L’« euthanasie » de manuscrits
L’histoire humaine, émaillée de cataclysmes, de guerres et autres calamités, est riche en saccages de livres et de bibliothèques. Avant l’avènement de l’imprimerie et de l’informatique, la destruction d’un manuscrit pouvait signifier la perte irrémédiable d’un texte. C’est ainsi que certains écrits antiques et médiévaux ont disparu corps et biens, n’étant parfois connus par la postérité que par des allusions ou des extraits voire uniquement par leurs titres. Les destructions peuvent être accidentellement causées par une catastrophe naturelle mais parfois aussi volontaires, que ce soit lors d’autodafés officiels ou consécutivement à une guerre. Mais il existe également un autre cas de figure, heureusement beaucoup plus rare, où l’auteur ou ses proches, sans y être contraints, décident de détruire un texte d’une manière ou d’une autre. En agissant ainsi c’est en toute connaissance de cause que le ou les “vandales” privent l’humanité, de manière définitive, de documents, d’œuvres de fiction ou de témoignages. Nous allons dans ce billet nous pencher sur certains exemples emblématiques de ces manuscrits sacrifiés.
Chose qui peut nous paraître étonnante : malgré l’effort que nécessite l’écriture d’un ouvrage, certains écrivains n’ont pas hésité à réduire en cendres le fruit de leur travail. Leurs motivations peuvent avoir été très diverses, de la colère au dépit, au remord voire au reniement. Mais le sacrifice prend une tournure encore plus tragique lorsqu’il est programmé par l’auteur lui-même pour n’intervenir que post mortem.
Des « exécuteurs » défaillants
Ainsi, selon une anecdote peut-être légendaire, VIRGILE, sentant sa fin approcher, aurait expressément demandé à des proches, au rang desquels figurait AUGUSTE lui-même, de détruire à sa mort le brouillon d’un grand poème sur lequel il travaillait depuis longtemps, l’Éneide. Insatisfait de ce texte encore inachevé – qui comprenait déjà 10000 vers répartis en douze chants -, il ne voulait pas y associer son nom pour la postérité. Fort heureusement, sous la pression de l’Empereur, cette dernière volonté ne sera pas respectée. Quoique légèrement remanié et souffrant de quelques lacunes et d’une fin abrupte, le texte sera publié, devenant ainsi le chef-d’œuvre posthume de VIRGILE, un des textes majeurs de la littérature romaine classique.
Plus près de nous, Franz KAFKA a détruit plusieurs de ses écrits de jeunesse. Miné par la tuberculose, il avait chargé Max BROD, après son décès, de ne rien laisser subsister de ses manuscrits, dont celui de son célèbre roman Le Procès. “Tout ce qui peut se trouver dans ce que je laisse après moi (c’est-à-dire, dans ma bibliothèque, dans mon armoire, dans mon secrétaire, à la maison et au bureau ou en quelque endroit que ce soit), tout ce que je laisse en fait de carnets, de manuscrits, de lettres, personnelles ou non, etc., doit être brûlé sans restriction et sans être lu, et aussi tous les écrits ou notes que tu possèdes de moi ; d’autres en ont, tu les leur réclameras. S’il y a des lettres qu’on ne veuille pas te rendre, il faut qu’on s’engage au moins à les brûler“, lui avait-il demandé. Contrairement à sa maîtresse Dora DIAMANT, qui brûle une partie des documents que lui a laissés son ancien amant, son vieil ami ne respectera pas cet engagement et, grâce à cette “trahison”, fera connaître l’œuvre d’un auteur qui, de son vivant, n’avait pas particulièrement attiré l’attention de la critique.
Lors de l’arrivée des nazis, BROD quitte le pays et réussit même à emporter avec lui, à Tel-Aviv, une partie des manuscrits de KAFKA qui auraient très certainement été mis au pilon par les occupants. Légués à Esther HOFFE, la secrétaire de BROD, ces papiers – sauvés deux fois du néant – feront ensuite l’objet d’une bataille juridique qui ne connaîtra son épilogue qu’en 2016.
Autre cas, enfin, avec The Original of Laura, roman que Vladimir NABOKOV laisse inabouti et ne souhaite pas rendre public. Il demande donc à son épouse Vera de détruire ses fiches après sa mort. Mais cette dernière ne se résout pas à le faire et conserve un manuscrit, composé de fiches bristol annotées, jusqu’à sa mort en 1991. Leur fils Dimitri en hérite et, après avoir longtemps hésité, consentira à faire éditer l’ouvrage en 2009.
L'”immolation” posthume de manuscrits
Mais il n’est pas toujours possible de compter sur la défection des exécutants. Ainsi, conformément aux souhaits exprimés sur son lit de mort par le poète Philip LARKIN, sa maîtresse, qui se trouve être également sa secrétaire, déchiquette et brûle consciencieusement les 30 volumes du journal de l’écrivain ainsi que d’autres ébauches. Plus récemment, Terry PRATCHETT, exigeant que ses livres inachevés et ses notes ne lui survivent pas, organisera les “funérailles” de ses brouillons. Il donne des instructions pour que le disque dur de son ordinateur soit placé sur un chemin pour être écrasé par un antique rouleau compresseur à vapeur. Ce sera chose faite en août 2017, soit un peu plus de deux ans après le décès du romancier.
Le sacrifice de manuscrits prend une tournure encore plus tragique quand il est accompli à l’initiative du conjoint, de descendants ou d’amis proches sans que l’auteur en ait exprimé le souhait. Les motivations d’un tel geste ne sont pas toujours connues, mais peuvent être liées à la volonté de gommer des écrits dont le contenu potentiellement scandaleux est susceptible de nuire à la réputation du défunt, mais aussi par ricochet à celle de sa famille. Écrivain sulfureux par excellence, le marquis de SADE s’est vu confisquer, en juin 1807 au cours d’une fouille de sa chambre de l’asile de Charenton où il était “pensionnaire”, un volumineux manuscrit intitulé Journées de Florbelle ou la Nature dévoilée. Le préfet de police de Paris en fait à son chef FOUCHÉ un résumé éloquent en des termes qui prouvent que le “divin marquis” n’avait rien perdu de sa verve iconoclaste : “On accumulerait les épithètes les plus épouvantables que l’on ne caractériserait pas cette infernale production. Il est impossible de lire de suite ces dix volumes d’atrocités, de blasphèmes, de scélératesse. Il y règne constamment, au milieu de la débauche la plus raffinée, une extravagance raisonnée dont heureusement peu d’hommes sont capables.” Le texte est déposé dans l’Enfer de la bibliothèque de la préfecture de police, où sont stockés les livres licencieux ou subversifs. En 1825, un secrétaire en dérobera le dernier cahier (ci-dessous) et l’offrira à un collectionneur bibliophile avisé.
Ce larcin permet à ce livre de ne pas tomber complètement dans l’oubli. Mais, à la demande d’Armand de SADE soucieux de rétablir la réputation de son nom, le reste du manuscrit est détruit en sa présence dans la cheminée même de la Préfecture ; l’autodafé, réalisé dans la précipitation, manquant d’ailleurs de mettre le feu à l’ensemble de l’édifice.
Autre anecdote : c’est guidée par la volonté de sauvegarder la mémoire de Richard BURTON, que son épouse Isabel détruit plusieurs textes de son mari, plus particulièrement la traduction anglaise du Jardin parfumé qu’il était en train d’achever. Cet ouvrage, rédigé au XVe siècle à Tunis, est un traité d’érotisme qui décrit différentes pratiques sexuelles sans faire l’impasse sur l’homosexualité. Le défunt explorateur, bien peu en phase avec le puritanisme qui règne alors en Grande-Bretagne, n’en est pas à son coup d’essai en matière de littérature érotique, puisqu’il a également signé une traduction très “sensuelle” des Mille et Une Nuits, et surtout publié le fameux Kama Sutra qui n’a pas manqué d’offusquer la très corsetée société victorienne. Isabel ne se contente pas de supprimer le nouvel ouvrage, qui n’aurait pas manqué de faire scandale et qui, selon ses dires, n’aurait intéressé que les “amateurs d’obscénités” ; elle cherche également à réécrire la biographie de Richard. Très pieuse, la veuve livrera en 1893 un récit qui fera de son mari un homme bien plus “sage” qu’il ne fut réellement, allant même à le faire passer pour un bon chrétien.
L’affaire BYRON
Nous finirons avec un “crime littéraire” qui fera couler beaucoup d’encre dans le monde des lettres outre-Manche : la destruction des mémoires de Lord BYRON (son célèbre portrait en costume albanais ci-dessous). Figure emblématique du romantisme, mais également connu pour ses frasques sentimentales, sa bisexualité et une vie conjugale agitée, celui qui deviendra un des plus illustres poètes d’expression anglaise commence à rédiger un journal à partir de juillet 1818. De Venise, il en fait alors part à son éditeur John MURRAY, en prenant soin de préciser qu’il le fait “sans aucune intention de faire des révélations ou des remarques sur des personnes vivantes qui leur seraient désagréables”.
Un an plus tard, il a déjà rempli un épais manuscrit, relatant des faits qui remontent jusqu’à 1816. Il le confie à son ami Thomas MOORE, qui le rapporte en Grande-Bretagne. Dans une lettre, il précise à MURRAY que ces textes ne sont pas destinés à être publiés de son vivant et qu’il a délégué à son ami la responsabilité “d’en faire ce qui lui plaira” après sa mort ; phrase ambigüe qui ne sera pas sans conséquence pour la suite. BYRON continue à noircir des pages et, en 1821, fait parvenir à son ami la suite de son journal alors riche de plus de 120 000 mots. Malheureusement MOORE, écrivain célèbre, est également connu pour ses difficultés financières permanentes. Sachant que le manuscrit en sa possession représente une réelle valeur marchande, il le cède, après avoir obtenu l’accord de son auteur, à MURRAY, pour la coquette somme de 2 000 guinées, lui offrant ainsi la possibilité de le faire publier pour son propre bénéfice. L’accord prévoit que MOORE peut récupérer l’ensemble s’il rembourse la somme du vivant de BYRON ; clause illusoire étant donné l’incapacité de celui-ci à mettre de l’argent de côté. La situation en est là, lorsque le grand poète, engagé pour la cause de l’indépendance de la Grèce, part combattre sur place aux côtés des insurgés et meurt de maladie à Missolonghi le 19 avril 1824.
Une fois la nouvelle de sa disparition connue à Londres, le 14 mai suivant les proches de BYRON vont débattre, parfois très vivement, du sort à réserver aux mémoires du lord décédé. Il est à signaler que le manuscrit a déjà largement circulé dans l’entourage du poète et dans le milieu littéraire. Percy et Mary SHELLEY, Samuel ROGERS et Washington IRVING, par exemple, ont pu le consulter. De son côté, William GIFFORD juge l’ouvrage en ces termes : “L’ensemble des Mémoires n’était digne que d’un bordel et condamnerait Lord B. à une infamie éternelle s’il était publié.”
D’emblée, John Cam HOBHOUSE, un vieil ami de BYRON, se déclare partisan de détruire le manuscrit. Voulait-il préserver la réputation de celui dont il organisera les funérailles ou, désormais devenu un respectable député, refusait-il d’être associé, même de loin, à une publication potentiellement scandaleuse ? MOORE, révolté par ce parti pris, se tourne vers MURRAY ; lequel, en homme d’affaires avisé, devrait logiquement vouloir publier un livre promis à un beau succès. Mais il a l’amère surprise de constater que l’éditeur est, lui aussi, partisan de réduire en cendres le dernier opus de celui dont la légende commence pourtant à prendre forme. Sans doute ne veut-il pas prendre le risque de menacer les ventes très rentables des autres écrits du poète inscrits à son catalogue. MOORE, bien qu’il ait perdu tout droit sur le manuscrit, continuera à batailler, allant jusqu’à proposer de ne publier qu’une version expurgée de tous les détails potentiellement « inappropriés » et polémiques.
Afin de dénouer ce psychodrame, une réunion de crise se tient dans l’appartement de HOBHOUSE, où le ton monte rapidement, MOORE menaçant même de provoquer MURRAY en duel. Plus tard dans la soirée, ils se rendent chez MURRAY, où les attendent deux individus mandatés par Augusta LEIGH, la demi-sœur bien-aimée, et Annabella, l’épouse de BYRON. Ces dernières sont également convaincues de la nécessité de faire disparaître les notes, qu’elles n’ont pourtant pas lues, tout comme HOBHOUSE. Seul contre tous et pressé de toutes parts, la résolution de MOORE s’émousse et il finit, avec beaucoup de réticence, par accepter de confier l’entière responsabilité du manuscrit – privilège qui n’est pourtant déjà plus légalement de son ressort – à lady LEIGH. En accord avec les autres personnes présentes, les mémoires sont immédiatement brûlées dans la cheminée. L’information, qui ne restera pas longtemps secrète, soulèvera une certaine indignation. Injustement visé par les manœuvres diffamatoires de certains protagonistes, à commencer par HOBHOUSE, c’est MOORE, lequel s’est pourtant échiné à éviter le pire, qui pendant très longtemps va endosser la responsabilité de cette destruction. Avec le temps, la responsabilité écrasante de HOBHOUSE finira néanmoins par être bien établie. Pour compenser cette perte irréparable, MOORE publiera, en 1830, Letters and Journals of Lord Byron, With Notices of His Life , ouvrage basé sur des documents divers, dont des extraits épars du manuscrit disparu.
L’hypothèse romanesque qu’une copie ait survécu perdure, et plusieurs romanciers contemporains y ont trouvé matière à écrire. En effet, ce texte, comme tous ceux qui ont pu échapper à la postérité, a gagné une dimension mythique qu’il n’aurait peut-être pas eue s’il avait eu à subir le jugement du public et de la critique.
Pour finir sur une note plus optimiste, rappelons également que certains manuscrits, longtemps considérés comme perdus, ont refait surface, à l’image du rouleau des Cent Vingt Journées de Sodome de SADE, des “Soixante-Quinze Feuillets” de Marcel PROUST, ou encore des brouillons de Louis-Ferdinand CÉLINE.