument pour toujours.” Hélas, il semble bien qu’il s’agisse d’un pastiche apocryphe réalisé en 1909 dans le cadre d’un canular littéraire !
L’imprimerie aura pour effet de contribuer à faire baisser considérablement le coût du livre et à en démocratiser la diffusion et l’usage. Dès lors, les malédictions manuscrites se raréfieront à partir du XVIe siècle, mais la tradition perdurera encore sous la forme d’ex-libris qui maudissent les voleurs en reprenant souvent les formules utilisées à l’époque médiévale.
Il faudrait savoir si ces anathèmes ont eu une réelle efficacité. Des vols ont-ils été réellement découragés ou ce rituel a-t-il été complètement inutile ? Faute de témoignages probants, impossible de le savoir aujourd’hui…
Avant de clore ce billet, signalons une survivance qui a toujours cours dans la célèbre bibliothèque Bodleian d’Oxford. Les étudiants et les lecteurs qui veulent être admis à consulter les ouvrages doivent préalablement réciter – une version écrite est également désormais valable – le Bodleian Oath (serment de la Bodleian). Autrefois, le serment était déclamé en latin à haute voix, parfois lors de cérémonies solennelles. Voici le texte en français moderne : “Je m’engage par la présente à ne pas retirer de la Bibliothèque, ni à marquer, dégrader ou endommager de quelque manière que ce soit, tout volume, document ou autre objet lui appartenant ou sous sa garde ; ne pas introduire dans la Bibliothèque, ni y allumer aucun feu ou flamme, et ne pas fumer dans la Bibliothèque ; et je promets d’obéir à toutes les règles de la Bibliothèque.”
Si vous voulez approfondir le sujet des malédictions de protection des livres à l’époque médiévale, nous vous invitons à vous plonger dans un ouvrage datant de 1983 intitulé Anathema! Medieval scribes and the history of book curses (Anathema ! Scribes médiévaux et histoire des malédictions du livre). Rédigé par l’écrivain et caricaturiste Marc DROGIN – qui, au cours de recherches personnelles sur la calligraphie médiévale était tombé par hasard sur un de ces fameux anathèmes -, ce livre reste à ce jour le recueil le plus complet publié sur le sujet.
Nous vous conseillons également ce billet du blog de la British Library ainsi que la vidéo, en anglais, ci-dessous.