Pierre ROUSSEAU, un Toulousain monté à Paris
Les protagonistes de L’Encyclopédie de DIDEROT et d’ALEMBERT n’appartiennent pas tous au cercle de l’équipe éditoriale du Siècle des lumières. Dépassant très largement le cadre des salons parisiens, cette œuvre monumentale, qui va devenir l’emblème du parti philosophique et des idées nouvelles, agglomérera autour d’elle des écrivains, des savants et des penseurs bien au-delà des frontières de la France. Nombreux sont ceux qui graviteront autour de L’Encyclopédie pour revendiquer leur proximité intellectuelle et idéologique avec les principes et les valeurs défendus par l’ouvrage. Parmi eux, nous allons nous intéresser à un auteur toulousain que rien ne semblait prédestiner à devenir un champion de la cause encyclopédiste.
En effet, Pierre ROUSSEAU (ci-dessous, son portrait), né en 1716 dans la Ville rose, reçoit la tonsure à l’âge de quatorze ans. Mais, d’esprit rebelle et témoignant de peu de goût pour la prêtrise, son père le place en apprentissage chez un chirurgien, emploi qui lui convient encore moins que le précédent.
Poète dans l’âme, rimailleur à ses heures, ROUSSEAU, qui aspire à vivre de sa plume, décide de tenter sa chance à Paris où, en 1740, il débarque sans argent et sans appui. Employé à contrecœur à un travail de clerc, il fait une rencontre providentielle en la personne de Charles-Simon FAVART, avec lequel il se lie d’amitié. Ce dernier se trouve être alors une véritable tête d’affiche de l’Opéra-Comique, où plusieurs de ses pièces ont été triomphalement accueillies. En 1744, les deux compères signent ensemble La Coquette sans le sçavoir. Sa carrière de dramaturge ainsi lancée, ROUSSEAU peut faire jouer plusieurs de ses pièces, dont L’Année merveilleuse, œuvre dans laquelle, à la suite d’un caprice divin, les hommes sont changés en femmes et les femmes en hommes. En 1749, sa pièce La Ruse inutile lui vaut des éloges flatteurs de la part d’Élie FRÉRON, influent critique littéraire mais aussi polémiste doué, qui sera par la suite un ennemi irréductible des Encyclopédistes et de VOLTAIRE.
Malgré plusieurs succès au théâtre, notre écrivain peine à assurer sa subsistance et doit se résoudre à trouver en complément un travail alimentaire. Il réussit à se faire confier la responsabilité des Petites affiches, un journal d’annonces légales fondé en 1612. C’est ainsi qu’il fait son entrée dans le journalisme, profession à laquelle il prend vite goût bien que son titre de presse soit peu ouvert aux débats et à la créativité. Paris est alors saisie d’une grande effervescence intellectuelle et culturelle, et ROUSSEAU, qui a déjà fréquenté certains grands noms des salons parisiens de l’époque, entend bien y participer. Il imagine alors de créer une publication périodique qui, véritable corollaire et complément de L’Encyclopédie, aurait pour fonction d’en diffuser les idées, surtout auprès d’un public qui n’a pas accès à la version originale, onéreuse et réservée à un public aisé.
L’aventure du Journal encyclopédique
Mais cet objectif ambitieux ne peut en aucun cas être réalisé en France où, en février 1752, une première interdiction touche L’Encyclopédie et où, malgré la reprise de la publication en novembre 1753, les opposants se montrent de plus en plus offensifs. À l’évidence, en montant le projet dans son pays, ROUSSEAU s’exposerait à des tracas sans fin et à la menace constante de la censure royale. Il se met alors en quête d’un asile hors du royaume où il pourrait élaborer et imprimer la publication, dont il a déjà choisi le titre de Journal encyclopédique. Il dispose d’un atout de taille : l’amitié dont l’honore Charles-Théodore de BAVIÈRE, le prince-électeur du Palatinat, avec lequel il entretient une correspondance suivie. Il refuse de s’exiler à la cour de Mannheim mais accepte l’aide du souverain, qui lui obtient le soutien du baron HORION, conseiller du prince-évêque de Liège et véritable régent de la ville. Il est très bien accueilli dans la cité wallonne, sauf par le clergé local et, doté de toutes les autorisations nécessaires, il se met immédiatement au travail. Le prospectus est lancé en novembre 1755, et un premier exemplaire sort le 1er janvier 1756. Les journaux, livrés aux abonnés par quinzaine, seront par la suite regroupés en huit tomes annuels (ci-dessous, un de ceux édités en 1759).
Le succès est immédiat et la version française se double rapidement d’une version en italien : Giornale Enciclopedico di Liegi. ROUSSEAU est alors seul aux commandes du journal, même si, pour la rédaction de ses articles, il fait de larges emprunts aux Encyclopédistes qui, de facto, lui servent de contributeurs. Bien entendu, le journal devient immédiatement la cible des adversaires de L’Encyclopédie et des Lumières. Deux textes – l’un consacré à l’immortalité de l’âme, l’autre à la philosophie des Grecs – déchaînent particulièrement les passions des opposants. Les coups les plus violents viennent des Jésuites, de la Gazette ecclésiastique, et surtout de FRÉRON. Par le biais de son périodique L’Année littéraire, ce dernier se répand en imprécations contre celui qu’il avait tant apprécié comme dramaturge, le désignant désormais comme “un écrivailleur”, “un sous-philosophiste” et “un croupier de L’Encyclopédie”. À Liège, la situation devient de plus en plus inconfortable. Le clergé, aidé par la faculté de théologie de Louvain et le Vatican, manœuvre pour faire cesser la parution du périodique. En mars 1759, la mise à l’index et la révocation du privilège de L’Encyclopédie redonnent de l’énergie à cette cabale. En mai, le décès du baron HORION, principal protecteur du Journal philosophique, sonne pour ROUSSEAU comme le signal de l’hallali. Après avoir tenté de résister à une pression de plus en plus forte, le prince-électeur de Liège finit par céder et, le 6 septembre, par révoquer le privilège.
Le refuge de Bouillon
Touché mais pas découragé, ROUSSEAU doit donc déménager pour continuer son œuvre. Réfugié à Bruxelles, il parvient à publier quelques numéros, mais ses ennemis ne désarmant pas, bien au contraire, il doit y cesser ses activités. De nouveau, un haut personnage éclairé providentiel va lui fournir une recommandation afin de lui trouver un nouvel asile. Cette fois-ci c’est Jean-Louis BODSON, procureur général du duché de Bouillon, qui lui permet, dès la fin de l’année 1759, d’installer son bureau et son atelier typographique dans ce petit État, et d’y bénéficier d’un privilège très avantageux de trente ans. Aussitôt, Le Journal encyclopédique reprend de plus belle, après une brève interruption (ci-dessous, un exemplaire de 1771).
La situation géographique du petit État de Bouillon permet la diffusion aisée du journal vers la France toute proche, mais aussi vers l’Allemagne, les Pays-Bas et même l’Italie. Le journal continuant à bénéficier d’un réel engouement, ROUSSEAU, qui jusqu’ici avait quasiment travaillé seul à son contenu, décide de s’adjoindre les services de contributeurs plus ou moins réguliers, comme Jean CASTILHON, l’abbé PRÉVOST de LA CAUSSADE, Anne-Gabriel MEUSNIER de QUERLON, Jacques-Pierre BRISSOT, le pasteur FORMEY, Jean-Baptiste-René ROBINET, ou encore Charles-Joseph PANCKOUCKE, qui relancera et renouvellera plus tard le projet encyclopédique.
Rendant fidèlement compte des travaux et des publications de L’Encyclopédie, le Journal reçoit l’approbation des Encyclopédistes, même si leur soutien restera toujours assez tiède, comme si ces derniers rechignaient à associer leur grande œuvre à un vulgaire périodique. Les deux entreprises ne travaillent donc pas de concert mais sur deux routes parallèles, même si ROUSSEAU rencontre plusieurs fois DIDEROT lors de ses fréquents séjours à Paris. Le journaliste, craignant sans doute de voir de nouveau son titre censuré, fait le plus souvent preuve d’une nette modération dans son propos, en particulier dès qu’il est question de religion et de matérialisme. Se voulant plus vulgarisateur des principes philosophiques portés par L’Encyclopédie que polémiste ou idéologue, il ne se solidarise pas systématiquement avec les points de vue les plus controversés, tout en demeurant un allié résolu de l’entreprise et de ses contributeurs.
L’installation de notre journaliste à Bouillon a en outre une conséquence inattendue et bénéfique pour cette modeste cité quelque peu assoupie. En effet, dans le sillage du Journal encyclopédique, cette petite ville va devenir en l’espace de quelques années un atelier d’imprimerie de dimension européenne. Nombreux sont les auteurs et les libraires, soucieux de contourner la censure officielle dans leur pays, qui vont profiter des services offerts par la Société typographique de Bouillon, créée en 1769 par ROUSSEAU. Ce dernier, à la tête d’une imprimerie qui, à son apogée, alignera jusqu’à douze presses, devient ainsi un véritable grand patron à la tête de plusieurs périodiques, dont la Gazette des gazettes. Il est d’ailleurs à noter que, de nos jours, la ville de Bouillon, reconnaissante, entretient toujours la mémoire de notre Toulousain.
Malgré quelques crises, dues à des collaborateurs indélicats et à des concurrents agressifs, dont PANCKOUCKE devenu le grand magnat de la presse de son époque, le Journal encyclopédique maintiendra son rythme de parutions. Le titre et l’activité typographique survivront à la mort de ROUSSEAU, qui survient à Paris le 10 novembre 1785. Son beau-frère et héritier, Charles WEISSENBRUCH, réussira vaille que vaille à maintenir la cohésion de l’entreprise mais, le 9 novembre 1793, le titre, qui avait perdu de son influence dans l’effervescence de la Révolution française et sa floraison de publications, disparaîtra, absorbé par L’Esprit des journaux. Ainsi s’achèvera, après 288 volumes publiés, une aventure éditoriale et intellectuelle qui a contribué pendant plus de trois décennies à faire rayonner le “monument du Siècle des lumières” : L’Encyclopédie !