La main de Moscou ?
Comme d’autres biens culturels, les manuscrits et les éditions rares peuvent constituer des cibles de choix pour les cambrioleurs, sous réserve que les voleurs disposent d’une filière fiable pour les “exfiltrer” et surtout les écouler. Ainsi, apprendre que plusieurs bibliothèques européennes ont été visitées depuis plus d’un an et délestées d’ouvrages précieux par d’audacieux voleurs n’est hélas pas étonnant. En revanche, l’aspect le plus intrigant dans cette affaire est que cette série de vols très spécialisés cible des éditions originales d’auteurs russes. Dans un contexte diplomatique particulièrement tendu depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine et les sanctions internationales vis-à-vis de Moscou, ces vols prennent une dimension géopolitique ; la tentation étant grande, dans le contexte actuel, de déceler dans ce pillage une opération téléguidée depuis la Russie.
En arrivant au pouvoir en 2000, Vladimir POUTINE affiche l’ambition d’imposer son autorité en s’appuyant sur un renouveau du nationalisme russe. Celui-ci s’exprime par l’exaltation des grandes figures historiques du pays, en particulier les artistes, les écrivains et les intellectuels, dont l’œuvre a rayonné au-delà des frontières du pays. Pour des raisons diverses, un grand nombre d’œuvres “patrimoniales” russes sont détenues à l’étranger, où elles sont arrivées dans les bagages des réfugiés fuyant la Révolution de 1917. En dehors de l’intérêt que l’État manifeste à leur égard, ces œuvres sont également convoitées par des collectionneurs, mais aussi par des oligarques et de nouveaux riches soucieux de faire des acquisitions prestigieuses qui, de surcroît, représentent un placement très avantageux et permettent de blanchir des capitaux d’origine douteuse. Après une période d’incertitude, les sanctions internationales ont eu pour effet de toucher le marché de l’art, contrariant les ventes aux enchères internationales et l’approvisionnement à destination de la Russie. Dans ce contexte incertain, une « collecte illégale » s’est organisée, qui prend pour cible les bibliothèques et les centres de documentation détenteurs de trésors russes.
Des pratiques « de haut vol »
Le premier vol de ce type a lieu le 23 avril 2022 à Riga, où un homme, déjouant la sécurité, parvient à quitter la Bibliothèque nationale de Lettonie (le bâtiment ci-dessous) avec trois ouvrages, un exemplaire de Poltava d’Alexandre POUCHKINE et deux livres de l’écrivain futuriste Alexeï KROUTCHENYKH.
Le voleur, doté d’une carte de lecteur délivrée sous une autre identité, demande tout simplement à consulter les ouvrages puis, après avoir neutralisé leurs étiquettes magnétiques, il les dissimule et les emporte dans son sac. Conformément à ce que préconise la procédure, ces ouvrages auraient dû être abrités dans le service des livres rares, au sein duquel la consultation n’aurait pu se faire qu’en présence d’un bibliothécaire. Les trois mêmes ouvrages avaient déjà été consultés plusieurs mois auparavant par un autre individu, probablement venu en repérage sur les lieux.
Quelques jours seulement après ce coup d’essai, les voleurs jettent leur dévolu sur la bibliothèque universitaire lettonne de Tartu, mais ils ont entretemps affiné leur technique. Deux hommes se présentent à l’accueil et, prétextant qu’ils étudient la censure tsariste sur l’imprimerie et l’édition dans la Russie du début du XIXe siècle, ils demandent à consulter des livres de POUCHKINE et de GOGOL. Ils reviennent plusieurs jours de suite et finissent par faire sortir huit exemplaires d’éditions rares au nez et à la barbe d’un personnel pourtant vigilant. Pour remplacer les originaux, les malandrins avaient préparé des copies qui étaient suffisamment bien réalisées pour que le vol ne soit constaté que quatre mois plus tard. Désormais en confiance, le “gang” va alors s’attaquer à des cibles plus importantes en Pologne et en Lituanie.
Cette fois, en mai 2023, c’est la bibliothèque de l’université de Vilnius qui est visée à son tour. Selon le même mode opératoire, les volumes subtilisés au sein même de la salle de lecture sont remplacés par des copies, le vol n’étant constaté que bien plus tard. Cette fois, le butin, d’une valeur de 440 000€, se compose de 17 livres dont un très rare recueil du poète ukrainien Taras CHEVTCHENKO, une édition originale de Un Héros de notre temps de Mikhaïl LERMONTOV, l’édition de 1841 du Revizor de GOGOL, ainsi que de précieux exemplaires de Boris Godounov et l’Histoire de Pougatchev de POUCHKINE.
Le « gang » POUCHKINE
Cet auteur, fréquemment cité par POUTINE dans ses discours, bénéficie d’un véritable statut de héros dans son pays, ce qui explique que, considéré comme le réel fondateur de la littérature russe moderne, il soit prioritairement ciblé par les voleurs, même si la plupart de ses manuscrits de cet auteur ne sont plus en circulation, conservés et centralisés dans le musée de la Maison Pouchkine à Saint-Pétersbourg. Comme le précise l’ancienne conservatrice : “Pouchkine est le fondateur de la langue littéraire contemporaine russe, comme Goethe en Allemagne ou Dante en Italie. Pour ses compatriotes collectionneurs, posséder ces éditions originales, au prix très élevé, c’est détenir les joyaux de la couronne.” Lorsque l’affaire s’ébruite à l’étranger, certains journalistes n’hésitent pas à utiliser des expressions telles que “Gang Pouchkine” ou encore “Opération Pouchkine“.
C’est ensuite au tour de la bibliothèque universitaire de Varsovie d’entrer dans le collimateur du gang. Les malfrats vont profiter d’une décision récente de la direction, transférant la consultation des livres du XIXe siècle dans la salle de lecture générale où la surveillance est beaucoup moins stricte que dans les salles spécialisées. Les voleurs vont ici s’en donner à cœur joie, conservant le mode opératoire consistant à remplacer les exemplaires d’origine par des fac-similés insérés dans la couverture d’origine. Un exemple ci-dessous :
Le 16 octobre 2023, un couple quitte la même salle de lecture de Varsovie avec huit des dix livres qu’ils ont « empruntés ». S’agissant de livres russes en cyrillique imprimés entre 1827 et 1842, le rapprochement s’impose rapidement avec les vols commis en Lettonie et en Lituanie. À la suite du larcin, un recensement permettra de découvrir que ce sont près de 80 volumes qui ont été habilement subtilisés. Le scandale qui s’ensuit coûte son poste à la conservatrice, accusée de négligence aggravée pour ne pas avoir renforcé la sécurité bien qu’elle ait été avertie du danger par la police dès décembre 2022.
La France ne sera pas épargnée par cette “épidémie”. En juillet 2023, un jeune homme doté d’une fausse carte d’identité belge se rend à la bibliothèque de l’école normale supérieure de Lyon et demande à consulter une dizaine d’ouvrages anciens, une fois encore des textes de Pouchkine, dont un rare exemplaire de l’édition de 1825 de Boris Godounov. Le procédé est cette fois plus simpliste, puisque c’est grâce à la manœuvre de diversion d’un complice que le faux étudiant parviendra à s’enfuir avec son butin.
Ce vol sera suivi par un cambriolage rocambolesque, qui a pour théâtre la Bibliothèque universitaire des langues et civilisations de Paris (BULAC) durant la nuit du 10 au 11 octobre 2023. La veille du vol, un jeune homme se présente comme un Bulgare, étudiant en littérature russe en cours d’inscription à l’Institut national des langues et civilisations orientales. Sa demande de consulter les huit ouvrages de POUCHKINE conservés sur place met d’emblée la puce à l’oreille de la directrice informée de la mésaventure de sa collègue de Lyon. Lorsque le pseudo-étudiant revient le lendemain, il est dérouté par la procédure très stricte qui régit la consultation des livres rares : celle-ci se fait dans une petite pièce, en présence d’un employé, et chaque ouvrage est présenté individuellement, avec une restriction de trois livres par jour. Devant son échec, la bande recourt alors au cambriolage mais, pensant retrouver les livres au même endroit, alors que conformément au protocole ils ont regagné la réserve, ils font chou blanc et ne peuvent s’enfuir qu’avec une dizaine d’ouvrages de moindre valeur. Peu discret, l’un des monte-en-l’air s’est blessé pendant le cambriolage et son sang permettra à la police de récupérer son ADN, contribuant ainsi à remonter la piste et à réaliser l’arrestation de trois individus de nationalité géorgienne.
Des Géorgiens à la solde du Kremlin ?
La Brigade de répression du banditisme (BRB) est aussitôt saisie d’une enquête pour vol commis en bande organisée. Dès que le rapprochement est fait avec les délits similaires commis à Lyon et à la BULAC, des investigations sont lancées par l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OCLBC). Toutes les bibliothèques patrimoniales de France sont alertées, en particulier la Bibliothèque nationale de France (BNF) qui, aussitôt, effectue des vérifications. Sa direction est d’autant plus inquiète qu’entre mars et octobre un homme prétendant préparer une thèse a consulté un nombre important de livres russes. Si, dans un premier temps, l’institution est soulagée de constater que tous les livres sont présents, un examen plus approfondi révèle la supercherie : 9 des ouvrages présents dans ses rayons ne sont que des fac-similés. Une plainte est déposée en novembre et l’information est rendue publique le 31 janvier 2024 (ci-dessous).
Entretemps, l’enquête a quelque peu progressé. Un des voleurs impliqués dans l’opération de Tartu est arrêté et jugé en Lettonie. Un autre, dont la présence a été signalée à la BNF, est mis en état d’arrestation à Bruxelles en novembre 2023 et extradé vers la Lituanie. En France, trois personnes sont appréhendées dans le cadre du cambriolage de la BULAC. Enfin, les enquêteurs de l’OCBC repèrent un suspect à la bibliothèque de l’Arsenal et prennent le temps d’observer. Le quinquagénaire, qui a adopté la mise soignée d’un chercheur d’apparence sérieuse, demande à consulter six ouvrages de POUCHKINE. L’homme, qui prend soin de photographier les ouvrages sous tous les angles et de les mesurer avec un mètre de couturière, sera finalement arrêté par la police.
Le point commun entre les individus appréhendés est facile à établir : ils sont tous de nationalité géorgienne. Une partie de la pègre de ce pays semble s’être fait une spécialité des vols bibliophiliques pour alimenter le marché russe. C’est ainsi que le catalogue d’une vente aux enchères moscovite proposera plusieurs livres portant des tampons et des numéros de catalogue de l’université de Varsovie. Mais, au-delà d’un banditisme fondé sur l’appât du gain, certains n’hésitent pas à suspecter une autre motivation de nature nationaliste. Avec, en toile de fond, la guerre en Ukraine et les sanctions internationales, certains avancent l’hypothèse que ces vols, qui ont débuté quelques semaines seulement après le déclenchement de l’offensive russe, ont également pour objet de ”rapatrier” des éléments du patrimoine culturel national. De là, il n’y a qu’un pas pour conclure que cette opération serait approuvée voire commanditée par le Kremlin, qui y verrait un moyen de mettre dans l’embarras plusieurs pays clairement positionnés contre la politique belliqueuse de Moscou. Un rapport de l’OCBC précise ainsi qu’”Il est possible d’émettre l’hypothèse d’un projet de plus grande ampleur visant à rapatrier ce précieux patrimoine culturel devenu symbolique et identitaire”. Pour un ancien diplomate polonais, “Il est clair que toute l’action a été organisée de manière centralisée depuis la Russie[…] Les trois premières frappes ont touché les pays que les Russes accusent de combattre la langue et la culture russes”.
À ce jour, les investigations se poursuivent, mais le réseau n’est pas démantelé ; aucun ouvrage dérobé n’a encore été retrouvé et les voleurs ne semblent pas vouloir renoncer à leurs activités. C’est ainsi qu’un recueil de POUCHKINE a été dérobé à Genève début janvier 2024 et, au même moment, la Staatsbibliothek de Berlin a annoncé que cinq ouvrages russes et géorgiens avaient été volés. Le feuilleton de semble pas prêt de s’achever, mais les pays européens se tiennent désormais en alerte et l’enquête en cours permettra sans doute d’en savoir plus sur les éventuelles implications du Kremlin dans cette étrange affaire.